Nuits d’émeutes en Nouvelle-Calédonie où des indépendantistes s’opposent à la modification du droit électoral. Après 35 ans de processus politique d’autonomie, l’archipel semble dans l’impasse.
La Nouvelle-Calédonie est de nouveau en proie aux violences : des émeutes, notamment à Nouméa, qui par leur brutalité ne peuvent que rappeler les « Événements » des années 1980, ceux-là même qui, dans l’espoir de ramener la paix civile, avaient mené au processus d’autodétermination prévu par les accords de Matignon-Oudinot (1988) puis Nouméa (1998). C’est ce processus qui, 33 ans plus tard, s’est achevé par la victoire du non à l’indépendance au troisième et dernier référendum d’autodétermination, organisé le 12 décembre 2021 (96,5% des suffrages exprimés, mais 56% d’abstention).
À voir Nouméa, mais aussi Dumbéa et Le Mont-Dore, en flammes, la ville couverte d’une épaisse fumée noire, ses commerces pillés, ses habitants placés sous couvre-feu et les rues et ronds-points bloqués, qui par les indépendantistes en colère, qui par les habitants des quartiers loyalistes organisant leur auto-défense, il est difficile de croire que ce tiers de siècle ait servi à quoi que ce soit. Même si, d’un point de vue loyaliste, l’essentiel a été préservé – le drapeau français flotte toujours sur l’archipel, et ne sera pas abaissé de sitôt – le constat d’échec est assez radical.
Un contexte inflammable
Le contexte immédiat, on le connaît.
Paris, c’est-à-dire le gouvernement français, veut « dégeler » la liste électorale dite spéciale qui, en Nouvelle-Calédonie, définit qui a le droit de voter aux élections spécifiquement calédoniennes, c’est-à-dire celles des trois assemblées de province, d’où est ensuite issu le Congrès de Nouvelle-Calédonie. Ces institutions ont, du fait des transferts massifs de compétences de l’État français vers la collectivité territoriale de Nouvelle-Calédonie depuis 25 ans, des prérogatives tout à fait considérables.
Le Congrès de Nouvelle-Calédonie a d’ailleurs – chose unique en France – un pouvoir législatif propre qui, dans son domaine de compétence, a remplacé celui du Parlement national. Or, on le sait, cette liste (comme celle, désormais caduque, qui définissait qui pouvait voter aux consultations d’auto-détermination) avait été « gelée » en 1988 : grosso modo – même si le détail est complexe – ne pouvaient voter que les habitants (français) qui justifiaient déjà de dix années de présence sur l’île au moment de l’accord de Nouméa, et leurs descendants. Cela excluait tous les habitants arrivés, notamment de métropole, après 1988 : habitants dont le nombre augmentait structurellement d’année en année, jusqu’à représenter plus de 20% du corps électoral ordinaire (celui qui peut, par exemple, voter aux présidentielles ou aux législatives).
Un vote ethnique
Les loyalistes veulent évidemment « dégeler » cette liste, qui exclut du suffrage des citoyens non « calédoniens » leur étant, dans leur très grande majorité, acquis. Les indépendantistes n’en veulent à aucun prix, puisque la règle actuelle surreprésente la population autochtone (le vote indépendantiste/non indépendantiste s’effectue – et c’est d’ailleurs, en soi, le signe d’un échec profond – sur des lignes quasi-parfaitement ethniques : Kanaks d’un côté, tous les autres de l’autre).
Le Gouvernement, espérant comme toujours ménager la chèvre et le chou, a donc déposé fin janvier 2024 un projet de loi constitutionnelle qui mettrait en place un corps électoral « glissant » : autrement dit, celui-ci abandonne les références à 1998 et au processus de Nouméa, mais maintient un « délai de carence » de dix ans : sauf à être natifs de l’île (et donc à y avoir, le plus souvent, passé les 18 premières années de leur vie), les citoyens français ne pourront voter aux élections des assemblées de province et du Congrès qu’après avoir justifié de dix années de résidence sur l’île.
C’est, en termes d’exclusion du droit de vote, moins grave qu’avant sur le plan des conséquences – on passerait, selon le rapport législatif du Sénat, d’environ 20% à 8% d’électeurs exclus), mais beaucoup plus grave sur le plan des principes, puisque l’existence de citoyens français de seconde zone serait pérennisée sur le long terme, désormais sans espoir de sortir de l’état d’exception que la loi organique de 1999, mettant juridiquement en œuvre l’accord de Nouméa, avait institué. C’est ce projet de loi qui a été voté, d’abord par le Sénat le 2 avril – rien ne s’était alors passé sur l’archipel – puis, donc, l’Assemblée nationale mardi 14 mai dans la nuit, mettant le feu aux poudres en Nouvelle-Calédonie.
Pour entrer en vigueur, il faudra toutefois que les deux assemblées, réunies en congrès, approuvent à nouveau cette réforme à une majorité des trois cinquièmes. Cela ne devrait pas a priori poser un problème, la question étant davantage de savoir quand ce congrès sera convoqué. Mais le Gouvernement s’est tiré une balle dans le pied en arguant que la réforme était un préalable nécessaire à l’organisation des prochaines élections territoriales, qui doivent être organisées avant la fin de l’année 2024. En réalité, celles-ci auraient tout à fait pu être organisées sur la base des listes électorales actuelles, ce qui aurait évité de devoir revoir ces règles, d’ordre constitutionnel puisque seule la Constitution peut ainsi limiter le droit de vote de certains citoyens français, sous la pression de l’urgence.
Problèmes juridiques et politiques
Il y a, derrière ces développements législatifs et constitutionnels en cours, une réalité juridique et une réalité politique. Ce n’est qu’à l’aune des deux qu’on peut comprendre à la fois le triple piège dans lequel Paris s’est enfermé ; mais aussi les éventuelles solutions pour en sortir.
La réalité juridique n’est comprise par personne ou presque, et certainement pas par le législateur français qui semble désormais – c’est le problème avec le provisoire qui s’éternise – avoir internalisé l’idée, a priori pourtant stupéfiante (et devant à tout le moins être justifiée), que la Nouvelle-Calédonie est « exceptionnelle » et que donc il est normal, inévitable, voire désirable, que des règles particulières s’y appliquent. Pourtant, sur le plan des principes, il y a deux choses qui ne devraient pas être douteuses :
– D’abord, toutes les restrictions au droit de vote étaient justifiées politiquement par l’existence d’un processus tout à fait exceptionnel, et limité dans le temps, de décolonisation-autodétermination : autrement dit, la réponse aux « Événements » des années 1980 était de donner la voix au peuple calédonien, tel que défini à travers la liste électorale spéciale (pas tous les citoyens français résidant sur l’île, donc, mais pas seulement le peuple autochtone, les Kanaks, non plus).
Cette réponse, qu’on a demandé à ce peuple calédonien de confirmer lors d’une seconde puis d’une troisième consultation, a été de dire non à l’indépendance. Le peuple calédonien s’étant prononcé, le processus de décolonisation-autodétermination est fini : la Nouvelle-Calédonie a choisi d’être décolonisée – c’est-à-dire de décider librement, par elle-même, de son avenir – au sein de la République française. Du coup, la logique du droit est très claire : on en revient au statu quo ante, c’est-à-dire au suffrage réellement universel.
À cela, on pourrait répliquer que ce que les accords de Matignon-Oudinot puis Nouméa ont fait pour la période 1988-2021 (fin du « processus de Nouméa »), un nouvel accord – une sorte de « Nouméa II » – pourrait le refaire pour une période nouvelle. Techniquement, c’est exact ; mais il faut bien comprendre aussi l’absurdité de la chose : cela reviendrait à ouvrir un nouveau processus d’autodétermination dans l’archipel. Mais comment cela serait-il possible alors que la population vient de s’exprimer, à trois reprises qui plus est ? Ce serait considérer que, le processus tri-décennal n’ayant pas donné le « bon » résultat, il faut recommencer – et qu’on recommencera aussi longtemps que nécessaire pour que le territoire vote pour l’indépendance. Autant admettre, dans ce cas, que nous avons quitté pour de bon la sphère démocratique.
La question de la démocratie
– On peut même aller plus loin, juridiquement, et considérer que la question de l’avenir politique et institutionnel de la Nouvelle-Calédonie n’est plus l’affaire des Néo-Calédoniens. Là encore, c’est aussi subrepticement que dangereusement que s’est introduite, chez le législateur (mais tout aussi bien dans les médias) l’idée selon laquelle ce sont aux Néo-Calédoniens (quel que soit le périmètre que l’on donne à ce terme, qui on le voit n’est pas fixe : les habitants de l’île ? Les citoyens français résidents permanents ? Ceux inscrits sur la liste électorale spéciale ?) de se mettre d’accord entre eux.
C’est d’ailleurs ainsi que les plus hautes autorités de l’État ont réagi face aux violentes émeutes. En réalité, il n’y a aucune raison particulière que ce soit le cas. Encore une fois, la Nouvelle-Calédonie est traitée de manière à part, comme si cela allait de soi. Mais il n’appartient pas davantage aux Calédoniens de décider par eux-mêmes qu’aux Bourguignons de décider seuls de l’avenir de la Bourgogne : dans l’un et l’autre cas, c’est toute la collectivité nationale qui est concernée. Considérer que c’est aux Calédoniens de se mettre d’accord, et que l’État français ratifiera, c’est déjà considérer qu’ils sont indépendants. Si on avait pu admettre la chose pour la période d’autodétermination ouverte en 1988 et close en 2021, c’est uniquement par délégation du peuple français tout entier (via le référendum, largement oublié, du 6 novembre 1988) : ceux-ci avaient d’avance approuvé le choix que les Néo-Calédoniens (en tout cas ceux inscrits sur la liste électorale spéciale) feraient.
Là encore, cette délégation est désormais caduque, et l’unique peuple souverain – le peuple français, dans son ensemble – a repris ses droits. Ce n’est que si nouvelle délégation était donnée à une section très particulière de la nation de décider au nom de celle-ci tout entière, que l’actuelle situation pourrait être prorogée. Cette délégation devrait évidemment être justifiée, et elle ne saurait être tacite : il faudrait un référendum (national) pour la valider, soit a priori, soit à défaut a posteriori.
Voilà pour la réalité juridique. La réalité politique est évidemment tout autre.
Un problème politique
Politiquement, on le constate chaque jour, l’idée que la Nouvelle-Calédonie est une affaire calédonienne s’est tellement répandue que personne ne semble même s’interroger à son endroit. Le rôle du gouvernement national, et même du parlement national (pourtant présumé souverain) est simplement de mettre en œuvre un accord « local ». Le projet de loi constitutionnelle se présente tout à fait explicitement comme la mise en œuvre d’une sorte de compromis par défaut – on coupe la poire en deux entre les indépendantistes et les loyalistes – ; plus encore, il réserve explicitement son entrée en vigueur à l’absence, à la date du 1er juillet 2024, d’un accord politique sur place : autrement dit, le gouvernement (approuvé par le parlement) ne comprend son rôle que de manière supplétive.
Et puis bien sûr, la réalité politique, c’est celle que nous voyons dans ces émeutes : le fait que le camp indépendantiste est très important (les Kanaks, qui en sont le quasi-parfait miroir, représentent environ 40% de la population) ; qu’il n’a jamais accepté le verdict des urnes ; et qu’il est très brutal. Toute personne qui a vécu en Nouvelle-Calédonie sait la violence extrême dont est capable, notamment, la jeunesse d’origine autochtone – par culture ancestrale, et plus encore lorsque s’y mêlent, comme souvent, alcool et stupéfiants. Ce sont des violences dignes du Brésil ou de l’Afrique du Sud (de manière finalement assez logique, tant la réalité socio-économique et ethno-culturelle de la Nouvelle-Calédonie se rapproche de ces pays et n’a, en tous les cas, rien à voir avec ce que nous connaissons en France métropolitaine).
Une force qui fait peur
La réalité politique, c’est donc que le gouvernement agit à l’ombre d’une force dont il a très peur et dont il se demande jusqu’où elle veut, et peut, aller en termes de troubles à l’ordre public, devenus en quelques heures de l’ordre de l’insurrection armée. Pris en étau entre, d’un côté, les exigences à la fois politiquement et juridiquement justifiées des loyalistes (ils ont gagné ; et les restrictions au droit de vote ne peuvent plus être justifiées par un processus politique désormais achevé – la Cour européenne des droits de l’homme pourrait de nouveau être saisie, et cette fois-ci donner raison aux requérants exclus du suffrage), et, de l’autre côté, la menace politique et sécuritaire des indépendantistes, le gouvernement a cru qu’il pourrait gagner sur les deux tableaux : « dégeler » partiellement la liste électorale pour satisfaire les loyalistes (et, espère-t-il, même si la chose nous paraît douteuse, satisfaire également ses engagements internationaux en matière de droits politiques) ; mais en même temps la maintenir suffisamment « gelée » pour ne pas (trop) mécontenter les indépendantistes. Il semble, sur ce plan-là, avoir perdu son pari – encore qu’il faille rester prudent, car il est possible que cette explosion de violence et de colère soit de courte durée et sans lendemain (en tout cas sans lendemains violents).
En ce sens, les émeutes en cours nous paraissent au moins avoir l’immense mérite politique de montrer que les compromis hasardeux faisant fi de tous les principes (l’égalité des citoyens devant le vote, rappelée à l’article 3 de la Constitution) ne permettent même pas d’acheter, dans un lâche soulagement, la paix civile. Les indépendantistes sont aujourd’hui minoritaires dans les urnes, mais pas de beaucoup ; et comme la loi actuelle accroît mécaniquement leur représentation année après année, ils pourraient espérer devenir majoritaires un jour. Tout dégel des listes, à l’inverse, les met structurellement en minorité, sans espoir de retour : en ce sens, un dégel partiel ne change rien, concrètement, pour eux, par rapport à une universalité du vote qui serait rétablie, comme l’exigent les principes. Leur réaction montre qu’ils ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Mais dans ce cas, on peut se demander à quoi il servait de tenter de les apaiser en sacrifiant les principes les plus fondamentaux de notre démocratie (« le déshonneur et la guerre » ?).
Paris dans le piège de Nouméa
À l’aune de ce qui précède, on peut désormais comprendre le triple piège dans lequel Paris s’est laissé enfermer. Comme toujours, au moment où le piège se referme, il est déjà sans doute trop tard – c’est bien avant qu’il aurait fallu agir – mais identifier le problème permet à tout le moins de se demander s’il est possible de réagir, et comment, en se posant les bonnes questions.
1/ Le premier piège, c’est que tout le processus d’autodétermination avait été organisé en vue d’un oui à l’indépendance. Nous l’avons expliqué précédemment dans les colonnes de cette revue : tout fait sens, dans ce qui a été accompli depuis maintenant 35 ans, lorsqu’on pose cette hypothèse. À l’inverse, rien ne fait sens si l’on anticipait (fût-ce comme une possibilité parmi deux) que la Nouvelle-Calédonie choisisse de rester française. Le gouvernement français – Lionel Jospin à l’époque – avait tacitement échangé une indépendance reportée de vingt ans contre la paix civile d’ici-là.
Soudainement, nous nous retrouvons face aux conséquences de nos actes : il nous faut stopper un processus qui n’avait de sens que dans sa progression inexorable dans une direction désormais fermée. La chose n’est pas impossible, mais elle est exceptionnellement compliquée, car même le statu quo n’est pas tenable : comment désormais justifier un Congrès aux pouvoirs législatifs, l’existence d’une « citoyenneté calédonienne » qu’auraient certains Français de l’archipel, mais pas d’autres, etc. ? À cela il n’y a évidemment pas de réponse toute faite ; mais à tout le moins convient-il d’en prendre conscience et de commencer à préparer un retour, au moins partiel – certaines innovations pourraient certainement être conservées avec profit, bien sûr – au statu quo ante. Mais l’erreur politique commise demeure impardonnable : nous nous sommes mis nous-mêmes dans cette position intenable.
2/ Le second piège, c’est d’avoir abandonné la situation, et sa résolution, aux acteurs politiques locaux. Que ceux-ci doivent être écoutés avec une attention toute particulière en tant que premiers concernés, et que meilleurs connaisseurs de certaines réalités, c’est une évidence. Mais subordonner les évolutions politiques ou institutionnelles à leur accord, c’est une très grande erreur, dont on voit là encore les conséquences.
Erreur triple car (i) en un sens, les Néo-Calédoniens ont moins de recul que quiconque sur leur propre situation ; (ii) il est fondamentalement inacceptable que le reste de la nation, qui a évidemment ses propres intérêts en jeu, n’ait pas son mot à dire (par exemple, loyalistes et indépendantistes ont tout intérêt à se mettre d’accord, à défaut d’autre chose, pour que ce soit le contribuable français – national – qui paye : cela ne rend pas leur accord juste) ; (iii) surtout, cela donne aux deux camps, et notamment aux indépendantistes, une importance qu’il est politiquement désastreux de leur avoir octroyé : 100 000 et quelque indépendantistes kanaks, c’est peut-être 40% de la population calédonienne, mais c’est 0,1% de la population française).
Il aurait fallu, et cela reste à notre sens une priorité absolue, « décalédoniser » la question calédonienne, pour la rendre aux premiers, et à vrai dire aux seuls, intéressés : les Français dans leur ensemble (Français de métropole, de Nouvelle-Calédonie, des autres outre-mer et de l’étranger : tous). Si, là encore, nous pensons qu’à toute chose malheur est bon, c’est que l’état d’insurrection dans lequel la Nouvelle-Calédonie est plongé réduit à néant le sempiternel contre-argument, qui est que la chose serait « politiquement impossible ». En effet, on peine à imaginer que la situation sécuritaire pourrait être pire que ce qu’elle est devenue, alors même précisément qu’on a continué à faire des partis indépendantistes locaux l’une des deux forces de décision (et la seule prête à recourir à une telle violence).
C’est précisément parce que ce qu’ils veulent compte autant pour le gouvernement français – alors même qu’ils ont été battus sans retour dans les urnes – qu’ils sont incités à recourir à ces tactiques. Leur enlever le dossier des mains ne leur fera évidemment pas plaisir ; mais rien (sauf l’indépendance, payée bien sûr par la France) ne leur fera jamais plaisir. Quitte à devoir affronter leur mécontentement, autant en retirer un avantage politique en retour.
Une indépendance hors-sujet ?
3/ Le troisième piège, c’est celui de la croyance que les problèmes calédoniens sont d’ordre politico-institutionnels. Nous l’avons dit et répété, c’est une erreur : le nœud calédonien est identitaire.
Il y a, chez le peuple autochtone, une blessure identitaire profonde – due à la période coloniale, à la dépossession dont il a fait l’objet (et pas seulement de ses terres), et au souvenir des humiliations infligées. Cette blessure, il va falloir y répondre, non seulement parce que c’est moralement nécessaire, mais aussi parce que c’est notre intérêt bien compris, dans la mesure où il ne peut pas y avoir de paix durable sans une réconciliation véritable. L’erreur, considérable, a été de croire que c’est l’indépendance (réelle ou factice) qui y répondrait, alors qu’elle est dans un sens très profond hors-sujet.
Pendant que l’on travaillait à une usine à gaz institutionnelle qui nous a mis dans une situation politiquement intenable, on n’a rien fait ou presque pour s’intéresser au problème véritable. Aujourd’hui, nous ré-entrons dans la spirale infernale des années 1980, où ce même État qui a permis au chaos de s’installer finit par y répondre sur un mode opératoire digne d’une guérilla coloniale. Le peuple autochtone se rebelle, et quatre escadrons de gendarmerie mobile sont envoyés, avec le GIGN, pour défendre « Nouméa la Blanche » et tirer sur les insurgés. Le cycle de la violence néo-coloniale, sur des lignes là encore quasi-parfaitement raciales, reprend.
Ce troisième piège se referme sur nous, nous ramenant 40 ans en arrière. Rien n’a été fait pour décoloniser réellement – au sens des rapports humains et sociaux – la Nouvelle-Calédonie, toute l’énergie ayant été consacrée à lui transférer des compétences que, fondamentalement, elle n’a ni la capacité ni sans doute même le désir d’exercer.
Piège d’un processus qui avait été conçu comme n’ayant qu’une seule issue possible ; piège d’une délégation tacite donnée aux Calédoniens pour trouver eux-mêmes une solution ; piège enfin d’un affrontement ethnique et identitaire qu’on a cru pouvoir dissoudre dans des questions institutionnelles pour ne pas avoir à l’affronter.
Aujourd’hui, ces trois pièges se referment d’un coup sur Paris. La situation est grave, mais sans doute pas désespérée si on accepte de la regarder en face, avec courage, et sans remplacer les problèmes réels par ceux de notre propre invention.