Professeur d’histoire du cinéma à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, auteur entre autres de «La Voie des images »; « «Nuit et brouillard » : un film dans l’histoire »; «Clio de 5 à 7 »; «Les Écrans de l’ombre.» Sylvie Lindeperg qui a co-dirigé avec Annette Wieviorka «Le Moment Eichmann » et co-écrit avec Jean-Louis Comolli le film« Face aux fantômes.» nous livre une passionnante version du procès du siècle à travers l’image.
On sait que le procès, intenté par les puissances alliées contre vingt quatre des principaux responsables du Troisième Reich, s’est tenu du 18 octobre 1945 au 1er octobre 1946, sous la juridiction du tribunal militaire international siégeant à Nuremberg en zone d’occupation américaine. Il aboutit à la condamnation à mort par pendaison de douze inculpés. Nuremberg, cité médiévale située au nord de la Bavière, disposait en effet de toutes les infrastructures nécessaires : Palais de justice et prison, reliés par un tunnel, Hôtel de ville et grand hôtel. Le symbolisme du lieu, où avaient été proclamées les lois antisémites de 1935, où se sont déroulés les grandioses rassemblements du parti nazi, magnifiés par Leni Riefenstahl ne fut pas à l’origine du choix, mais ajoutait à son sens historique et emblématique Cette année-là , alors que la ville était totalement en ruines, les troupes américaines confisquèrent le bâtiment, rénovèrent complètement la salle 600 où se déroula le procès, devenue depuis un musée. Peut-on dire pour autant que cette salle 600 est l’équivalent de l’ Hôtel de Ville de Münster où la paix hispano- néerlandaise a été conclue le 15 mai 1648, mettant fin à la guerre de Trente Ans ? En maîtres de la mise en scène, qualité que vont s’efforcer de leur disputer les Soviétiques, les Américains vont imaginer une conception de la salle d’audience conçue comme une: « architecture graphique et visuelle » permettant d’installer un écran où seront montrés films, photos, cartes, mais aussi les luminaires permettant de voir les visages des accusés, les places des caméras et des opérateurs, les box pour photographes, les cabines pour journalistes, enfin le premier système au monde de traduction simultanée. Jamais celle -ci n’avait été employée et ce fut une percée technique et linguistique de taille dont la diplomatie internationale a pleinement profité depuis. Sylvie Lindeperg grâce aux archives, fournit le récit de cette ambition : mettre en place le « plus grand procès de l’histoire », proposer une « justice exemplaire », tout en mettant en scène l’événement comme un « spectacle public » sous l’angle du liberal show trial. afin d’éclairer et d’éduquer les populations afin d’éviter la répétition de telles monstruosités. Ainsi pour la première fois, les images sont au centre : documents visuels prouvant la culpabilité des accusés, publicité donnée aux débats et volonté d’édification par l’enregistrement filmé des séances. Ceci a conféré à ce procès marathon une véritable « bataille » dont chacun a cru qu’il en sortirai vainqueur, même les dignitaires nazis qui se sont livrés à un constant pantomime. Dès le 12 juin 1945 John Ford, chef de l’unité de photographie de l’OSS, l’agence de renseignement américaine reçut un ordre de mission pour « préparer le filmage du procès international, et filmer les interrogatoires de certains dignitaires nazis, sous l’autorité du juge ». Les frères Budd et Stuart Schulberg, se mettent dans une Allemagne en ruine à la recherche de films et photos permettant de servir de preuves irréfutables au procès. Grâce à l’arrestation de Leni Riefenstahl, réalisatrice préférée du Führer, ils identifient avec elle les dignitaires nazis présents dans son film Le Triomphe de la Volonté. Ils découvrent un film de 8 mm tourné lors du pogrom de Lvov (Ukraine) en juin 1941, un autre dans le ghetto de Varsovie en 1942, avec de gros plans remplis de cadavres. L’ arrestation d’Heinrich Hoffmann permet de découvrir 12 000 de ses clichés. Les cameramen américains n’ont alors que des moyens limités, les caméras 35 mm n’autorise que de courts moments de filmage sans interruption, au total ils filment une trentaine d’heures, peu pour un procès qui dure 10 mois Sylvie Lindeperg parvient parfaitement à donner chair à l’ambition du procureur général des États-Unis, Robert Jackson. On suit les opérateurs de l’Army Pictorial Service, sous l’autorité des deux cinéastes, John Ford et George Stevens, découvrant les camps de concentration et d’extermination ; puis la mission de Budd Schulberg, futur scénariste d’Elia Kazan, chargé de réunir à travers l’Europe les films et documents nazis compromettants. Ray Kellogg en proposera des montages, « films-preuves » dont le plus célèbre reste Nazi Concentration Camps (1945), Mais la sortie du film de Stuart Schulberg, Nuremberg, une leçon pour le monde d’aujourd’hui, sera annulé , par les Américains, fin 1948 en plein blocus de Berlin, afin de ne pas s’opposer aux dirigeants de la future RFA.
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La fine fleur du journalisme mondial assista plus ou moins longuement au procès. Du côté américain John Dos Passos, du soviétique Ilya Ehrenbourg, Vsevolod Vichnevski. Louis Aragon, Elsa Triolet, pour Les Lettres françaises assistèrent à quelques séances Joseph Kessel tout comme John Passos quittera Nuremberg au bout de quinze jours. D’autres émigrés allemands ou autrichiens arrivent sous passeport français ( Alfred Döblin) ou soviétique, Markus Wolf qui y rencontre Willy Brandt envoyé par un journal norvégien. Markus Wolf devenu maître-espion fera espionner Willy Brandt qui fut ensuite chancelier provoquant sa chute en avril 1974. Pourtant le déroulement du procès s’avéra vite décevant : trop de longueurs pour un « film hollywoodien », pas assez d’action, des querelles entre alliés assez visibles, ou entre Américains eux-mêmes voire des rires ou, selon certains, un « charisme » des accusés chez Goering particulièrement qui se mettra diablement en scène poussant Jackson à la défensive. Son suicide fera partie de sa dramaturgie. Le souffle de la justice à l’américaine s’éteint peu à peu dans la lecture fastidieuse des archives et des longs interrogatoires se perdant dans les détails. La stratégie du procureur Jackson, qui préfère interroger les accusés plutôt que de faire parler de nombreux témoins, bride l’émotion, erreur que ne commettront pas les procureurs israéliens lors du procès Eichmann à Jérusalem en 1961. Les images font pourtant leur effet : le 29 novembre 1945, après dix jours d’audiences, la projection de Nazi Concentration Camps offre à l’opinion une représentation à haute valeur dramaturgique et morale, au point que Goering confie : « Et puis ils ont montré cet horrible film et ça a vraiment tout gâché… » Soudain, dans un silence sépulcral les morts se dressent devant les bourreaux, les images se substituant aux témoins victimes absents. Le film confère au procès sa force symbolique, même s’il n’est pas pleinement compris par l’opinion. C’est avec le temps qu’il va acquérir sa densité. La guerre froide commence, les esprits sont préoccupés par les tensions du présent.
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