<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> L’océan Indien : une renaissance sous la menace islamiste

29 mars 2021

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : FILE - In this Sunday, Sept. 23, 2012 file photo, masked Somali pirate Hassan stands near a Taiwanese fishing vessel that washed up on shore after the pirates were paid a ransom and released the crew, in the once-bustling pirate den of Hobyo, Somalia. A U.K.-led Piracy Ransom Task Force says the shipping industry must adopt additional measures to ensure that payments aren't made to pirates after a successful attack. (AP Photo/Farah Abdi Warsameh, File)/NAI102/541753079361/SUNDAY, SEPT. 23, 2012 FILE PHOTO/1212121938

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L’océan Indien : une renaissance sous la menace islamiste

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Depuis la fin de la guerre froide, l’océan Indien s’est réaffirmé comme une arène décisive du grand jeu géopolitique. L’idéologie islamiste mettra-t-elle en échec ce retour à l’histoire ?

 

Avec la fin de l’antagonisme Est-Ouest, les jeux semblaient faits, particulièrement dans l’espace indianocéanique où la domination des États-Unis, incarnée par la base géante de Diego Garcia, s’affirmait sans partage. À l’heure du miracle japonais, de l’éveil de la Chine et de la réunification de l’Allemagne, l’océan Indien semblait bien en marge de l’histoire en train de se faire.

 

Un laboratoire ignoré du terrorisme global

 

C’est pourtant sur les rives de cet « océan négligé » que se nouait une séquence décisive de l’intrigue historique contemporaine : l’effondrement de la Somalie et la déstabilisation de la côte orientale de l’Afrique, minées par la violence islamiste dès le début des années 1990. Significativement, l’humiliante retraite imposée en 1993 aux troupes américaines engagées en Somalie contre le seigneur de la guerre Mohamed Farah Aydid, et la destruction par des miliciens d’hélicoptères ultramodernes de l’US Navy firent à peine l’objet d’une attention oblique. Ce désastre préfigurait pourtant l’enfilade de défaites et d’embourbements qu’allait subir l’Amérique dans le monde postimpérial[1] au cours des trois décennies suivantes. Hollywood mit près d’une dizaine d’années à transmuter l’incroyable raté somalien en épisode héroïque[2], pour le placer au cœur du war narrative de la présidence Bush Jr[3]

Traité comme un incident marginal, l’échec africain des États-Unis ne vint pas troubler la représentation d’un monde en voie de pacification par le doux commerce atlantique et riche de la promesse de l’océan Pacifique et de ses petits et grands dragons suractifs. Au mieux, la mer indienne devenait la base arrière des conflits persistant aux marges dangereuses d’un monde en route vers la fin de l’histoire : ainsi, c’est de Diego Garcia que décollèrent les bombardiers ciblant l’Irak et l’Afghanistan.

 

Les faits (géopolitiques) sont têtus

 

Mais la géographie, l’économie et l’histoire ne font guère de cas des eschatologies iréniques. L’un des faits géopolitiques les plus têtus est que l’océan Indien est l’océan de l’islam – partant, l’aire la plus propice à l’incubation et à la diffusion de l’islamisme radical. En Somalie, Al-Qaïda s’était empressée dès 1993 de revendiquer la livraison des missiles sol-air grâce auxquels les milices avaient abattu deux hélicoptères américains et repoussé les troupes d’élite américaines. Ainsi, la pointe avancée de l’Afrique dans l’océan Indien devint l’un des laboratoires du discours islamiste contemporain, qui, des montagnes afghanes aux banlieues françaises, prétend fusionner guerre sainte et lutte anti-impérialiste. Les attentats meurtriers perpétrés simultanément contre les ambassades américaines de Nairobi (Kenya) et de Dar es-Salaam (Tanzanie) par Al-Qaïda le 7 août 1998, l’attaque contre le destroyer USS Cole au large d’Aden moins de deux ans plus tard, l’essor des milices « Shebab » en Somalie et leur essaimage sur le pourtour oriental de l’Afrique ne suffirent pas à déprendre l’Occident en général, et l’administration américaine en particulier, des illusions relatives à l’avènement d’un « siècle pacifique » – aux deux sens du terme. Les attentats du 11 septembre 2001 finirent par contraindre les puissances occidentales à admettre le rôle central du radicalisme musulman dans l’ordre géopolitique post-guerre froide et, en conséquence, à prendre véritablement au sérieux ce qui se passait entre les rives de la mer Rouge et les montagnes afghanes.

 

(Re)Naissance d’une configuration stratégique

 

C’est encore par la crise somalienne que l’océan Indien redevint l’une des arènes principales des antagonismes mondiaux. De la fin des années 1990 aux années 2000, les rives du Puntland et du Somaliland virent l’essor sans précédent de la piraterie, née de l’alliance entre miliciens islamistes, soldats perdus d’un État disparu et pêcheurs victimes d’incursions de bateaux européens et asiatiques venus pêcher illégalement ou déverser des déchets toxiques – voire radioactifs – dans les eaux somaliennes. Artisanale, la piraterie devint une véritable industrie, perpétrant des milliers d’attaques de la mer d’Arabie jusqu’à quelques encablures des Comores, enchaînant captures de navires et prises d’otages suivies de viols, de tortures physiques et morales et d’exécutions sommaires. Signe des temps, les relations pourtant attestées entre pirates, islamistes « Shebab » du continent et chefs d’Al-Qaïda, si étroites qu’elles ont alimenté le débat quant à l’existence d’un djihad maritime, ont été largement tues ou sous-estimées. C’est bien plutôt la hausse drastique des polices d’assurances souscrites par les armateurs qui fut au principe d’une mobilisation mondiale inédite contre la piraterie d’où découla, dans une certaine mesure, une redistribution des cartes stratégiques. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU procédèrent au déploiement conjoint de forces navales, rejoints par une quinzaine d’autres nations, sous l’égide de la conférence « Shade » réunie tous les trois mois à Bahreïn. Pour la première fois, la Chine projetait ses forces navales au-delà des eaux bordant l’Empire du milieu ; de même, la lutte contre la piraterie permit au Japon un redéploiement naval sans précédent depuis 1945. Après 2011, et à la suite d’actions résolues des marines indienne et chinoise, la puissance de cette immense armada eut raison de la piraterie aux dépens d’une raison humanitaire qui, attachée à traiter le mal à la racine, n’envisageait la résolution du problème qu’au seul prisme de l’aide au développement.

Les skiffs pirates et leurs vaisseaux mères disparus, la lutte contre la piraterie laisse en héritage un océan Indien hautement militarisé, sonnant – sans surprise – le glas de la « zone de paix » rêvée par les Nations unies au début des années 1970.

La manne gazière

 

Tout aussi têtues que la géographie religieuse, la géographie économique et la géographie politique rendent inéluctable l’émergence d’une configuration critique dans l’océan Indien. Celui-ci est non seulement la voie majeure d’approvisionnement en matières premières d’un marché chinois en pleine expansion ; il est aussi, dans sa zone sud et via le canal du Mozambique, la voie par laquelle s’exporte 50 % du trafic mondial des hydrocarbures.

À cette dimension stratégique s’ajoute un élément nouveau de première importance : la découverte de gigantesques réserves de gaz naturel au nord des eaux mozambicaines. Identifiée dès les années 1960, la présence de gaz offshore dans la zone a été longtemps sous-évaluée. De plus, toute prospection sérieuse était obérée par l’instabilité du pays, d’abord plongé dans la guerre de libération nationale menée par le Frelimo marxiste-léniniste de 1964 à 1974 contre le Portugal et ses alliés rhodésiens et sud-africains, puis, de 1975 à 1992, livrée à une guerre civile entre le Frelimo et la Renamo, mouvement d’extrême droite qui survécut à son parrain rhodésien. La normalisation politique et l’instauration d’une démocratie parlementaire en 1994, qui vit le Frelimo devenir un parti social-démocrate et la Renamo évoluer vers le centre droit, permirent la reprise des recherches. À partir de 2013, les réserves confirmées se révélèrent supérieures aux espérances des compagnies gazières et des autorités mozambicaines. Dans le prolongement sous-marin du bassin fluvial de la Ruvuma qui sépare la province mozambicaine de Cabo Delgado de la Tanzanie, les champs gaziers offshores de Prosperidade, de Coral et d’Agulha, de Temane, Inhassoro et Mamba recèlent des gisements dont l’abondance propulse le Mozambique du rang de modeste exportateur à celui de détenteur d’au moins 1 % de l’ensemble des réserves mondiales. Ce sont ainsi 5 000 milliards de mètres cubes qui dorment au fond des eaux, susceptibles de faire du pays l’un des plus grands producteurs mondiaux de gaz naturel liquéfié. La valorisation de cette ressource nécessite des investissements colossaux – plus de 100 milliards de dollars selon le FMI – et créateurs d’emplois via la construction de plateformes offshore, d’usines de liquéfaction du gaz et d’un gazoduc destiné à approvisionner l’Afrique du Sud[4], grande puissance régionale riche en ressources minérales, mais dépourvue d’hydrocarbures. Pour le Mozambique, qui compte au nombre des pays les plus pauvres de la planète, l’exploitation du gaz constitue une véritable révolution : les deux projets de liquéfaction du gaz déjà envisagés devraient rapporter à l’État 77 milliards de dollars de recettes fiscales et laissent entrevoir une vertigineuse croissance du PIB. L’enjeu prend une portée particulière dans le contexte de la transition énergétique : au premier rang des alternatives au charbon figure le gaz naturel, dont l’usage maîtrisé sur le plan technique pourrait à terme en faire l’énergie transitionnelle per excellentiam.

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Face au djihad

 

Les pétroliers Total, ENI et ExxonMobil sont les principales compagnies impliquées dans l’exploitation de la ressource gazière – avec un avantage au français, dont le projet Mozambique LNG est le plus avancé. Cet investissement de 20 milliards de dollars – un record sur le continent africain – devrait aboutir au « premier développement à terre d’une usine de GNL du pays, comprend le développement de deux champs et la construction de deux trains de liquéfaction d’une capacité totale de 13,1 millions de tonnes par an », rapportait en octobre dernier L’Usine nouvelle. À l’instar de ses concurrents, Total voit ses investissements et son action menacée par l’extension du djihad dans la province de Cabo Delgado, à majorité musulmane dans un Mozambique où dominent le christianisme et l’animisme.

De manière troublante, l’essor du djihad au Mozambique a coïncidé avec les découvertes gazières. En 2015, des disciples du prédicateur pro-Shebab Aboud Rogo Mohamed, assassiné en 2012 à Mombasa, fondèrent à la frontière entre le Mozambique et la Tanzanie le groupe « Ansar al Sunna » ( « les militants de la Tradition »), aussi nommé « al Shabab ». Enregistrés en swahili, langue dominante de la province de Cabo Delgado, les prêches du « guide » Aboud Rogo firent résonner l’appel à la création d’un Califat en Afrique orientale. Dans une région marquée par l’opposition  au pouvoir central d’un Frelimo partisan de la laïcité, l’islam politique occupe aujourd’hui le terrain de la contestation qui, dans les années 1990, orientait les suffrages de la population musulmane vers la Renamo[5]. Suivant un scénario éprouvé ailleurs, c’est après s’être présenté sous un jour « quiétiste » et développé un précaire argumentaire social qu’Ansar al Sunna a déclenché des vagues d’attaques soigneusement planifiées. Une stratégie couronnée de succès, dans une zone frontalière mal défendue par un pouvoir central lointain, où le parc national de Quirimbas (1 430 km²) fournit un terrain idéal pour la guérilla. Le mouvement terroriste est parvenu en quelques années à passer de l’insurrection à la guerre civile : les attentats et attaques ont à ce jour tué 2 000 personnes et jeté un demi-million d’habitants de la province sur les routes. Mais c’est en 2020, après un ralliement officiel des « Shebab » mozambicain à l’État islamique, que la violence fondamentaliste a connu son apogée – toujours selon un agenda qui semble épouser celui des progrès de l’industrie gazière. Alors que les grands projets étaient maintenus malgré la crise du Covid-19, les attaques se sont multipliées, marquées par des atrocités, dont la décapitation d’habitants du village de Muatide dans un stade de football en octobre 2020. Enfin, le 1er janvier 2021, une attaque contre le village de Quitunda proche du chantier gazier a eu raison de la ténacité du pétrolier français, contraignant Total à évacuer ses équipes. Au mois d’octobre 2020, l’infatigable Patrick Pouyanné, PDG de Total, demandait l’aide militaire des États européens contre l’État islamique. Cette demande est aujourd’hui reprise par le président mozambicain Filipe Nyusi, qui exhorte Total à reprendre ses activités. La France peut-elle rester sourde à ces appels ? La menace djihadiste dans la zone océan Indien la concerne au premier chef : parce que Total est une entreprise française, mais surtout parce que la France est proche du théâtre des opérations. Mayotte, département français à majorité musulmane, est plus proche de Cabo Delgado que ne l’est Nairobi ; la Réunion n’est qu’à quelques heures de vol de Maputo ; les îles éparses françaises commandent une large part des eaux du canal du Mozambique. Laisser se constituer un État islamique dans la région reviendrait non seulement à mettre en danger plus d’un million de Français, mais aussi à laisser la barbarie mettre l’histoire en échec dans l’océan Indien.

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Notes

[1] Nous utilisons ici librement le terme forgé par Manjari Chatterjee Miller, in Wronged by Empire: Post-Imperial Ideology and Foreign Policy in India and China, Stanford University Press, 2013.

[2] Ridley Scott (2001) Black Hawk Down, (La chute du faucon noir).

[3] Cf. Richard Slotkin, « Thinking Mythologically: Black Hawk Down, the “Platoon Movie” and the War of Choice in Iraq », European Journal for American Studies, 2017.

[4] Deux mégaprojets se disputent l’acheminement du gaz mozambicain vers l’Afrique du Sud : l’African Renaissance Gas Pipeline, censé aboutir à Pretoria, et le GasNosu North-South Pipeline, reliant le bassin de la Rovuma à Richards Bay, dans la province du Kwazulu-Natal.

[5] Eduardo Serpa, « The Mozambican elections », Africa institute bulletin, Pretoria, vol. 34, 1994, p. 4.

 

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À propos de l’auteur
Geoffroy Géraud-Legros

Geoffroy Géraud-Legros

Geoffroy Géraud-Legros est journaliste.

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