Ce n’est pas lui faire injure que d’affirmer qu’il n’est pas un économiste de stricte obédience et que sa vision excluait souvent le champ commercial et financier. Il avait même une condescendance certaine pour les chefs d’entreprises. Pour autant, les rapports de puissance ne lui ont pas échappé et de fait, la sphère économique faisait partie intégrante de son grand dessein de redressement national. De même qu’il s’était toujours fait « une certaine idée de la France », il a toujours cru au Génie français. C’est sur cette indéfectible croyance qu’il a trouvé les efforts nécessaires à l’affirmation de l’indépendance stratégique.
« Sans indépendance économique, il n’y a plus d’indépendance tout court. »
Charles de Gaulle[1]
En effet, cette volonté affichée s’inscrit largement dans l’esprit du relèvement de la fierté nationale – qui fut son entreprise dès son retour au pouvoir en 1958 – et s’incarne dans le choix de l’indépendance stratégique qui gouverna son esprit toute sa vie durant. Aussi, ce choix de l’autonomie industrielle s’inscrit-elle dans ce choix de tirer la France vers le haut, parmi les grandes nations, dans un contexte de Guerre froide ; c’est aussi le choix manifeste de la 3e voie, tout à la fois économique et géopolitique.
La politique du redressement national
Cette politique d’indépendance nationale s’est traduite économiquement par des choix clairement colbertistes, que le général de Gaulle n’hésitait à qualifier de « dirigiste »[2], à savoir la définition de priorités industrielles visant à l’autonomie stratégique[3] : énergie atomique, grands axes de circulations autoroutiers et ferroviaires, soutien aux chantiers navals, extraction pétrolière au Sahara, lancement du projet Concorde, les prémices d’Airbus, le choix spatial, soutien à la production agricole et préservation des marchés extérieurs, partenariats privilégiés avec l’Afrique pour l’exploitation de minerais et débouchés commerciaux, etc. Autant de secteurs où l’État intervenait à travers le Plan, et qui façonna durablement les conditions de la place française dans l’économie mondiale qu’elle a toujours en héritage. C’était l’application de la souveraineté économique tant louée depuis peu.
Tout ceci ne fut pas neutre, même en coût pour les finances publiques ; s’appuyant sur son ministre des Finances Valéry Giscard d’Estaing, la France dut se concentrer sur cet effort national, non sans peine, mais néanmoins les budgets étaient encore votés à l’équilibre. Cette démarche d’investissement fort par la sphère publique s’inscrivait dans un temps long, contribuant in fine à la prospérité nationale, dont les dividendes furent ensuite acquis aux nombreux gouvernements qui lui succédèrent. Cette action combinée dessine un véritable État stratège, servi par des grands commis, parfois bousculés malgré eux par le chef de l’État qui ne ménagea par les énergies pour restaurer l’économie française et l’engager sur la voie de l’indépendance.
« Il faut contenir, régulariser, diriger l’effort national. Que la productivité s’accroisse. Que la puissance de la collectivité s’accroisse de manière aussi régulière, aussi peu saccadée que possible. Cela s’applique à la distribution de l’accroissement du revenu national. »[4]
L’indépendance économique, « condition sine qua non de l’indépendance nationale »
Animé par une volonté sans faille, il avait intégré qu’aucun État ne peut être politiquement puissant sans reposer sur une grande puissance économique. « Comment voulez-vous – dit-il – que notre indépendance politique soit assurée, si nous n’assurons pas notre indépendance économique ? Il nous faut raffermir la stabilité économique[5] » (…) « Nous ne pouvons avoir une politique indépendante et une défense indépendante, si nous n’avons pas une économie indépendante et des finances saines. C’est la condition sine qua non de l’indépendance nationale »[6].
À cet égard, le titre premier de la Constitution du 4 octobre 1958 s’intitule « De la souveraineté » et fait du Président de la République française le garant de l’indépendance nationale (article 5).
Concernant ce que l’on nomme aujourd’hui la sécurité économique[7], l’œuvre juridique fut de créer un ouvrage défensif efficace : loi sur les sociétés commerciales (24 juillet 1966) avec la création de la SA à directoire et conseil de surveillance inspiré du modèle rhénan, l’introduction du droit de vote double dans les sociétés où l’État est présente au capital (afin de préserver les intérêts stratégiques face aux capitaux étrangers), et enfin la loi de blocage (1968) destinée à filtrer les informations sensibles concernant les intérêts de la Nation, à destination des autorités judiciaires étrangères. La modification opérée en 1980 a étendu le champ des interdictions aux demandes formulées par les institutions judiciaires américaines, précisément dans un « climat de guerre économique »[8].
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Toutefois, loin de ressembler à un protectionnisme frileux confinant à l’autarcie, il fit le choix d’une souveraineté économique créant les conditions véritables d’une économie forte, prospère et offensive. Ce fut l’éclosion des fleurons industriels destinés à conquérir des places de marché à l’international et rivaliser avec les groupes étrangers. Il n’était cependant pas naïf sur la compétition déloyale internationale et les tentations d’hégémonie américaine, contre laquelle il a âprement lutté.
À la recherche de l’autonomie géostratégique
Son attitude hautaine, parfois provocatrice, a fait de la France un chef de file putatif des non-alignés (reconnaissance de la Chine, discours de Phnom Penh, fin de l’Algérie française et décolonisation, etc.)[9]. Selon les dires du président de la Ve République : « Je veux faire entrer dans l’esprit des Français que, pour la France, c’est l’ère de l’indépendance. C’en est fini avec l’ère de l’impérialisme »[10].
C’est précisément par ce bras de fer engagé contre l’Oncle Sam, en opposition farouche et orgueilleuse à l’impérialisme américain, qu’il s’inscrit dans les rapports de force directs et indirects, l’une des grilles de lecture de la guerre économique. Le Général de Gaulle fut incontestablement un acteur de cet affrontement macroéconomique.
Dès 1945, il épousa la cause de l’indépendance nationale jusqu’à en irriter ses alliés, et s’opposa fermement à l’AMGOT, qui comprenait un projet de monnaie d’occupation initiée par les Américains[11]. Ce faisant, il prêcha pour la souveraineté monétaire. Revenu au pouvoir en 1958, il instaura le nouveau Franc fort ou « Franc Pinay » en 1960, avec les conseils de Jacques Rueff qui avait l’oreille du général en matière monétaire.
Charles de Gaulle contestait l’hégémonie du Dollar-Or qu’il dénonça régulièrement comme « le privilège exorbitant de l’Amérique »[12] et il fut le premier des Européens à exiger la conversion du billet vert en or qu’il rapatria sur le sol français. En 1965, il échangea plus de 150 millions de dollars en or, augmentant les réserves de 71,4% à 91,9%. Considérant qu’il s’agit d’une forme de crédit approprié par une puissance, il affirme : « L’impérialisme américain, aucun domaine ne lui échappe. Il prend toutes les formes, mais la plus insidieuse est celle du dollar. (…) Les États-Unis ne sont pas fichus d’avoir un budget en équilibre. Ils se permettent d’avoir des dettes énormes. Comme le dollar est partout la monnaie de référence, ils peuvent supporter par les autres les effets de leur mauvaise gestion. Ils exportent leur inflation dans le monde entier. »[13]
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De même, en 1946, il combattra son Commissaire au Plan, Jean Monnet, véritable émissaire des Américains, dans le cadre de la négociation du prêt-bail qui préfigurera le plan Marshall sous la tutelle de l’European Cooperation Administration (ECA). Celui qui était encore le Président du conseil par intérim ne voulait pas que la France devienne un débiteur entre les mains des États-Unis. C’est pourquoi, avec la même vigueur, il stigmatisera les accords Blum-Byrnes (1947) qui favorisent la diffusion de productions cinématographiques hollywoodiennes, moyennant un soutien financier[14].
S’agissant du commerce international, le Général de Gaulle a fait échec aux accords du GATT (ancêtre de l’OMC), sachant que le libre-échange prôné par ces instances allait mettre en péril la production française au bénéfice des importations étrangères, cherchant à préserver ses marchés privilégiés. « La concurrence internationale, à laquelle nous soumettent la fin des douanes à l’intérieur du Marché commun et la libéralisation des échanges mondiaux, met nos entreprises devant des problèmes que jadis leur épargnait le protectionnisme »[15] écrit-il postérieurement.
Son grand projet d’indépendance, qu’il fut véritablement en mesure de porter après avoir tourné la page algérienne en 1962, ne pouvait que contrarier les Américains tout à leur combat contre le camp soviétique. Le choix de l’autonomie s’interprétait comme un refus de se ranger aux côtés des Alliés occidentaux. En cela, il préfigura le principe que reprendra ensuite le « néo-gaullien » Hubert Védrine : « amis, alliés, mais pas alignés ».
Au titre de l’œuvre posthume du général, parmi les gaullistes qui lui survécurent ensuite, relevons le rôle de Bernard Esambert, polytechnicien, ancien conseiller de George Pompidou (1967-1968), qui théorisa en grande partie les questions de guerre économique[16], mais encore, Primus inter pares, le programme de Michel Debré, ancien Premier ministre (1958-1962), candidat à l’élection présidentielle en 1981, qui reprit activement le thème de la guerre économique. Enfin, on ne peut passer sous silence le travail de la commission Martre[17] sur l’intelligence économique (1994), acte fondateur d’une profonde réflexion sur la place de la France dans la compétition économique internationale.
À vrai dire, le général de Gaulle a façonné une économie forte, assise sur des bases protectionnistes, voyant poindre l’hégémonie américaine et son expansionnisme économique asymétrique qui allait plonger les pays dans la guerre économique qui fera rage après la chute de l’empire soviétique. Cet affrontement géoéconomique est toujours en cours, mais la France, qui a épousé la doctrine de l’adversaire au détriment des principes gaulliens, est désormais distancée et affaiblie.
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Notes
[1] Cité par Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, tome 2, Éditions de Fallois/Fayard, 1997.
[2] Cité par Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, tome 2, Éditions de Fallois/Fayard, 1997.
[3] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome 2, Plon, 1971.
[4] Cité par Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, tome 2, Éditions de Fallois/Fayard, 1997.
[5] Cité par Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, tome 2, Éditions de Fallois/Fayard, 1997.
[6] Cité par Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, tome 1, Éditions de Fallois/Fayard, 1994.
[7] Olivier de Maison Rouge, Droit de l’intelligence économique. Patrimoine informationnel et secrets d’affaires, Lamy, 2012.
[8] Rapport n°1814 de Monsieur Alain Mayoud au nom de la commission de la Production et des échanges de l’Assemblée nationale, le 19 juin 1980, p.26.
[9] Georges-Henri SOUTOU, La guerre froide de la France 1941-1990, Tallandier, 2018.
[10] Cité par Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, tome 2, Éditions de Fallois/Fayard, 1997.
[11] Éric Branca, L’ami américain. Washington contre de Gaulle 1940-1969, Perrin, 2017.
[12] Conférence de presse du 4 février 1965.
[13] Cité par Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 2, Éditions de Fallois/Fayard, 1997.
[14] Éric Branca, L’ami américain. Washington contre De Gaulle 1940-1969, Perrin, 2017.
[15] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, tome 2, Plon, 1971.
[16] Bernard Esambert, La guerre économique mondiale, Orban, 1991
[17] Henri Martre, polytechnicien, ancien membre du Commissariat au plan et président d’Aérospatiale