<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Patrimoine en ruine : un outil dans la propagande de guerre

30 janvier 2023

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Cathédrale de Reims, un joyau détruit par les Allemands

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Patrimoine en ruine : un outil dans la propagande de guerre

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Jeanne d’Arc sur un bûcher, mains jointes, regardant vers le ciel. Le bûcher est le brasier de la vieille ville de Rouen en flammes, avec ses clochers et ses maisons à pans de bois détruits par les bombardements alliés de juin 1944. Un slogan : « Les assassins reviennent toujours sur les lieux de leurs crimes. » La propagande vichyste, amnésique des bombardements allemands, ceux-là, de juin 1940, qui crevèrent les voûtes de la cathédrale, utilise ainsi l’image de la ruine de guerre pétrie par le feu pour délégitimer l’adversaire. La ruine est un outil au service de la propagande de guerre et en particulier la ruine du monument historique. Son image est régulièrement utilisée dans les guerres, façonnant l’opinion des masses.

La ruine du monument délégitime celui qui a attenté à la sacralité des arts et de l’histoire. Le monument possède en effet une identité double. Il incarne la nation adverse, qu’il faut détruire, mais aussi l’universalité de l’art, au risque d’apparaître comme un barbare si on y attente. Il faut donc détruire pour frapper l’adversaire, mais aussi montrer que c’est lui le coupable de la destruction de son propre patrimoine. Le premier exemple, devenu iconique, de cette double logique, dangereuse à manipuler, est celui de la cathédrale de Reims pendant la Première Guerre mondiale. Le 19 septembre 1914, les obus pleuvent sur la cathédrale dont la charpente prend feu. Photographies, cartes postales retouchées et colorisées, articles de presse, en particulier ceux d’Albert Londres, diffusent l’image de la cathédrale mutilée, mais aussi en cours de destruction. Jusqu’en 1918, plus de 200 obus viennent crever les voûtes. En 1919, la publication de Mgr Landrieux possède un titre sans équivoque : La cathédrale de Reims, un crime allemand. C’est en raison de la volonté d’attenter à l’identité profonde de la France, celle liée aux rois, à Clovis et à Jeanne d’Arc, que l’Allemagne aurait symboliquement attaqué l’édifice. Le mettre en ruine, c’était mettre la France en ruine, tant la valeur métonymique du patrimoine est forte. Cette version des faits, diffusée avec force images aux États-Unis, contribua à acquérir l’opinion outre-Atlantique à la cause de la France. La propagande allemande, dès 1914, avait pourtant répliqué, mais la factualité de la ruine et l’origine des obus qui la frappèrent la rendirent inaudible. La ligne défendue par le Reich était que la France, ayant installé un poste d’observation aérien sur la tour nord, avait enfreint les codes de la guerre qui interdisait de faire un usage militaire d’un monument.

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Crimes allemands

Le long nécrologe des monuments laissés en ruine par l’occupant allemand en France et en Belgique contribue à construire un narratif diabolisant l’adversaire qui disloque les édifices comme il démembre les corps au moyen de l’artillerie. La cathédrale de Verdun éventrée souffre le même martyre que les poilus. Et lorsque la destruction ennemie relève de politique gratuite de la terre brûlée, on utilise à l’envi l’exemple en question. L’exemple du château de Coucy est ici emblématique. En 2016, Jean Mesqui, historien de l’architecture militaire, témoignait de ce que, pour la France de 1917, la perte du plus imposant donjon du pays et des quatre tours qui l’accompagnaient pouvait représenter : « Coucy fut une victime de guerre, voire la victime d’un crime contre l’âme d’une nation, car c’est cela qui motiva son ultime destruction. » En 1917, au moment de leur retraite, sans intérêt militaire et sans éprouver le besoin de se couvrir d’un discours soi-disant légitimateur, les Allemands entreprirent de raser deux châteaux en Picardie : Ham, où il ne reste que quelques débris, et Coucy. Le 23 mars 1917, en utilisant 28 tonnes de cheddite, l’occupant fit sauter le monument. Action préméditée et non liée avec des combats, comme à Reims. Dès 1917, les cartes postales montrant Coucy avant et après le drame se multiplient, devenant emblématiques.

Avec la Seconde Guerre mondiale, le propos lié à la ruine devient plus complexe. Dans la propagande de guerre, certains types d’édifices prennent une valeur plus importante. Il s’agit essentiellement des édifices religieux. L’église détruite incarne par excellence la barbarie de l’adversaire. Avec un risque encore plus patent que pendant la Première Guerre mondiale : celui de délégitimer non seulement l’adversaire totalitaire nazi, fasciste ou communiste, mais aussi l’allié libérateur qui, pour reprendre pied sur le continent, a dû pratiquer des bombardements de masse. La cathédrale de Coventry éventrée en 1940 par les bombes du Blitz allemand et l’église Saint-Nicolas de Hambourg calcinée en 1944 présentent une image absolument semblable. D’un côté comme de l’autre, pendant le conflit, on ne diffuse que les images de ses propres ruines, jamais de celles que l’on cause. Pendant la guerre, le propos est clair. En Angleterre, la situation est semblable à celle de la France de la Première Guerre mondiale : les ruines des monuments britanniques sont la preuve de la barbarie allemande, devenue nazie. Il en va de même en Allemagne. Mais une fois la paix revenue, la situation devient beaucoup plus complexe qu’après la Première Guerre mondiale. En Allemagne, les ruines deviennent les monuments mémoriels et expiatoires d’un pays qui admet avoir mérité un châtiment pour avoir porté au pouvoir le nazisme et avoir eu à en subir les conséquences. Les ruines prennent valeur de condamnation acceptée et assumée. Dans d’autres pays vaincus, on note des utilisations plus ambigües de l’image des ruines de guerre. En 1946, le roi d’Italie Humbert II pose, pensif, au milieu des ruines du temple Malatesta de Rimini, comme gêné d’incarner la survie, fort brève, d’une monarchie ayant porté le fascisme au pouvoir avant de le désavouer. Au Japon, les ruines de la cathédrale de Nagasaki, située sous l’épicentre du bombardement atomique du 9 août 1945, constituent le point focal des reportages photographiques diffusés en Occident après la capitulation du Japon. Elles constituent une image capable de culpabiliser subtilement l’Amérique – responsable du martyre des chrétiens de la ville détruite – sans mettre en scène la défaite du militarisme nippon.

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Patrimonialisation des ruines

La patrimonialisation des ruines après la Seconde Guerre mondiale montre également une différence importante avec les lendemains du premier conflit mondial. En effet, dans les années 1920 et 1930, la reconstruction des monuments blessés avait constitué presque partout une évidence. Les halles et le beffroi d’Ypres en témoignent, tout comme la cathédrale de Reims, même si Édouard Herriot et l’architecte Auguste Perret avaient imaginé de la laisser en ruine pour en faire un témoignage pérenne de la barbarie allemande. Après la Seconde Guerre mondiale, au contraire, certaines ruines furent patrimonialisées pour constituer des éléments mémoriels. Mais il fallait éviter que ces ruines soient utilisées en Allemagne, en Italie et au Japon, mais aussi en France pour diaboliser les forces alliées et contribuer à une résurgence du fascisme. De plus, ces États devenaient, au sein du monde bipolaire de la guerre froide, des alliés majeurs et des partenaires économiques importants pour les États-Unis. Ainsi, tant en Angleterre qu’en France, en Allemagne ou au Japon, certaines ruines furent patrimonialisées pour dénoncer la guerre et promouvoir la paix, entendues comme contre-valeur et valeur universelle. À Coventry, la cathédrale détruite fut laissée en l’état et devint un parvis pour une nouvelle cathédrale construite perpendiculairement à l’ancienne, symbole de mémoire et de renaissance. Elle fut inaugurée en 1962 au son du War requiem de Benjamin Britten. À Berlin, l’église-mémorial du Kaiser Guillaume, symbole du militarisme prussien, fut démolie, à l’exception de son clocher, laissé dans son état de mutilation, et une nouvelle église contemporaine, aux formes épurées, fut construite à ses pieds de 1959 à 1961. Signe de réconciliation, une croix forgée avec les clous du toit fondu par l’incendie de la cathédrale de Coventry fut offerte à l’église berlinoise. Au Japon, la nouvelle cathédrale de Nagasaki fut bâtie en arrière de l’ancienne, dont les ruines sont visibles à l’entrée du musée-mémorial du bombardement atomique. Ailleurs, les ruines furent parfois effacées et les édifices reconstruits et restaurés. Dans les pays d’Europe de l’Est soumis au joug communiste, les situations furent contrastées. En RDA, la Frauenkirche de Dresde fut laissée à l’état de gravats par le régime et c’est après la réunification que l’édifice fut rebâti, l’effacement de la ruine incarnant la renaissance d’une nation réunifiée. Mais en Occident également, la fin de la guerre froide eut des conséquences sur les ruines. Pour revenir à Rimini, déjà évoquée pour son temple Malatesta, parfaitement restauré dans les années 1950, on peut citer le cas du théâtre municipal, œuvre de Polletti et inauguré en 1857 par Verdi. La municipalité communiste de la ville décida, dans les années 1950, de laisser la salle en ruine et d’aménager en contrebas un gymnase en béton armé. L’usage populaire du lieu s’inscrivait dans les ruines de son ancien usage bourgeois. Il a fallu attendre 2019 pour que l’image de la haute culture en ruine disparaisse du paysage du centre-ville et que le théâtre soit restauré par la mairie social-démocrate exprimant désormais la volonté d’élites de gauche gentrifiées. La ruine avait ici constitué un enjeu de guerre froide en Occident.

Usage de propagande

Dans les conflits contemporains, l’usage de la ruine dans les images de propagande est désormais porté par le flux intense des images de guerre. La force délégitimatrice est toujours utilisée pour diaboliser l’ennemi. Dans le conflit en ex-Yougoslavie, les images de mosquées et d’églises catholiques frappées par les bombes serbes sont diffusées par le monde occidental, alors que les églises orthodoxes dynamitées sont diffusées dans les Balkans et en Russie. Le processus de légitimation des conflits et de victimisation justifiant une réplique sont ici en œuvre. Mais ces processus sont difficilement contrôlables et l’image de la ruine peut aussi servir la contre-propagande. Les images de mosquées détruites dans les Balkans sont vite réappropriées par les réseaux islamistes combattants qui recrutent en Bosnie dans les années 1990. Quant aux monastères serbes du Kossovo, pillés à plusieurs reprises par des Albanais, ils constituent une image embarrassante pour les puissances occidentales. Dans ces pays, la destruction de sites patrimoniaux par les mouvements combattants islamistes en Afrique et en Asie constitue souvent une image justifiant une intervention armée pour mettre fin à un génocide patrimonial. Ainsi en va-t-il pour les Bouddhas de Bamiyan en Afghanistan dynamités par les talibans en 2001 – et qui tentent de donner une nouvelle légitimité en ouvrant le site aux visites en 2021 – ou des mausolées de Tombouctou au Mali détruits en 2013. L’image des églises laissées en ruine par Daesh à Mossoul et Karakosh en Irak est également largement diffusée. Mais en Syrie, l’évocation des églises détruites par les rebelles islamistes n’appartenant pas à Daesh, comme à Homs ou Erbil, est presque inexistante dans les grands médias, qui craignent que l’image de ces églises en ruine ne soit utilisée par une partie des droites pour mettre en cause la ligne occidentale de soutien à la rébellion anti-Assad hormis Daesh. En revanche, l’image de la reconstruction des ruines après les combats constitue une image unanimiste plus acceptable, associant souvent initiatives privées et étatiques, comme dans le cas de la reconstruction des églises de Mossoul. Elles sont l’occasion du renforcement du pouvoir d’influence de certains États. Ainsi, tout comme la France soutient la reconstruction des églises et des mosquées historiques de Mossoul, les Émirats arabes unis ont contribué au relèvement des édifices des deux cultes présents dans cette ville. Qu’en sera-t-il dans le contexte de la guerre en Ukraine ? Il est sans doute trop tôt pour le dire, mais on doit constater que, pour le moment, les propagandes de guerre russe et ukrainienne restent discrètes sur la question des monuments laissés en ruine par les combats, seuls le chiffre de 152 édifices atteints ayant été avancé par la partie ukrainienne en juin 2022. En revanche, mais c’est une autre histoire, une nouvelle hécatombe de statues mémorielles frappe le pays et l’ensemble de l’Europe orientale.

L’image de l’édifice en ruine, sa diffusion, sa restauration, constituent donc un des enjeux majeurs des conflits des XXe et XXIe siècles. Incarnant tour à tour des valeurs nationales, universelles et identitaires, cette utilisation révèle les trois âges des conflits qu’a connu le monde en un peu plus d’un siècle. Deux sacralités se révèlent ici : celle des identités profondes des peuples et celle des arts, révélateurs d’universalité. Ainsi, tant dans le cadre des approches universalistes que de celui des approches identitaires de la géopolitique, l’image du patrimoine en ruine reste un enjeu idéologique majeur dans les guerres du XXIe siècle.

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À propos de l’auteur
Mathieu Lours

Mathieu Lours

Professeur en classes préparatoires. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de géopolitique publiés aux PUF.
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