Soucieux d’étendre leur influence, les pays musulmans définissent et diffusent leur vision du droit islamique à travers le monde musulman. Il s’agit de faire valoir sa vision de l’islam mais aussi d’étendre sa puissance au-delà des frontières étatiques.
Une ancienne concurrence de droits
Le Coran étant peu normatif, dès le viiie siècle, les juristes musulmans puisèrent dans les hadîth pour édifier la législation dans la cité islamique, parfois librement par rapport au livre. Si le Coran est resté une des sources du droit, la civilisation musulmane a développé un droit pratique et jurisprudentiel très fouillé, la charia. Plusieurs écoles d’interprétation juridique virent le jour, dont le but n’était pas de définir une théologie, mais de modeler des comportements religieux. Ces savants n’étaient pas d’accord sur les principes d’interprétation : fallait-il adapter le Coran en fonction d’un consensus, d’un raisonnement logique ou selon le jugement personnel de chacun ? Ces incertitudes firent naître quatre écoles différentes (ou madhâb), chacune appliquant sa propre méthodologie : les hanafites, les malikites, les chafiites et les hanbalites, qui sont les plus rigoristes. Entre eux les divergences peuvent être importantes. Tout musulman qui souhaite pratiquer scrupuleusement sa foi sera nécessairement conduit à adopter une école préférentielle, voire à en agencer plusieurs, parfois incompatible, créant ainsi son propre système. Un individu indifférent ou très éloigné de l’islam se référera sans le savoir aux coutumes courantes de l’école juridique de son pays d’origine. Les individus qui se radicalisent ont unanimement tendance à adopter le hanbalisme, qui est une école dogmatique.
L’État soutient le droit
Les pouvoirs politiques ont toujours défendu, au moins en façade, l’application du droit, en raison de la mission éthique et légale donnée par Dieu à la collectivité des croyants : « Vous êtes la communauté la meilleure qui ait surgi parmi les hommes. Vous commandez le bien, vous interdisez le mal, vous croyez en Dieu. » (Sourate 3, verset 110) Les différentes dynasties califales ont toujours eu une préférence pour une école : les Abbasides de Bagdad s’appuyaient généralement sur le hanafisme, tout comme les Ottomans. En revanche, les juristes hanbalites leur étaient souvent hostiles en raison de leurs accommodements avec la charia.
Minoritaire dans le monde musulman, le hanbalisme va gagner en influence à partir de la fin du xviiie siècle grâce à l’essor du wahhabisme en Arabie. Reprenant les principes du hanbalisme tout en les accentuant, le prédicateur al-Wahhab noue une alliance avec les émirs tribaux du clan des Saoud qui s’engagent à diffuser son message. Cette réforme wahhabite rencontre son plein succès en 1932 avec la proclamation du royaume d’Arabie saoudite.
Le droit comme levier de puissance
C’est dans les années 1950 que les puissances régionales vont instrumentaliser à l’international leurs traditions juridiques. L’objectif était à la fois, sincèrement, d’accroître l’influence de leur école, jugée comme la plus adaptée aux problématiques contemporaines, mais aussi de s’en servir comme d’un levier d’influence. Le droit devint ainsi un soft power islamique pour des pays ayant peu de critères de puissance, comme le Maroc, ou pour des États pétroliers qui voulaient diversifier leurs réseaux internationaux. La question était de savoir qui aurait le leadership sur la normativité musulmane, et donc sur les comportements (fixation du ramadan, méthodes de pensée, règles d’héritage, etc.).
L’Arabie saoudite bénéficiait de la présence des lieux saints et du flux continu d’étudiants en sciences religieuses venus se former à la source de l’islam. Dans les années 1930-1960, des générations entières de jeunes Africains s’imprégnaient ici durant plusieurs mois de l’islam hanbalite, compris à la lumière du wahhabisme. Revenus chez eux, ils influencèrent leurs sociétés et participèrent au raidissement contre la colonisation. Après le départ des Européens, une multitude de pays musulmans d’Afrique adoptèrent la charia dans leur code législatif, comme la Mauritanie ou le Nigeria. Pourtant, l’influence wahhabite ne fut jamais assez forte pour s’imposer dans les systèmes politiques, et il fallut toujours cohabiter avec les fortes traditions soufies et mystiques, jugées mécréantes selon le prisme saoudien.
Dans les années 1980, à la faveur de l’explosion de ses revenus pétroliers, l’Arabie saoudite renforça son rayonnement juridique international, finançant des centres culturels islamiques, des mosquées, des publications et des émissions passant par tous les canaux possibles (cassettes audio, VHS, radio…).
Alors que la population était strictement encadrée à l’intérieur du royaume, à l’extérieur celui-ci se faisait le défenseur d’un islam pratique et d’un conservatisme perçu comme la réponse à l’influence occidentale.
Face à l’Arabie saoudite, les nouveaux concurrents du droit
La guerre du Golfe (1991) marqua une rupture. En raison de l’alliance entre l’Arabie saoudite et les États-Unis, la prédication wahhabite commença à pénétrer en Occident, et surtout en Europe. À l’inverse, les compromissions politiques entre le royaume et l’Amérique déçurent considérablement les défenseurs du wahhabisme originel qui avaient fait la promotion du djihad contre l’URSS en Afghanistan. De nouveaux pays utilisèrent cette déception pour concurrencer l’influence juridique saoudienne. La Libye du colonel Kadhafi finança dans toute l’Afrique des projets islamiques, alors même que la prestigieuse confrérie de la Sénoussiya était persécutée dans le pays.
Le Qatar choisit une stratégie complexe en faisant bon accueil aux Frères musulmans, pourchassés par l’Arabie saoudite depuis 1993 en raison des menaces qu’ils faisaient peser sur la monarchie. Alors que le Qatar était de tradition wahhabite comme son puissant voisin, il s’appuya sur la confrérie, dont les conceptions juridiques étaient marquées par le chafiisme égyptien, par l’acceptation du système électoral et par un vocabulaire révolutionnaire quasi occidental. Mais cette alliance incongrue sur le plan du droit assurait au Qatar un nouveau rayonnement grâce aux réseaux fréristes installés en Europe, en Turquie, et dans les banlieues défavorisées des pays musulmans.
Le Maroc choisit une autre option : la défense d’un islam modéré, celui du juste milieu, propice à faire évoluer les conditions sociales dans le monde musulman. Une telle position rencontra la faveur des pays européens et africains qui, après le 11 septembre 2001, se sentaient directement menacés par le rigorisme et le terrorisme. Le Maroc utilisa donc ses centres malikites de Fez et Meknès comme des vecteurs d’influence juridique, proposant même de former les futurs imams maliens et français.
Droit iranien, droit chiite ou droit révolutionnaire ?
Restait l’Iran. Avant 1979, l’influence du droit chiite duodécimain était limitée au sud de l’Irak et à certaines régions de l’Afghanistan. La révolution islamique de 1979 engendra un bouleversement du droit chiite traditionnel, lequel fut réécrit en fonction de la doctrine du velayat-e faqih (« gouvernement du juriste ») de l’ayatollah Khomeyni. Un système mixte émergea, produit du droit iranien moderne, de la charia chiite et des nouveaux principes révolutionnaires. Mais cet ensemble complexe ne put être exporté tant que le pays demeurait isolé et sous embargo. C’est l’occupation américaine de l’Irak en 2003, puis la mise en place de la constitution de 2005, laquelle donna le pouvoir à la majorité chiite, qui lancèrent une dynamique juridique iranienne en Irak et au Liban, et parfois même en Europe.
Grâce aux Libanais installés dans le golfe de Guinée, on vit émerger dans les années 2000 un puissant mouvement de conversion au chiisme en Afrique, que le régime iranien se mit à soutenir officiellement dans les années 2010 (financement de centres islamiques, projets humanitaires…). On estime désormais que 15 % de la population du Nigeria est chiite, et peut-être 8 % pour la Côte d’Ivoire. Si c’est bien la foi et le droit chiites qui se répandent ainsi, le principe révolutionnaire du velayat-e faqih n’est jamais loin…
Un réformisme juridique omniprésent et incontrôlable
Mais la question légale n’est pas seulement l’affaire des États, puisque les courants de pensée juridiques sont portés par des individus et des groupes : le salafisme, par exemple, se passe de lien avec un État, et l’Arabie saoudite se méfie de certains prédicateurs salafistes dont les objectifs sont piétistes plus que politiques ; le Tabligh, principal mouvement de reconversion à l’islam dans les quartiers défavorisés, est peut-être d’origine indo-pakistanaise, mais l’État pakistanais n’en profite nullement en termes d’influence internationale. Si la chaîne Al-Jazeera a considérablement accompagné l’influence qatarie dans les populations musulmanes par ses émissions sur le droit familial et conjugal, ce média est désormais dépassé par « l’imam internet » qui est le principal vecteur de droit auquel se réfèrent les croyants. Les innombrables sites internet sur le droit et la pratique religieuse portent souvent la marque de l’Arabie saoudite et du hanbalisme, mais les courants salafistes et fréristes sont eux aussi très présents.
Il faut enfin mentionner un dernier courant juridique croissant à l’international, qu’il est malaisé de nommer : modernisme, islam des Lumières, mutazilisme, etc. En Europe, les pouvoirs publics cherchent désormais à redéfinir un islam adapté à la modernité, à intérioriser la pratique, le reste étant une construction historique dont on peut se distancier. Contre le droit coranique trop envahissant, l’islam doit se redéfinir comme une éthique et une foi. Une telle réorientation serait en outre propice à intégrer les problématiques occidentales de l’égalité sexuelle et des LGBT dans un islam débarrassé de ses « scories légalistes ». Or, le gouvernement français soutient officiellement depuis 2018 une telle évolution. Est-ce à dire que la France, à terme, pourrait diffuser elle aussi « son » propre islam, non juridique, et s’en servir comme levier d’influence ?
Article paru dans le numéro 23 de Conflits, septembre 2019.