Les scrutins présidentiel et législatif de mai devaient être un référendum « pour ou contre Erdogan ». Au soir du premier tour, le 14 mai, le « pour » l’emportait. Le très fort taux de participation (89 %) confirmait l’enjeu majeur de cette élection pour les Turcs autant que sa légitimité démocratique.
Malgré l’usure de vingt ans de pouvoir, le président sortant Recep Tayyip Erdogan, 69 ans, sortait gagnant de ce premier tour. Avec 49,51 % des voix rassemblées sur son nom, il était contraint à un second tour, le 28 mai, mais en position de favori, avec le ralliement attendu des 5,1 % de voix de l’Alliance des ancêtres, l’ultra-droite nationaliste, anti-Kurdes et anti-Arméniens. Aux législatives (à un seul tour), Erdogan et son Alliance populaire perdaient quelques plumes, mais obtenaient, une nouvelle fois, la majorité absolue (321 sièges sur 600), les électeurs plébiscitant clairement cette coalition de cinq partis alignés sur le programme islamo-conservateur autoritaire d’Erdogan et de l’AKP, au pouvoir depuis 2003. L’adhésion populaire à cette résurgence « néo-ottomane » a confirmé le nationalisme revendiqué de la majorité des Turcs, même au sein de la diaspora (environ 25 millions de personnes) : 65 % de ses votes s’étaient portés sur le « sultan Erdogan ».
Grands perdants, les sondages avaient placé en tête l’Alliance de la nation (surnommée la « table des six »), une coalition de six mouvements hostiles à Erdogan. Cette opposition hétéroclite – laïcs et islamistes, conservateurs et libéraux, européistes et nationalistes – s’était rangée derrière un opposant historique, le social-démocrate Kemal Kiliçdaroglu, 75 ans. On disait de cet économiste francophone qu’il était la « force tranquille » de l’opposition. Il devait en finir avec « la dictature d’un seul homme ». Malgré sa démarche consensuelle, il plafonnait au premier tour à 44,8 % des suffrages. Non sans courage, il annonçait vouloir rétablir le système parlementaire, défendre les droits des femmes et des minorités, dont les Kurdes. Certains en avaient même fait le « Gandhi alévi », en référence à son appartenance à cette secte minoritaire du chiisme, souvent discriminée par les sunnites. Les électeurs ont sanctionné sans doute son inexpérience. Ils ont surtout préféré la « force déterminée » d’Erdogan. Qui pouvait croire aussi que la majorité sunnite allait porter un alévi au pouvoir ?
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Comme souvent, les médias occidentaux ont été aveuglés par leur désir de voir Erdogan battu et par leurs sources : les intellectuels des grandes villes (Istanbul, Ankara, Izmir, Adana), les réseaux droits-de-l’hommiste, connectés, mais souvent hors-sol. Ni la corruption ou le clientélisme, ni les atteintes aux droits de l’homme, ni la crise économique (50 à 80 % d’inflation depuis 2021), ni les carences des autorités lors du terrible séisme du 6 février (50 000 morts) n’ont eu raison d’Erdogan. En dépit de la dégradation du niveau de vie, le pays profond (notamment le plateau anatolien) a voté pour la continuité et l’autorité, même dans les zones frappées par le tremblement de terre.
L’Europe a suivi avec attention ces scrutins, espérant une amélioration de la relation avec la Turquie. C’était possible sur la forme, peut-être, pas vraiment sur le fond, comme la campagne électorale l’a démontré : en effet, le pouvoir et l’opposition sont en symbiose sur les sujets de politique étrangère. Les 85 millions de Turcs se disent tous fiers de la place centrale prise par leur pays dans le monde. À l’unisson de l’opinion publique, Kiliçdaroglu s’était lui aussi réjoui de la position équilibrée d’Erdogan dans la guerre d’Ukraine, de la médiation turque entre Moscou et Kiev, du nouveau rôle stratégique de la Turquie, à l’est de l’Europe jusqu’au Caucase du Sud.
À quelques nuances près, on retrouvait le même consensus souverainiste turc sur le dossier des 3 à 4 millions des migrants réfugiés en Turquie. À intervalles réguliers, Ankara menace de les « lâcher » vers l’Union européenne. Du chantage pour obtenir des avantages. « Ils ne feront aucune concession », souligne Didier Billion, spécialiste de la Turquie à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). Cette carte migratoire devait rester un atout maître de la politique extérieure d’Ankara.
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