Nouvelle-Calédonie : nommer les parties en présence

22 octobre 2024

Temps de lecture : 9 minutes
Photo : Saint-Louis, with a population of 1,200, remains the last stronghold of the independence struggle in the NoumÃ'a area in New Caledonia, SIPA/2410011530
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Nouvelle-Calédonie : nommer les parties en présence

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Pour comprendre la crise en Nouvelle-Calédonie, encore faut-il employer les bons termes. Les mots d’indépendantistes, non-indépendantistes et Etat doivent ainsi être revus afin de mieux cerner les enjeux de cette crise.

Venant juste de passer un mois sur le « Caillou », ce qui nous a le plus frappé à discuter avec nos divers interlocuteurs est à quel point chacun parle d’une perspective différente. Par quoi nous entendons, non pas simplement qu’ils ont des positions divergentes, ce qui est une évidence, mais que différents groupes ont internalisé une perspective à l’intérieur de laquelle certaines choses semblent évidentes, qui pour d’autres ne le sont pas du tout. D’où l’importance, pour qui veut réfléchir rigoureusement sur le sujet, de nommer les choses, en l’occurrence les concepts utilisés dans l’analyse : de les définir ou du moins, si cela s’avère trop difficile, de réfléchir aux mots qu’on emploie et à ce qu’on met derrière.

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La question des parties en présence

Un aspect important de cet exercice est de nommer les parties en présence[1]. Depuis l’accord de Nouméa de 1998, objet juridique mal identifié, assimilable à une déclaration unilatérale du gouvernement français et sans doute dépourvu de toute valeur contraignante (et même, avant lui, les accords de Matignon-Oudinot de 1988), il est devenu un lieu commun – partagé par tous les « camps » (les perspectives) ou presque – d’identifier trois parties à ce qu’on ne peut que nommer le problème calédonien.

Car, de fait, il existe un problème politique en Nouvelle-Calédonie : cela est indéniable, même s’il serait utile de préciser d’emblée quel est ce problème, au risque sinon que viennent s’y greffer tout sortes de considérations qui, de fil en aiguille, n’auront plus grand-chose à voir avec les considérations initiales. Ce problème se manifeste, en tout cas pour partie, par une violence qui le rend im-médiatement digne d’attention : la grande différence entre la revendication politique du FLNKS et celle, disons, du mouvement indépendantiste breton, c’est que la seconde peut être ignorée alors que la première ne le peut pas : elle fait, à intervalles réguliers, la une des médias et nécessite le déploiement en urgence de la gendarmerie mobile.

À ce problème, donc, tout le monde semble admettre qu’il existerait trois parties prenantes à la recherche d’une solution[2]. Aujourd’hui, on les appellerait les indépendantistes, les non-indépendantistes et l’État. Mais, en réalité, comme nous allons le voir, chacune de ces appellations est problématique. L’alternative, s’il en existe une, n’est certes pas évidente mais du moins importe-t-il d’examiner le sujet[3].

Les indépendantistes

Commençons donc avec les « indépendantistes » puisque ce sont eux qui, d’évidence, ont créé (et continuent à entretenir) le « problème » calédonien. Laissons de côté la question de qui ils sont – FLNKS (qui n’est pas un parti, mais un conglomérat), Union calédonienne, Palika, CCAT, etc. – et des divergences – très réelles, entre modérés et indépendantistes – dans ce qu’ils revendiquent. Quels que soient la forme que celle-ci pourrait prendre et, à vrai dire, le contenu de ce qu’on met derrière le mot, ils veulent l’« indépendance », c.à.d. quelque chose de plus que l’exceptionnellement large autonomie dont la Nouvelle-Calédonie dispose déjà, mais dont il est certain qu’elle ne constitue pas la reconnaissance d’un État, pas même associé, dans l’ordre international. C’est ainsi qu’on les désigne depuis les origines de leur mouvement visant, précisément, à l’indépendance[4], et que l’on continue, toujours aujourd’hui, à les désigner.

Ce que personne ne semble avoir remarqué, c’est à quel point cette dénomination est pourtant devenue problématique depuis la fin du processus issu de l’accord de Nouméa de 1998 avec le troisième référendum d’autodétermination le 12 décembre 2021.

Qu’il y ait des gens en Nouvelle-Calédonie qui souhaitent son indépendance est évidemment un fait, qu’il n’est pas possible de nier. La question est celle de la légitimité, en 2024, de cette revendication. Moralement, il ne nous paraît pas douteux que chacun puisse défendre la position qu’il souhaite, même si on pourrait s’attendre à ce qu’il argumente sa position sur la base de la raison commune et, sans doute, qu’il se soucie des conséquences (du moins prévisibles) de ses actes. Juridiquement, le principe est sans doute le même, quoiqu’une Justice un peu plus proactive qu’elle ne l’est pourrait commencer à se poser la question de la possible application au camp indépendantiste – bien au-delà de quelques émeutiers de 2024 – d’un certain nombre d’articles du Code pénal, à commencer par ceux réprimant un « mouvement insurrectionnel »[5].

Mais la question qui nous intéresse est politique. Politiquement, la logique de l’accord de Nouméa (et avant lui des accords de Matignon-Oudinot, qu’il a prolongé) est que l’indépendance est une des deux options possibles à la fin du processus. En 1988, puis en 1998 quand on a repoussé d’un quart de siècle la date de la décision, on a ouvert un processus extraordinaire, dérogatoire à tous les principes de notre ordre juridique, au terme duquel un certain nombre de citoyens français (ceux reconnus comme ayant également la citoyenneté calédonienne) décideraient : indépendance ou non indépendance. À ce moment-là, être pour l’indépendance est devenu une option politiquement légitime au sein même de la République française. On peut être favorable au fait que l’archipel cesse d’être français et être reçu à ce titre rue de Varenne, dans le cadre d’une relation qui ne serait pas même hostile (précision nécessaire, car un indépendantiste breton pourrait éventuellement être également reçu par nécessité politique, mais a priori ce serait en le regardant comme un adversaire).

On s’est tellement habitué à la chose que plus personne n’a l’air de remarquer à quel point elle est pourtant stupéfiante : on peut être en faveur de l’amputation de la France d’une de ses provinces et être reçu par le Premier ministre comme un « partenaire » politique, et non pas comme un adversaire.

Mais cela, ce devrait être fini. Depuis fin 2021, l’indépendance a été rejetée définitivement et sans appel par les électeurs concernés. Elle n’est donc plus une option politiquement légitime au sein de la République française. L’effet d’habituation est tel que personne n’a l’air de s’en rendre compte, mais l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie n’est plus, juridiquement, une option sur la table. Politiquement, elle n’a donc plus de légitimité dans le cadre des institutions françaises.

On peut bien sûr considérer que l’indépendantisme demeure un choix moralement respectable. On peut éventuellement même continuer à reconnaître à la chose une légitimité politique (découlant de cette légitimité morale), mais certainement plus dans le cadre des institutions. Aujourd’hui il n’y a plus de différence entre les « indépendantistes » néo-calédoniens et les « indépendantistes » bretons, corses ou autres. Tous sont en réalité des sécessionnistes, ou des séparatistes. Ils veulent la partition du territoire français.

Cette position n’étant pas permise par notre droit, les responsables politiques ne devraient avoir d’autre choix que de les considérer comme des adversaires. Il n’est plus possible d’être indépendantiste et « en même temps » partenaire politique du gouvernement français. Ces gens sont devenus des séparatistes : c’est ainsi qu’il faut les nommer ; c’est ainsi aussi qu’il faut les traiter – politiquement, voire judiciairement.

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Les non-indépendantistes

En face, il y a ceux qu’on appelle (et qui, étonnamment, s’appellent eux-mêmes), par opposition, des « non-indépendantistes ». Et, de fait, ces gens, eux aussi très divisés, mais dont les deux principales figures sont Sonia Backès, ancienne secrétaire d’État et présidente depuis 2019 de la Province Sud, et Nicolas Metzdorf, député de Nouméa et des îles Loyauté, et qui eux aussi peuvent mettre des réalités différentes sous ce mot – ne sont pas indépendantistes.

Mais cela fait longtemps que cette appellation nous chagrine, tant il semble étonnant de se définir en tant qu’on n’est pas l’autre (imagine-t-on un Parti Non-Socialiste ?), d’autant que le label ne nous apprend rien sur le fond. Mais admettons : après tout, le choix leur revient, personne ne leur a imposé cette appellation contre leur volonté. Cependant, si l’on accepte que le terme d’indépendantiste ne soit plus adéquat, politiquement ou juridiquement, alors celui de non-indépendantiste ne peut plus l’être davantage.

Que dire alors ? La question n’est pas facile. « Non-sécessioniste » ou « non-séparatiste » serait ridicule, même si cela désigne la réalité. « Loyaliste » est l’étiquette qui nous paraîtrait toujours la plus parlante, mais elle est confrontée à une triple difficulté. D’abord, elle est perçue par beaucoup comme (trop) provocatrice, puisqu’elle suggère que l’autre camp est déloyal alors qu’il se considère lui-même comme loyal, mais à une autre cause. Ensuite, elle a une histoire qui lui a fait acquérir un sens partisan que d’aucuns peuvent considérer comme peu rassembleur (car trop clivant). Enfin, et cela est lié, « les Loyalistes » est depuis 2020 le nom d’un regroupement politique de certains partis non indépendantistes, à l’exclusion d’autres partis de l’île : difficile dans ces conditions de lui rendre un sens plus générique de « partisans de la France ».

Que reste-t-il alors ? « Partisans de la France », précisément, serait une possibilité, mais qui a le sérieux inconvénient de faire quatre mots et de ne pas pouvoir être mis sous forme adjectivale. Certains suggèrent « autonomistes », par opposition à indépendantistes : c’est une approche qui s’est imposée en Polynésie, mais qui est problématique au sens où elle suggère que ses partisans rechercheraient davantage d’autonomie, ce qui n’est absolument pas le cas (ce ne serait de toute façon pour ainsi dire pas possible vu le niveau actuel d’autonomie du territoire ; beaucoup de non-indépendantistes souhaiteraient d’ailleurs moins d’autonomie). Peut-être cela s’imposera-t-il comme la moins mauvaise solution, même si elle est loin d’être idéale ; il conviendrait en tout cas d’y réfléchir. Pour notre part nous continuerons à dire « loyalistes », terme imparfait, mais qui nous semble d’autant plus apte que, on l’a dit, l’option indépendantiste n’est plus possible au sein de l’ordre juridique existant.

L’État

Reste l’État. Nous n’aurons évidemment pas la prétention de définir l’« État », terme profondément polysémique, dans le cadre d’un court article ; mais remarquons simplement cette chose là encore a priori stupéfiante : à savoir que l’État s’est auto-départi dans le contexte dont il est ici question d’une très grande partie, pour ne pas dire la quasi-totalité, du rôle qui lui est ordinairement dévolu.

A priori, toute question politique de cette nature devrait se régler au sein de l’État – conçu comme ses différentes institutions représentatives (parlement, gouvernement, etc.). L’État devrait donc être la seule partie prenante. Mais dans le cadre de l’accord de Nouméa et de ce qui a suivi, on l’a dit, il ne se comprend que comme une partie parmi trois. Et comme l’idée sous-jacente est que c’est aux deux « camps » précités qu’appartiennent le droit et le devoir de trouver un accord politique que « l’État » transformera en normes juridiques, on comprend mal ce que représente ce troisième camp.

Il n’aime pas qu’on l’appelle notaire, car, même lorsqu’il s’automutile, il conserve toujours une haute estime de lui-même, mais pour l’essentiel c’est bien ce qu’il est devenu : un président de séance ou un greffier, qui organise des rencontres (et encore, uniquement si les parties le veulent bien, quand elles le veulent bien, et à leurs conditions), écrit et distribue les minutes, etc. Si on continue à appeler cette partie « Etat », c’est forcément dans un sens très différent de celui qu’on comprendrait ordinairement : un État qui aurait quasi abdiqué sa dimension politique. À défaut d’un terme parfaitement adéquat, et sans doute inexistant, il nous semble a minima qu’ « administration » ferait davantage l’affaire pour refléter ce rôle d’exécutant. Continuer à parler d’État dans le contexte qui nous intéresse revient à lui donner un rôle, une position, un pouvoir qu’il n’a pas (ni ne souhaite avoir), et dont il est très dangereux de croire qu’il les aurait.

Et le projet de loi constitutionnelle du printemps 2024 sur le « dégel » du corps électoral, celui-là même qui mit le feu aux poudres sur l’île ? N’était-ce pas une initiative unilatérale, et au plus haut point politique, de l’« État » (gouvernement et parlement) ? Mais, en réalité, très peu : non seulement il s’agissait d’une tentative de compromis entre les positions des uns et des autres (compromis dont on savait déjà qu’il serait censuré par la Cour européenne des droits de l’homme, qui oblige la France à un dégel total ou quasi-total), mais le projet lui-même prévoyait de s’auto-rendre caduc en cas d’« accord […] négocié dans le cadre des discussions prévues par l’accord signé à Nouméa ». Tentative bien faible de l’État, donc, de prendre ses responsabilités. La violence des réactions qui s’en sont suivies sur l’île, et la piteuse volte-face du Président de la République, ont d’ailleurs montré l’étendue de son discrédit. Mais comment s’en étonner, quand il s’est lui-même départi depuis longtemps de ce qui devrait être son rôle ?

« Indépendantistes », « non-indépendantistes » et « État » sont donc trois termes inappropriés pour décrire le problème politique de la Calédonie et le processus de sa résolution. Or, mal nommer les choses, c’est non seulement ajouter au malheur du monde, mais rendre extrêmement difficile de réfléchir avec rigueur, tant les mots et les concepts qu’ils recouvrent, déterminent tout le reste.

Une terminologie alternative n’est pas, il faut le reconnaître, facile à trouver. Mais « les séparatistes », « les loyalistes » et « l’administration » est sans doute déjà bien meilleures, à défaut d’être parfaite. À tout le moins convient-il de continuer à réfléchir à cette question, bien plus fondamentale qu’on pourrait le croire de prime abord, puisque les mots qu’on utilise conditionnent assez largement les conclusions auxquelles on parvient.

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[1] Ce n’est pas le seul bien sûr : il faut aussi, par exemple, réfléchir à ce qu’on met derrière les concepts d’indépendance, de souveraineté, de fédéralisme, etc.

[2] C’est une approche que nous avons pour notre part critiquée, voir p.ex. ce billet sur le blog Jus Politicum.

[3] Pour rappel, l’accord de Nouméa a été signé par le Premier ministre et le secrétaire d’État à l’outre-mer d’alors (au nom de quoi ou de qui, cela n’est pas précisé), ainsi que par quatre représentants du FLNKS (le Front de libération national kanak et socialiste, principale organisation indépendantiste hier comme aujourd’hui) et six du RPCR (Rassemblement pour la Calédonie dans la République, principal parti anti-indépendantiste de l’époque, qui n’existe plus). Là encore, la qualité en laquelle ces signataires, hommes ou partis, ont signé n’est pas précisée.

[4] Mais, là encore, les choses sont plus complexes qu’on pourrait l’imaginer, car les mêmes partis qui aujourd’hui se disent indépendantistes auraient pu, à une autre époque, ne pas l’être (et en théorie pourraient cesser de l’être tout en conservant leur nom) : c’est le cas, par exemple, de l’Union calédonienne, aujourd’hui principal parti indépendantiste, mais qui ne l’était pas absolument pas pendant les 20 premières années de son existence.

[5] Articles 412-3 à 412-6 c. pén.

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À propos de l’auteur
Eric Descheemaeker

Eric Descheemaeker

Eric Descheemaeker est professeur à l'Université de Melbourne
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