<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Oligarques en cavale : vraie ou fausse menace pour Astana ?

8 décembre 2022

Temps de lecture : 5 minutes

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Oligarques en cavale : vraie ou fausse menace pour Astana ?

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Coulant des jours presque paisibles dans les beaux quartiers des capitales occidentales, plusieurs anciens dirigeants du Kazakhstan multiplient les sorties médiatiques contre leur pays d’origine à mesure que leur passé – et la justice – les rattrapent. À Astana, les nouvelles autorités kazakhstanaises jonglent entre l’impératif de poursuivre ces oligarques dont le peuple demande la condamnation et la nécessité de tourner la page d’une époque révolue, synonyme de corruption et de népotisme.

Si le Kazakhstan a résolument tourné le dos à son passé communiste, il fait face à un défi auquel peu d’États apprécieraient d’être confrontés : plusieurs de ses anciens dignitaires, des oligarques ayant fait fortune sous le mandat de l’ex-président Noursoultan Nazarbaïev, sont aujourd’hui en cavale aux quatre coins du monde ; tous accusés, voire dûment condamnés par la justice de leur pays pour détournement de fonds et autres malversations financières, ceux-ci se répandent dans les médias occidentaux en se présentant comme victimes d’une véritable chasse aux sorcières orchestrée par les autorités kazakhstanaises, quand ils n’endossent pas le costume d’opposants politiques persécutés ou de hérauts des droits de l’homme. Qui sont réellement ces personnalités qui embarrassent Astana ?

Abliazov, Khrapounov, Kazhegeldin : ces oligarques multi-condamnés qui vivent une retraite dorée en Europe

La première et, sans doute, la plus connue d’entre ces figures est sans conteste Moukhtar Abliazov. Celui que la presse surnomme parfois « le Madoff kazakh » a été condamné, par contumace, pour détournement de fonds et pour le meurtre de l’un de ses associés en 2004. Ancien ministre du Kazakhstan, avant d’être bombardé par Nazarbaïev à la tête de la BTA, la première banque du pays, Abliazov aurait détourné de l’établissement qu’il a présidé de 2005 à 2009 l’équivalent de 6,4 milliards de dollars, qu’il aurait disséminés sur des centaines de comptes offshore à travers le monde. En fuite depuis 2009, l’oligarque a tout d’abord trouvé refuge – mais pas l’asile politique, qui lui a été refusé – au Royaume-Uni, où son passé l’a cependant rattrapé lorsque la justice britannique l’a condamné, en 2012, à 4 milliards de dollars de dommages et intérêts au profit de BTA, assortis de 22 mois de prison. Moukhtar Abliazov s’enfuit à nouveau, direction la France, où il est interpellé en 2013 dans sa villa azuréenne. Réclamée par les justices kazakhstanaise, russe et ukrainienne, l’extradition de celui qui se présente volontiers comme un « martyr » du régime d’Astana a, pour l’heure, été refusée par la justice française.

Toujours en Europe, c’est en Suisse qu’a trouvé refuge une autre figure controversée du Kazakhstan : Viktor Khrapounov. L’ancien ministre et ancien maire d’Almaty a fait l’objet d’une enquête fiscale et criminelle diligentée par la justice de son pays d’origine, qui l’a formellement inculpé de détournement de fonds publics, d’abus de bien sociaux, de faux en écriture et de multiples autres délits. Sous le coup d’un mandat d’arrêt d’Interpol depuis 2012, l’oligarque avait atterri à Genève quatre ans plus tôt, à bord d’un Tupolev 154 transportant sa famille et une partie de sa colossale fortune, estimée à près de 400 millions de francs suisses par la presse helvète. Son fils, Ilyas Khrapounov – par ailleurs beau-fils de… Moukhtar Abliazov –, a quant à lui été condamné par la Haute cour de Londres à une amende de 571 millions de dollars, tout en faisant l’objet d’une enquête en Suisse, où il réside comme son père. Ainsi que d’une procédure aux États-Unis, où des juges new-yorkais ont estimé, en 2021, que son clan familial avait sciemment menti et dissimulé un certain nombre de preuves dans l’affaire l’opposant à la banque BTA.

Enfin, c’est également à Londres qu’a trouvé refuge un autre ancien premier ministre du Kazakhstan, Akezhan Kazhegeldin. Lui aussi condamné par contumace par la justice de son pays pour avoir bradé des actifs économiques et biens publics kazakhstanais, cet ancien officier du KGB se présente aux médias occidentaux comme un dissident injustement pourchassé par le régime d’Astana. En oubliant de préciser que le département de la justice américaine a conclu que M. Kazhegeldin a activement pris part à plusieurs scandales de corruption dans le cadre de contrats liés à l’exploitation de pétrole au Kazakhstan, des pots-de-vin qui auraient été transférés, là aussi, vers des sociétés offshore implantées dans des paradis fiscaux. Autant de pratiques douteuses qui auraient contribué à bâtir la fortune de l’ancien dirigeant, qui vivrait désormais dans une luxueuse villa londonienne estimée à plusieurs millions de livres sterling.

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Fièvre démocratique

Abliazov, Khrapounov, Kazhegeldin… : que ce soit par l’épaisseur de leur casier judiciaire, par leur art consommé d’échapper aux poursuites dont ils font l’objet ou encore par la manière dont ils dénigrent, dans les médias américains ou européens, le pays qui a – bien malgré lui – contribué à leur indécente fortune, ces oligarques représentent une épine dans le pied de l’État kazakhstanais. Le pays d’Asie centrale s’efforce ainsi, depuis plusieurs années, d’améliorer son image auprès de l’Occident, a fortiori depuis le début de la guerre en Ukraine avec laquelle Astana tient plus que tout à ne pas être associé. En témoigne la fièvre démocratique qui, sous l’impulsion du président Kassym-Jomart Tokaïev, s’est emparée du Kazakhstan : après un referendum constitutionnel réduisant, en juin dernier, les pouvoirs de la présidence et les pratiques népotiques héritées de l’ère Nazarbaïev, une nouvelle série de réformes a été annoncée en septembre par M. Tokaïev, limitant encore les prérogatives présidentielles et les tentations de dérive autoritaire.

Bien évidemment, ces efforts visant à consolider l’état de droit, le libre marché ou la liberté d’expression ne sont pas dénués d’arrière-pensées géopolitiques : à l’heure où la Russie voisine devient un paria sur la scène internationale, il s’agit de matérialiser le fait que le Kazakhstan s’éloigne du giron de Moscou, tout en donnant des gages à l’Occident. Ces réformes et annonces doivent, également, encore être suivies d’effets, et d’effets à long terme – et Astana se sait observé. Mais la dynamique est indéniable et, dans un monde où partout les régimes autoritaires se durcissent, la démocratisation à l’œuvre au Kazakhstan fait figure d’exception – ainsi que de rupture historique. Une époque dont nos oligarques en fuite sont le symbole, et le douloureux rappel.

Tourner la page de l’oligarchie

Et c’est bien là ce qui embarrasse les autorités d’Astana : représentant, pour la population du Kazakhstan, les pratiques et les réseaux mafieux, mais aussi le souvenir des guerres de clans d’une ère honnie et révolue, ces hommes d’affaires en cavale sont un pied de nez constant à la face d’un peuple kazakhstanais qui exige que tombent des têtes – et que soient restitués aux caisses publiques les milliards évaporés sous le soleil des paradis fiscaux. Poursuivre, où qu’ils se trouvent, ces oligarques, demeure donc, pour les nouveaux dirigeants du pays, un puissant argument politique à destination de leur opinion publique ; mais cela n’obère pas la nécessité, toute aussi aiguë, de tourner la page d’une époque, d’un système, dont ces personnalités sont le produit autant que les acteurs. Convoquer incessamment ces figures désormais inutiles au pays et même hostiles à son égard ne peut donc que contribuer à raviver de vieilles rancunes. C’est en cela que ces oligarques représentent un caillou dans la chaussure d’Astana – et non par la menace que leurs opportunes croisades médiatiques feraient peser sur un Kazakhstan qui, de toute évidence, se porte mieux sans eux.

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À propos de l’auteur
John Mackenzie

John Mackenzie

Géopolitologue et grand reporter, John Mackenzie parcourt de nombreuses zones de guerre.

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