<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Où en est la chrétienté ? Entretien avec Chantal Delsol

12 mai 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : La magnifique cathédrale de Milan c : Canva

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Où en est la chrétienté ? Entretien avec Chantal Delsol

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Philosophe et écrivain, membre de l’Institut, Chantal Delsol nourrit depuis de longues années le débat public par la singularité de sa pensée. Dans un essai court et décapant, elle prend acte de la fin de la chrétienté en Occident et de la défaite de l’Église catholique face à la poussée néopaïenne. Entretien exclusif.

 

Propos recueillis par Tigrane Yégavian

 

Vous actez dans votre essai une mort programmée : celle de la chrétienté en Occident, comme civilisation, et non comme foi, après seize siècles. Quelles sont les manifestations de cette défaite de la chrétienté et quelle temporalité retenir ? L’après 68 ou faut-il remonter jusqu’aux guerres de religion ?

 

Nous avons là une religion dans laquelle le Dieu créateur donne sa liberté à l’homme, ce qui est très spécifique (ce n’est pas le cas dans l’islam, par exemple). L’intéressé en profite. Déjà dans la Bible, les hommes ne cessent pas de désobéir à Dieu et de lui faire des pieds de nez. Tout au long de l’histoire, des chrétiens mettent en cause le christianisme. Les guerres de religion sont toujours des réponses violentes entre ceux qui défendent l’Église telle qu’elle est et ceux qui la mettent en cause dans ses comportements et ses interprétations des textes. Il faudrait remonter très loin pour décrire les coups de boutoir contre les pouvoirs de l’Église. Nous avons là les germes de ce que Gauchet appelle une religion de sortie de la religion : une religion qui donne à ses disciples toutes les armes pour la critiquer. Les Lumières, qui commencent bien avant la révolution, ne sont pas nées en Asie ni au Moyen-Orient, mais ici, dans le creuset chrétien. À partir de la saison révolutionnaire, la chrétienté perd peu à peu son pouvoir au profit des Lumières, dans les pays catholiques. Pour les pays protestants, les choses se passent différemment : le protestantisme accepte les Lumières.

 

Vous parlez d’une inversion normative et philosophique qui nous engage dans une ère nouvelle. La déchristianisation ne peut céder la place à un athéisme militant. Va-t-on se tourner vers des sagesses orientales ou encore une sorte de néopaganisme ?

 

L’inversion philosophique dont nous sommes témoins concerne essentiellement l’effacement de la transcendance au profit de l’immanence. Ou encore : l’apparition d’un monde unifié, celui-là même que connaissaient les Romains avant la chrétienté. Les chrétiens apportaient avec eux un monde dualiste, divisé entre la transcendance et l’immanence, Dieu et le monde, la raison et la foi, etc. C’est ce monde qui est en train de disparaître. Cette inversion philosophique est le soubassement de l’inversion normative : celle qui fait que du point de vue moral, tout ce qui était interdit sous la chrétienté (le divorce, l’homosexualité, l’avortement, le suicide) est désormais légitimé. Non, cela n’aboutit pas à un athéisme militant, l’athéisme reste très minoritaire, mais à des formes très diverses et mouvantes de paganisme et d’agnosticisme, à des sagesses et à des spiritualités, à des religions panthéistes ou cosmothéistes comme l’écologisme. On peut parler d’un néopaganisme qui resurgit, ce qui est tout à fait logique : le paganisme (comme sacralisation du monde) en général représente l’expression la plus courante du désir religieux de l’être humain.

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Plus de la moitié de la population française se dit incroyante. C’est même l’ensemble de l’Europe et sans doute l’Occident tout entier qui est en train de voir s’effacer la religion de ses pères. Dans le cas français, qu’en est-il de la résistance de l’Église après Mai 68 ?

 

Je ne vois pas bien ce que signifie pour vous la résistance de l’Église après 68. Pour cette période, je vois surtout en France une Église catholique très inquiète de n’être pas assez marxiste (au moment où les intellectuels français étaient presque tous marxisants), et constamment tentée par ceux qui étaient ses adversaires principaux sur le plan philosophique : les communistes. C’est à cette époque qu’a commencé dans l’Église la mauvaise conscience et la culpabilité d’être soi. Je pourrais citer beaucoup d’exemples précis de cette époque montrant à quel point nombre de prêtres de cette époque ont enfoncé leur institution par honte de soi et par un étrange remords de ce qui avait été fait préalablement dans l’Église. C’est beaucoup plus tard, dans les années 1980, que sont arrivées des générations de prêtres traditionalistes, qui ne ressentaient aucunement ces remords et au contraire défendaient les traditions de l’Église.

Dans quelle mesure le déclin de la civilisation (judéo) chrétienne est aussi celui de l’Occident ?

 

Ce que nous appelons l’Occident, c’est cette civilisation qui émerge après Rome dans les pays d’Europe, et qui hérite à la fois de la Grèce et de Rome, des juifs et des chrétiens. La fin de la chrétienté est aussi la fin de cet Occident chrétien. Cela ne veut pas dire que l’Occident des Lumières ne va pas se déployer autrement, en conservant nombre de références anciennes et en les mêlant à d’autres références nouvelles. J’ai essayé de montrer comment l’humanisme chrétien a laissé en s’en allant cette morale qu’on peut appeler l’humanitarisme, qui en est l’héritière dénaturée.

Le christianisme est en régression en Europe, mais il continue à se déployer en Amérique, en Asie (Corée), dans le monde avec les évangélistes… mais qu’en est-il de ce bastion du catholicisme qu’est la Pologne que vous connaissez bien ?

 

Le christianisme rencontre beaucoup de problèmes en Pologne en ce moment, parce que les nouvelles générations n’acceptent plus le patriarcat caractéristique de l’institution, et cette manière de « dissimuler les péchés au lieu de s’en repentir », comme l’écrit l’un de leurs prêtres. Le déferlement des affaires pédophiles a été terrible là-bas aussi. L’institution ecclésiale y est très raide et radicale. Un effondrement, dans ce pays très catholique, est à craindre.

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Qu’est-ce qui explique selon vous cette divergence profonde de pratique religieuse que l’on soit en République tchèque, en France, à Malte ou en Pologne ? Un autre cas qui est mal connu est la brutale chute de la pratique au Québec à partir de la fin des années 1960… pour quelles raisons ?

 

Il est très difficile de connaître les raisons, ou plutôt sans doute les faisceaux de raisons, qui expliquent ces différences profondes de croyance et de pratique religieuse entre les pays. Tout ce que l’on peut faire, c’est pointer certains événements ou phénomènes historiques ou sociologiques qui ont probablement joué un grand rôle dans certaines caractéristiques nationales, même si on ignore jusqu’à quel point. La France et la Bohême sont les deux pays européens qui ont eu le plus à souffrir des guerres de religion dans leur histoire. D’un côté comme de l’autre, ces guerres ont été plus longues et plus violentes qu’ailleurs. Nul doute que ce soit une raison de la désaffection religieuse. Il est probable que l’autoritarisme de l’Église sur les populations a été plus important dans certains pays : le Québec a abandonné la religion de ses pères presque en un instant, parce que depuis trop longtemps il souffrait sans le dire d’une toute-puissance de l’Église sur les mœurs et les comportements (et il est probable que depuis longtemps aussi, le clergé s’y sentait coupable de la domination qu’il exerçait, sinon il n’aurait pas si facilement abandonné la place).

Comment évaluez-vous la réception par l’Église de France des conclusions du rapport Sauvé de la CIASE ?

 

L’Église aurait sans doute bien préféré pouvoir continuer de cacher la poussière sous le tapis, comme cela a toujours été fait dans toutes les institutions, dans l’Église et ailleurs. Mais cette fois, la poussée des victimes soutenues par l’opinion, a été trop forte. C’est une victoire de l’individualisme : à partir de maintenant, l’Église va faire passer les victimes avant l’institution, alors qu’auparavant les victimes étaient toujours sacrifiées à l’institution. C’est, en quelque sorte, la première concession majeure de l’Église à la modernité.

La France accuse un déclin inexorable, mais c’est aussi le pays où un véritable pluralisme existe au sein du monde chrétien. N’est-ce pas un signe de bonne santé ?

 

Je serais bien incapable de faire des comparaisons, à cet égard, entre la France et d’autres pays voisins. Il est probable que les chrétiens sont chez nous aussi divers que le sont les opinions politiques. Nous avons toujours eu des chrétiens de gauche et de droite. Et puis les Français adorent les débats d’idées et la création d’associations.

Si on fait un peu de prospective, on peut noter le raidissement d’une génération née de boomers en quête de sens. Est-ce là le signe d’une radicalisation de l’Église ou c’est la religion de l’humanitarisme incarnée par le pape François qui l’emporte au point de parfois nous faire confondre l’Église avec une ONG parmi d’autres ?

 

La génération née des boomers est en effet en quête de sens parce qu’elle n’a pas d’héritage, on ne lui a rien transmis ou plutôt on ne lui a transmis que des idéologies mortifères (le marxisme) ou bien le néant (la déconstruction), elle manque cruellement des questions que se pose tout humain (je ne parle pas des réponses). Elle a donc l’intuition de ces questions tragiques, de façon angoissante, désordonnée, contradictoire, sans rencontrer personne pour en proposer une cohérence, et même proposer des réponses. Dans ce maelström, cette génération fait tout naturellement ce que n’importe quelle humanité ferait à sa place : elle cherche des spiritualités pour apaiser ses angoisses existentielles, elle vénère le sacré que lui proposent les élites (la nature, l’écologie), pour étancher sa soif d’absolu, et elle obéit fiévreusement et même fanatiquement aux préceptes moraux dictés par l’État, pour obéir aux exigences morales élémentaires.

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