Le Japon augmente ses crédits militaires et renforce ses alliances dans le Pacifique, notamment avec les États-Unis. Un signal d’un renforcement des tensions et d’une crainte exacerbée à l’égard de la Chine.
Que signifie le retour au réalisme géopolitique du Japon dans sa relation avec les États-Unis ? À l’image du dilemme stratégique de l’Allemagne ou de l’Australie, il accélère une prise de conscience des Japonais, qui devant l’importance des tensions de l’ordre mondial augmentent leurs budgets militaires. Qu’est-ce qui mène à ce défi de clarification stratégique ? Statu quo et dissuasion, les nouveaux piliers de la politique de défense du Japon.
Beaucoup dépendra du Japon et de la manière dont il s’adaptera aux nouvelles réalités du monde sans rien perdre de sa capacité à gérer ses relations autant avec Washington que Pékin, car le Japon fait ce qu’il peut, non ce qu’il veut.
Pour mieux saisir ces choix, un rapide exposé des fondements de sa nouvelle politique de défense s’impose. Une vue d’ensemble des principales questions permettant de dégager les orientations de la trajectoire future à l’égard de l’allié américain. L’ordre mondial change, les enjeux changent, et c’est face à ces paramètres fondamentaux que la relecture du traité de sécurité entre les États-Unis et le Japon conclu le 8 septembre 1951, en même temps que la signature du traité de San Francisco, autour de dix articles établissant un rapport de force en faveur de Washington que s’attache cet article.
Evolution de la politique de défense du Japon
Les convictions japonaises peuvent se résumer de la manière suivante : d’une part, une alliance nippo-américaine indispensable pour dissuader la Chine ; de l’autre, pour éviter de frustrer Washington, car il faut être défendu. Pour Tokyo, ajuster la posture de défense à la réalité militaire d’aujourd’hui, tout en réduisant petit à petit les contraintes constitutionnelles qui bloquaient jusqu’ici l’archipel, sont les arguments de ce réalisme politique.
Le moment est venu pour cette réflexion sur un nouvel ordre de sécurité en Indo-Pacifique. Il est clair que sur la position de la Chine la tonalité d’aujourd’hui est bien différente de celle de l’année 2012. Résumons brièvement ce qui s’est passé : le PIB de la Chine est trois fois supérieur à celui du Japon que dix ans auparavant. Même observation pour la défense, son budget est cinq fois celui de Tokyo et si l’on considère ce rapport à l’économie américaine, on ne peut qu’observer que l’économie chinoise représente 75 % de celle des États-Unis.
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Les éléments de la rupture stratégique sont bien là, et pourtant l’intérêt commercial des deux pays les conduit à la différer sans cesse. En d’autres termes, le Japon modernise et renforce efficacement son concept de sécurité économique dans une stratégie de défense nationale plus large en prenant en compte tout ce qui avait pu être acquis depuis 1978 lors de la formulation du concept de Japan’s Comprehensive Security par l’ancien Premier ministre Masayoshi Ohira.
En revanche ce qui l’est davantage malgré être décrit comme un changement majeur de sa politique de défense est l’approbation de la capacité de frappe des bases ennemies par le Japon. Une minorité de gens le sait, mais le Japon a les coudées franches sur la base d’un texte du 4 novembre 1955, gouvernement de l’ancien Premier ministre Ichiro Hatoyama, le Japon possède le droit constitutionnel de se défendre en cas d’attaque ennemie alors que souvent, on évoque la stratégie de défense du Japon que dans une perspective exclusivement orientée vers l’autodéfense. Laissons la parole à cet homme : « if Japan were in imminent danger of an illegal invasion, of a missile attack against Japan’s national territory, Japan is not obliged to merely sit and wait to die, but is allowed even under the present Constitution to strike foreign military bases, within certain limits. »
Changements politiques
Le livre blanc sur la défense publié fin juillet 2022 offre un tout premier aperçu de cette politique réaliste du gouvernement Kishida. Le cas de l’augmentation importante du budget de la défense illustre parfaitement cet effort militaire plus grand, tout en donnant l’assurance de dissuasion à l’armée japonaise en renforçant ses capacités à répondre aux gesticulations croissantes de la Chine ou d’autres éventualités impliquant la souveraineté du Japon.
Ce livre reflète parfaitement les dilemmes stratégiques japonais dans un Indo-Pacifique en pleine mutation, le Japon est ainsi sommé de transformer ses paroles en actes. Son potentiel de dissuasion étant en jeu. La traduction immédiate de cette réalité de dissuasion est de rendre interopérable tout engagement japonais avec le schéma de sécurité collective de l’alliance nippo-américaine. La mise à jour le 16 décembre 2022 du document National Security Strategy (NSS) détaille trois options présentées comme complémentaires : 2 % du PIB national consacré d’ici cinq ans au budget militaire du Japon (disparition de la restriction de 1 % devenue désuète et remontant à 1976, moment où le Japon cherchait à mettre un terme aux dépenses de défense effrénées de la guerre froide), le Japon va accentuer sa capacité de frappes préemptives avec l’achat de missiles Tomahawk américain.
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Le Japon à la croisée des chemins
Le même document confirme l’établissement d’un commandement interarmées des Forces d’autodéfenses japonaises en 2024. Au demeurant, le Congrès américain a exigé l’établissement d’un nouveau quartier général des forces interarmées dans l’Indo-Pacifique. L’unité de commandement au sein du mécanisme de coordination de l’alliance nippo-américaine est la clé de voûte, de l’attitude américaine à l’égard du Japon. L’idée d’un nouveau dispositif ouvrirait la voie à une architecture de sécurité commune, mais d’une alliance au sens classique du terme qui transformera le Japon à l’image des États-Unis, tout en respectant les sensibilités particulières.
À la base de cette réalité, la stratégie de sécurité nationale et de partenariats multiples au-delà de l’alliance nippo-américaine proprement dite, interroge sur le cours de l’histoire de la politique de défense du Japon. Avec un tel programme et surtout si les objectifs sont atteints en fonction des contraintes sur les ressources, le budget du Japon serait rehaussé au troisième rang mondial après les États-Unis et la Chine) en 2027.
L’allié américain
Tokyo ayant été l’allié le plus fidèle des États-Unis ces dernières décennies, la volonté de Fumio Kishida est d’offrir un Japon fort face au fossé entre les perceptions sino-américaines.
La première visite de Fumio Kishida à Washington en tant que Premier ministre du Japon a représenté une occasion privilégiée pour apprécier la cohésion au sein de l’alliance. Si l’alliance nippo-américaine veut devenir le gardien de la sécurité en Indo-Pacifique sur la base d’un rapport des forces quantitatif, le test est décisif parce que le futur de l’alliance est basé sur la notion de partenariat, il faut absolument accroître l’interopérabilité lors de la conduite des opérations militaires. C’est de cette conception des relations entre les deux alliés, de leur alignement consensuel et de leur capacité de partager la décision pourtant chère aux États-Unis, qu’a présidé l’agenda lors de ce sommet.
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Les invariants de la relation du Japon et de la Chine
Au menu des choix nippo-américains face à une menace clairement définie, plusieurs questions majeures : comment répondre aux questions géoéconomiques les plus importantes du moment sachant que la compétition technologique avec la Chine est aussi une compétition de valeurs ? Comment contenir la montée en puissance de la Chine dans les domaines de haute technologie en sécurisant les chaînes d’approvisionnement des semi-conducteurs et des puces de circuits intégrés ? Et comment étendre la coopération bilatérale dans leurs industries de défense ? Aux deux premières questions, la réponse vise à protéger la sécurité nationale en renforçant le contrôle des exportations dans plusieurs domaines clés. Quant à la dernière, le Président Biden tâche de contrôler autant que possible les événements, défendant ses intérêts nationaux, tout en restant soucieux d’être agréable à Fumio Kishida.
Fondée sur l’hypothèse, que ce soit une méfiance ou une opportunité, la décision de s’allier reste essentiellement une promesse sur l’avenir, car sans allié l’impact des réglementations et la puissance américaine sont moins légitimes. Londres est le seul allié des États-Unis pour l’heure à posséder des missiles américains Tomahawk. Comme en témoigne aussi la déclaration de Joe Biden et de Mark Rutte, Premier ministre néerlandais à propos d’un agenda international commun sur ces questions de containment géoéconomique.
L’Indo-Pacifique et l’OTAN : nouvelle approche
Dans son attitude envers la Chine, l’OTAN a adopté son concept stratégique lors du sommet de Madrid 2022, les rapports de force et les hiérarchies y sont reconfigurés et il est écrit que la Chine est désormais un défi géostratégique de la sécurité euro-américaine. Ce constat réel ou supposé suffit-il pour que la rivalité sino-américaine structure la vocation de l’alliance et l’engage dans une politique active d’extension de ses prérogatives en matière de défense collective ? L’objectif ici est d’évaluer au regard de plusieurs décisions la signification et les conséquences des processus stratégiques en cours.
La première est que les États-Unis bénéficient du luxe de la puissance et de la sécurité et à ce titre font financer cette solidarité stratégique envers leurs alliés à travers l’effort de défense américain du parapluie sécuritaire. Ainsi, le Japon finance 70 % de la présence militaire américaine sur l’archipel.
La seconde est qu’à l’instar de ce que l’alliance fait avec l’Allemagne, l’OTAN et le Japon vont intensifier leur coopération politique et militaire. L’importance stratégique du Japon pour la sûreté maritime ne cesse de croître, et le Japon manifeste pour son partenariat avec l’OTAN un intérêt grandissant, qui reflète une inflexion de sa politique de défense et le Japon a entamé la refonte de son image à l’étranger visant à faire de lui un acteur plus réactif sur la scène mondiale. Surtout, comme le montre le nouveau rapport de sécurité nationale, l’objectif consenti par le Japon d’ici 2027 (budget de défense de 2 % de son PIB) comparable à celui des membres de l’OTAN devient un point de référence central de sa politique de défense. Une politique guidée par celle des États-Unis comme le rappelle la demande américaine de 2014 aux membres otaniens de parvenir à ce partage de la charge dans un délai de dix ans.
La troisième évolution se résume en une phrase : NATO’s Open Door Policy. Toujours dans le même prolongement, de rendre possible l’asiatisation de l’OTAN dans l’Indo-Pacifique, comme principal moyen de dissuasion contre la Chine et nouveau mot clé du moment. Le 3 juin 2022, Ben Sasse sénateur républicain prononça un discours à la fondation Reagan sur cette hypothèse de construire une « OTAN pour le Pacifique » qui corrobore parfaitement certains débats en cours dans une zone en pleine mutation.
Depuis décembre 2020, le Japon, mais aussi l’Australie, la Nouvelle-Zélande et la République de Corée ont pris part à différentes réunions ministérielles de l’OTAN, afin d’aborder les conséquences de la montée en puissance de la Chine. Les États-Unis ont besoin d’alliés pour reprendre l’offensive contre la Chine, et ils pensent que ses alliés ont besoin du leadership américain.
Si, dans la plupart des hypothèses, le Japon est amené à participer à la construction prudente d’une alliance, son architecture stratégique sera bien différente du système de défense collectif européen tel qu’on le connaît. En fait, pour que le Japon joue ce rôle « d’archipel du statu quo », il a intérêt à ce que rien ne change trop vite : ni dans le rapport de force sino-américain, ni trop de confrontation, ni trop de détente dans leur rivalité. Plus rapide pour le Japon serait le débat ouvert sur les conditions de sa coopération à la puissante alliance dite « Five Eyes nations » dans le renseignement entre l’Australie, la Grande-Bretagne, le Canada, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis.
Fin 2022, au lendemain du succès de la visite du Premier ministre Kishida avec son homologue Albanese à Perth, la décision fut prise de remanier un vieil accord de quinze ans sur un pacte de sécurité sur le partage des signaux et renseignements géospatiaux glanés à partir de satellites d’écoute électronique (SiGnal Intelligence) qui demeurent stratégiques.
Mais il n’y a pas que le partage de renseignement. La seconde coopération du nouveau cadre stratégique du Japon serait de s’ancrer au Five Power Defense Arrangements (FPDA), qui regroupe aussi les nations du Commonwealth ainsi que la Malaisie et Singapour. De même que le Five Eyes est un pacte de consultation informelle, le FPDA existe déjà depuis l’année 1971, avec une fonction similaire d’intégration des membres et de mise en récit des relations militaires et politiques sous la forme d’un Conseil consultatif et d’un Système intégré de défense de zone.
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A quoi sert l’OTAN pour les Etats-Unis ?
L’avenir est dans un cadre d’alliance multilatérale à la configuration du « Quad » de l’OTAN, parce qu’il faut d’abord être pragmatique, dans un monde ou l’optimisme de l’après-guerre froide a été remplacé par la réalité de la révolution géopolitique entre deux grandes puissances. Voilà pourquoi le Japon doit s’adapter au monde tel qu’il est et non tel qu’il le souhaiterait, il sait que cela imposera des révisions qui ne sont plus aussi taboues que naguère.
Autant de ruptures par rapport à l’héritage de Shigeru Yoshida, une relecture du pacifisme de l’après-guerre jugée considérée comme impensable mais indispensable puisqu’il ne s’agit pas seulement d’une question de stratégie militaire, mais de la manière dont le Japon se définit en tant qu’acteur international et en tant que nation.
Cela différencie nettement son action de celle des États-Unis et ces changements nécessiteront du temps pour concevoir la grande stratégie du Japon. Mais, et l’on touche là à une réaffirmation historique inhérente à la Constitution du Japon : l’article 9 et la légitimité constitutionnelle du droit à la défense collective qui devrait être relus dans ce contexte de nouvelle posture nationale. À l’évidence, le Japon n’a pas entre ses mains le pouvoir de résoudre à lui seul cette question. La distance juridique vis-à-vis de sa Constitution reste un sujet compliqué pour ses relations avec la Chine. Autrement dit, les conséquences d’une telle décision par rapport à son alliance nippo-américaine ne sont donc pas minces : « Un oui, un non une ligne droite », disait Nietzsche, mais qui mettra à l’épreuve de cette réalité, qui est d’abord la sienne, l’attitude de la Chine très hostile par rapport à celle des États-Unis.