Nouvelle-Calédonie : impasse stratégique et politique

23 août 2024

Temps de lecture : 14 minutes

Photo : Debris and burned cars used for blockades and now cleared from the roads, awaiting treatment. NOUMEA, NEW CALEDONIA - 07/06/2024//JOBNICOLAS_job.0089/Credit:Nicolas Job/SIPA/2406101456

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Nouvelle-Calédonie : impasse stratégique et politique

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En Nouvelle-Calédonie, la situation ne cesse d’empirer. L’économie est fragilisée et le processus de paix est dans l’impasse. La faute, notamment, à une absence française de réflexion sur les causes réelles du problème calédonien et à un manque de vision pour l’archipel.

C’est peu dire que l’État français s’est placé, en Nouvelle-Calédonie, dans une position impossible. La ruine économique menace le territoire après trois mois de troubles et, surtout, d’incertitudes et de peurs concernant l’avenir. Les tensions « communautaires » se sont embrasées, le racisme anti-Blancs ayant désormais aussi libre cours que le vieux mépris, parfois teinté de haine, des Européens envers les Kanaks. Devant cette réalité, l’exode des Français de l’île ayant des attaches en métropole semble avoir commencé, ce qui menace tous les équilibres démographiques et donc politiques à l’avenir. L’échec de ce qui a été entrepris depuis 40 ans est total : tout cela n’aura servi à rien.

Les élections provinciales qui se profilent

L’État ne peut même pas espérer que les choses reviennent à une sorte de normalité en jouant la montre et la lassitude, car déjà d’autres échéances arrivent qui vont remettre à l’ordre du jour les questions qu’il aurait pu espérer mettre sous le tapis. En effet les élections provinciales, déjà reportées, vont devoir avoir lieu avant la fin 2024. L’alternative est simple : soit le projet de réforme constitutionnelle sur le dégel (très partiel) de la liste électorale dite « spéciale » des Français admis à voter – ceux considérés comme étant des « Calédoniens » – (projet suspendu en juin par M. Macron face aux émeutes que son vote à Paris avait causées sur le Caillou) est adopté par le Parlement à temps pour s’appliquer à ces élections, soit il ne l’est pas.

Dans le premier cas, on peut évidemment craindre un regain de tensions sur l’île, puisqu’il s’agit pour les indépendantistes d’une ligne rouge. Soit il ne l’est pas, mais dans ce cas on sait que des électeurs interdits d’inscription vont effectuer des recours juridiques. Ils perdront sans doute jusqu’au Conseil d’État, puisque la loi électorale actuelle est clairement contre eux. En revanche, on sait déjà qu’ils gagneront devant la Cour européenne des droits de l’homme, puisque celle-ci n’avait validé les entorses existantes à l’universalité du suffrage que parce que celles-ci faisaient partie d’un « système inachevé et transitoire » s’inscrivant dans un « processus d’autodétermination »[1]. Or, celui-ci est terminé depuis 2021 et le dernier référendum prévu par l’accord de Nouméa.

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Que faire alors ? À court terme, il est difficile de voir comme l’État pourrait s’extraire de l’ornière dans laquelle il s’est lui-même enfoncé faute d’avoir suffisamment réfléchi et anticipé. Comme il semble quasi-impossible que le projet de réforme soit adopté à temps[2], on peut déjà prédire les épisodes suivants : élections fin 2024 donnant, à nouveau, mais plus clairement encore (du fait à la fois de la surreprésentation des circonscriptions majoritairement kanakes et du début d’exode des Européens), une majorité du Congrès aux indépendantistes, puis condamnation de la France à Strasbourg pour non-respect du droit de vote des Français qui en auront été exclus, ce qui décrédibilisera encore un peu plus Paris tant à Nouméa que dans le Pacifique Sud.

Usine incendiée près de
Nouméa, New Caledonia- 16/06/2024//JOBNICOLAS_JOB0212/Credit:Nicolas Job/SIPA/2406180944

Réfléchir à plus long terme

Il est sans doute trop tard pour éviter que les choses, à court terme, n’empirent. Ce qu’on peut faire, en revanche, c’est en profiter pour réfléchir à beaucoup plus long terme : autrement dit, partir de ce qu’on espère pour dans plusieurs générations, et aviser du présent en fonction (selon l’adage hélas bien peu suivi de nos jours, « gouverner c’est prévoir »).

À cet égard, dans la perspective loyaliste qui est la nôtre et nous semble la seule à pouvoir garantir les intérêts à la fois de la France, de la Nouvelle-Calédonie dans son ensemble et des différentes communautés humaines de l’archipel (Kanaks, Européens de plus ou moins vieille souche, et bien sûr toutes les autres), on peut faire les quatre remarques suivantes :

1/ Abandonner toute perspective d’indépendance

Le processus d’autodétermination prévu par les accords de Matignon-Oudinot puis de Nouméa est désormais parvenu à son terme avec le triple non aux consultations d’autodétermination de 2018, 2020 et 2021. Même si ce résultat n’est sans doute pas celui qu’avaient anticipé, voire espéré, les élites parisiennes qui avaient conçu en leur temps ce processus, il n’en convient pas moins d’en tirer toutes les conséquences. La première c’est que non seulement la Nouvelle-Calédonie demeure française pour le moment, mais que, comme on dirait à Mayotte, « elle le restera à jamais ».

Ce point est absolument fondamental. On pourrait dire que tous les autres en découlent. Juridiquement, ni la Nouvelle-Calédonie ni les Néo-Calédoniens, quelle que soit la définition que l’on donne à ces termes, n’ont de droit « naturel » à disposer d’eux-mêmes et donc à continuer à remettre sur la table la question de l’indépendance aussi longtemps qu’ils le souhaiteraient (c’est-à-dire, en pratique, aussi longtemps que le camp désirant cette indépendance n’aura pas obtenu gain de cause). Ni le droit français ni le droit international ne leur octroient pareille prérogative[3]. Si processus d’autodétermination il y a eu depuis 1988, c’est parce que les institutions de l’État français l’ont bien voulu ; de la même manière, il ne pourrait y avoir de nouveau processus qu’avec son accord (on peut faire ici le parallèle avec l’Écosse, où un éventuel référendum sur l’indépendance se décide non pas à Édimbourg, mais à Londres, et Londres peut refuser son organisation, comme elle l’avait fait en 2022[4]).

Magasins pris d’assaut lors des émeutes
JOBNICOLAS_job.0039/Credit:Nicolas Job/SIPA/2406101450

L’épée de Damoclès d’un nouveau référendum

Or, il est essentiel qu’il n’y ait pas de nouveau processus, autrement dit pas de « Nouméa-II » recommençant à zéro, et ceci pour au moins deux raisons. D’abord, la simple perspective d’une possible remise en cause du statu quo, fût-ce dans 20, 30 ou même 50 ou 60 ans, suffirait à faire peser sur toute l’île – son activité économique, politique, civique, culturelle, etc. – l’épée de Damoclès d’un possible bouleversement. Or, il est impossible de construire quoi que ce soit à long terme avec une telle menace pesant sur soi : on l’a dit pour les investissements économiques, mais c’est vrai de manière beaucoup plus générale. Comment faire vivre un pays, un (des ?) peuple(s), des institutions, toute une collectivité politique et humaine, si celle-ci sait que tout cela sera remis en cause, de son vivant ou de celui de ses enfants – et remis en cause, non par les éventuels soubresauts de l’histoire, inévitables, mais par la volonté même de cette collectivité ?

Cela est d’autant moins imaginable que ce qui a été possible la première fois ne le sera pas la seconde. Déjà, le processus du triple référendum (où un seul oui suffisait aux indépendantistes pour gagner, mais les loyalistes devaient prouver jusqu’à trois reprises leur majorité dans les urnes) en a démoralisé beaucoup, qui avaient l’impression que l’État ne voulait qu’une seule chose, les abandonner. Mais du moins les règles du jeu étaient-elles établies, et la perspective d’une victoire possible.

Recommencer, cela signifie que jamais le souhait de la population de rester française ne sera respecté. Recommencer, c’est lui dire de la manière la plus claire qui soit que le processus continuera jusqu’à ce qu’elle cède.

Recommencer, cela signifie que jamais le souhait de la population de rester française ne sera respecté. Recommencer, c’est lui dire de la manière la plus claire qui soit que le processus continuera jusqu’à ce qu’elle cède. Pour les Calédoniens loyalistes, cela voudrait dire faire face à l’attaque au poignard des militants indépendantistes devant eux en sentant, dans leur dos, le poignard de l’État français prêt, lui aussi, à les transpercer. Attaqués d’un côté, abandonnés de l’autre, l’issue inévitable serait leur exode de masse – vers la France métropolitaine, vers la Gold Coast australienne, vers d’autres îles du Pacifique pour ceux qui en viennent, etc.

Ne pas recommencer la même erreur

Il est donc exceptionnellement inquiétant, à cet égard, de voir le personnel politique français refaire exactement la même erreur que MM. Jospin et Christnacht il y a 25 ans, c’est-à-dire espérer acheter la paix maintenant en repoussant les décisions d’une génération. Le document de travail (dit « projet martyr ») du gouvernement pour servir de base aux discussions sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, confidentiel, mais consulté et en partie cité par la chaîne de télévision NC la 1ère, prévoit à cet égard de redécider de ces questions dans « deux générations ».

Sans doute, pour les élites parisiennes, cela paraît-il un avenir si lointain qu’il n’est pas même à prendre en compte ; mais en réalité ce qu’il dit revient à dire que rien n’est fixé, et que donc rien ne le sera jamais – en tout cas pas tant que les Néo-Calédoniens ne cèderont pas, d’une manière ou d’une autre, aux injonctions indépendantistes. Même le Rassemblement national, qu’on avait connu davantage loyaliste, a évoqué par la voix de sa présidente un quatrième référendum « dans 40 ans ». Plus personne à Paris, et cela est dramatique, ne semble voir la Nouvelle-Calédonie autrement que comme un territoire français en sursis[5].

2/ Abandonner la « citoyenneté calédonienne »

Lié de manière presque nécessaire à cet abandon de la perspective de l’indépendance est, selon nous, celui de la citoyenneté calédonienne mise en place après l’accord de Nouméa (dont la fonction principale, aujourd’hui, au-delà de quelques privilèges dans l’accès à l’emploi sur le territoire, est de dire qui peut ou ne peut pas voter dans les élections à corps électoral restreint comme, précisément, les provinciales). On pourrait, certes, n’y voir qu’un gadget sans importance. Mais les mots comptent : ce terme avait été choisi dans l’optique de transformer, dès le oui à l’indépendance acté dans les urnes, cette « citoyenneté » en nationalité calédonienne de plein droit dans l’ordre international.

Continuer à parler de citoyenneté calédonienne, c’est nécessairement postuler l’existence distincte et continue d’un « peuple » calédonien (fût-ce au sein du peuple français plutôt qu’à côté de lui) ; et donc nécessairement suggérer que ce peuple aurait un droit lui aussi continu, et susceptible de s’exercer à tout moment selon sa volonté propre, à « disposer de lui-même ». Là encore, il s’agit d’une épée de Damoclès insupportable pour tous ceux qui ne souhaitent pas devenir indépendants – ni maintenant ni jamais.

Le feu est déjà là

À cela, nous savons qu’il nous sera opposé que ces propositions, « hyper-loyalistes », mettraient le feu aux poudres en Nouvelle-Calédonie. Nous ne pouvons que répondre que le feu a déjà été mis aux poudres. C’est, en ce sens-là, une très bonne nouvelle que le camp indépendantiste se soit manifesté aussi violemment depuis mai dernier. Ce faisant, il a prouvé deux choses. D’abord, qu’il ne sert à rien de vouloir l’apaiser, puisque tout ce qui n’irait pas dans son sens, fût-ce l’inclusion de quelques milliers d’Européens sur une liste électorale, est pour lui un insupportable casus belli. Ensuite que, comme on voit mal comment il aurait pu manifester une volonté de destruction de l’ordre européen pire encore que celle qu’il nous a déjà montrée, sa capacité de nuire n’est rien que des autorités compétentes ne puissent régler en quelques semaines ou, au pire, quelques mois.

Une personne cynique, ou réal-politicienne, pourrait ajouter que nous sommes en fait à l’exact bon moment pour avancer, puisque le camp indépendantiste violent a déjà brûlé l’essentiel de ce qu’il pourrait brûler, et qu’une bonne partie de ses chefs sont actuellement incarcérés. À quelque chose malheur étant toujours bon, sa capacité de nuire n’a donc sans doute jamais été aussi faible.

3/ Travailler sur les causes de l’indépendantisme

D’abord, donc, ôter aux indépendantistes toute perspective de succès : cela, en soi, devrait en décourager la plupart. À cet égard, il convient de dire que l’État français est une des causes principales de la prégnance actuelle du mouvement indépendantiste en Nouvelle-Calédonie, puisque pendant 30 ans il a laissé miroiter aux Kanaks l’impossible : à savoir qu’ils pourraient être indépendants et en même temps que l’État français continuerait de tout faire pour eux, à ses propres frais. Pourquoi, dans ces conditions, se gêner ?

Pour les indépendantistes, l’« indépendance » a toujours consisté à ce que quelques grands chefs kanaks décident et que la France exécute (en payant, bien sûr, pour le privilège de leur obéir).

Pour les indépendantistes, l’« indépendance » a toujours consisté à ce que quelques grands chefs kanaks décident et que la France exécute (en payant, bien sûr, pour le privilège de leur obéir). Le crime de l’État est de les avoir encouragés pendant des décennies dans cet état d’esprit ; de leur avoir laissé croire que, non seulement ils pourraient être indépendants, mais qu’en plus ils pourraient l’être à leurs conditions, c’est-à-dire sans en assumer les conséquences. Il est temps de les réveiller de ce rêve, aussi douloureux que cela puisse être tant ce rêve était plaisant pour eux. Indépendance, il n’y aura pas ; de toute manière ils seraient incapables de l’assumer.

En parallèle, il convient toutefois de travailler à déconstruire les causes de l’indépendantisme calédonien. La tâche est évidemment complexe, mais trois points nous semblent essentiels :

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D’abord, expliquer. Beaucoup d’indépendantistes (ou de Kanaks, les mots sont quasi-synonymes) sont aveugles à une double réalité. La première, c’est que leur situation est objectivement très enviable. Malgré certaines inégalités criantes, et malgré des injustices historiques qui sont réelles, mais malheureusement impossibles à défaire, leur niveau de développement humain est très élevé. Tout le monde, en Nouvelle-Calédonie, peut se comparer au Vanuatu voisin : l’expérience de l’indépendance a été, pour les Nouvelles-Hébrides, une catastrophe. Que la Nouvelle-Calédonie devienne indépendante et elle aussi s’enfoncera inéluctablement dans une crise profonde dont les Kanaks seront les premières victimes (et dont l’issue, là encore inéluctable, sera la prise de possession par une autre puissance étrangère, vraisemblablement la Chine, pour qui les droits– sociaux, économiques, civiques, etc. – des autochtones sont évidemment un non-sujet).

Que la Nouvelle-Calédonie devienne indépendante et elle aussi s’enfoncera inéluctablement dans une crise profonde dont les Kanaks seront les premières victimes.

De manière étonnante, la plupart des Kanaks semblent imperméables à ce discours de raison. Ils sont persuadés (ou font semblant de l’être ?) que le pouvoir « colonial » leur ment et que, assis sur leurs fabuleuses ressources minières, ils pourraient « négocier leurs interdépendances » à droite et à gauche : les Australiens paieraient pour implanter une base ; les Chinois pour exploiter le nickel ; les Français pour que l’on continue à utiliser leur droit ou leur langue, etc. Les indépendantistes kanaks, fort mal avisés par certains conseillers, vivent dans une bulle d’irréalité qu’il devient urgent de percer. S’ils voyageaient ailleurs qu’à Bakou, où les Azéris les manipulent pour le compte de la Turquie tout en flattant leur illusion d’importer sur la scène mondiale, sans doute pourraient-ils se rendre compte d’à quoi le monde ressemble en vrai, et de l’insigne faiblesse des cartes qu’ils ont en main.

« Be careful what you wish for », dit-on en anglais : si la France partait, c’est la seconde réalité à laquelle ils sont aveugles, le réveil serait très douloureux pour les émeutiers qui tirent aujourd’hui joyeusement sur la gendarmerie d’État. Ils se réveilleraient au fond d’une mine, à la cheville un boulet que leurs nouveaux maîtres leur auraient placé pendant leur sommeil. (C’est d’ailleurs ce qui rend si facile, à notre sens, d’être loyaliste : il ne s’agit pas de choisir une communauté contre une autre. Nous souhaitons tout le bien du monde à nos compatriotes kanaks autant qu’à tous les autres : simplement, il est démontrable que leur bien est inséparable de leur qualité de citoyens français.)

Mettre fin à l’économie de la rente

Ensuite, il convient de remédier à certaines inégalités hurlantes d’injustice. Dire cela ce n’est pas, comme une certaine gauche, réduire tous les problèmes à des questions sociales et à des « inégalités » que l’on trouvera toujours en cherchant d’assez près. C’est simplement constater l’indéniable : que la Nouvelle-Calédonie est une sorte d’économie administrée à la mode soviétique (avec en plus l’argent gratuit venu de métropole), une économie de la subvention et de la défiscalisation qui bénéficie de manière quasi-exclusive à quelques clans caldoches qui en contrôlent l’essentiel, sans se donner beaucoup de peine.

Il s’agit là d’une question de justice sociale élémentaire dans un pays où les inégalités atteignent des niveaux brésiliens ou sud-africains, mais il s’agit aussi d’une question politique.

Il s’agit là d’une question de justice sociale élémentaire dans un pays où les inégalités atteignent des niveaux brésiliens ou sud-africains, mais il s’agit aussi d’une question politique. Quand on voit des enfants de « Nouméa la blanche » débarquer en Porsche à l’Université de Nouvelle-Calédonie pendant que, derrière des barbelés, des Kanaks venus de leurs tribus dorment dans un camp improvisé, il est difficile de ne pas souhaiter l’abolition de l’ordre profondément injuste qui règne sur ce territoire. Si c’est le sentiment qu’éprouve l’Européen de passage à Nouméa, on ne peut qu’imaginer ce qu’il en est pour les descendants des gens dont les terres ont été confisquées par ceux d’« en face » (fût-ce de manière purement imaginée, car les sentiments ne s’embarrassent évidemment pas des nuances historiques). Dans une large mesure, lutter pour un ordre plus juste est aussi un enjeu géopolitique.

Le problème des rapports humains

Enfin, il est essentiel de promouvoir une véritable culture de la connaissance et du respect d’autrui. Il est parfaitement évident qu’une grande partie de la revendication indépendantiste (ou apparemment indépendantiste) kanake est liée à un sentiment d’humiliation et de dépossession : le sentiment d’être devenus des non-entités sur leur terre ancestrale. Nous sommes pour notre part convaincu depuis des années que la revendication indépendantiste est le proxy d’une autre revendication, humaine et identitaire, qui n’a pas été prise en compte.

À cela, on répliquera aisément que cela fait plus de 30 ans que l’État ne cesse en réalité de promouvoir la culture kanake, qu’il a créé entre (nombreuses) autres choses un Sénat coutumier et que, d’une manière générale, il ne cesse de célébrer dans ses discours le « bon sauvage ». Celui-ci semble être devenu, à ses yeux, un symbole totémique de pureté, de spiritualité, de rapport infralapsarien à la nature[6] et, plus globalement, le réceptacle de tout ce que l’homme occidental a conscience de ne plus être. En Nouvelle-Calédonie comme en Australie ou en Nouvelle-Zélande, les milieux universitaires sont aux avant-postes de cette célébration assez pavlovienne de tout ce qui est « coutumier » (« indigenous » en anglais).

Le problème, évidemment, est que l’hypocrisie de la chose se repère à des kilomètres. Faire construire par Renzo Piano un gigantesque musée des arts kanaks dans lequel il n’y a pour ainsi dire rien parce que l’art kanak n’existe pas, c’est une réponse d’Européens à des questions d’Européens : c’est l’homme blanc qui se parle à lui-même, et essaye de répondre à sa propre Angst postmoderne. Il n’y a que les élites parisiennes pour croire que cela puisse résoudre quoi que ce soit à 17 000km de chez elles.

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Le véritable problème, qu’aucune loi ni aucun investissement ne pourra jamais résoudre, c’est que beaucoup à Nouméa la blanche n’ont jamais quitté leur ville que pour aller, éventuellement, à l’aéroport de La Tontouta prendre un avion pour Paris ou la Gold Coast, et n’ont d’évidence pas la moindre intention de n’avoir aucun contact, encore moins bien sûr un contact amical, avec la société autochtone pourtant là à leur porte. Cela, c’est le propre d’une société coloniale au pire sens (ethno-culturel) du terme ; là encore c’est une cause profonde du souhait, pas complètement illégitime il convient de le reconnaître, qu’ont beaucoup de Kanaks de se débarrasser des Européens – aussi suicidaire pour eux-mêmes que soit ce désir.

4/ Et le reste… ?

Et le reste, demandera-t-on : les institutions, le statut juridique de l’île, etc. ? Sur ce reste, il y aurait beaucoup à dire bien sûr, mais l’oubli dans cet article-ci est volontaire. C’est sur ces questions que vont se focaliser les discussions à venir – si du moins discussions il peut y avoir, car pour l’instant les indépendantistes semblent s’y refuser – mais ça n’est au fond pas l’essentiel. La Nouvelle-Calédonie a connu 14 statuts depuis 1853 : nous voyons où cela nous a menés, et il est difficile de croire qu’un 15e puisse y changer grand-chose.

Il y a naturellement des questions gigantesques qui se posent là-bas, sur la manière de faire cohabiter des groupes ethnoculturels distincts sur un même territoire, mais ces questions ne sont pas fondamentalement des questions calédoniennes : elle se posent aussi ailleurs en France, à la fois dans les autres outre-mer et en métropole. Qu’on y réfléchisse dans un contexte calédonien, ou qu’on expérimente là-bas certaines réponses, ne serait pas une mauvaise chose ; en revanche il importe de tordre le cou à l’idée selon laquelle la Nouvelle-Calédonie, et uniquement elle, aurait un besoin particulier d’institutions différentes, de statut à part, de coexistence de différents droits civils (et pourquoi pas, demain, pénaux), etc. Tout cela ne fait que renforcer l’idée, qui elle-même renforce la revendication indépendantiste, que la Nouvelle-Calédonie est « spéciale » et doit être traitée à part.

Mais la Nouvelle-Calédonie n’est pas spéciale : elle est unique, bien sûr, comme l’est chaque territoire avec ses spécificités historiques, géographiques, humaines, culturelles, etc., mais elle n’est pas à part. Plus on lui répète qu’elle l’est – et malheureusement c’est devenu un consensus implicite dans la classe politique française et parmi les élites parisiennes – et plus on encourage un désir d’indépendance (vraie ou fausse) qu’il faudrait au contraire éteindre, tant il est contraire à l’intérêt bien compris tout autant de la France que de la Nouvelle-Calédonie que de chacune des communautés qui la composent.

La Marine nationale décharge des médicaments et de l’alimentation
JOBNICOLAS_JOB0063/Credit:Nicolas Job/SIPA/2406211217

[1] CEDH, 11 janvier 2005, n° 66289/01, Py c. France, §§61-62.

[2] À vrai dire, il semblerait que le projet soit devenu caduc, puisqu’il prévoit sa propre entrée en vigueur le « 1er juillet 2024 » et le vote d’une loi organique avant « le 1er octobre 2024 ».

[3] On cite parfois à l’appui de la position contraire le préambule de la Constitution de 1958, qui dispose qu’« [e]n vertu de ces principes et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d’outre-mer qui manifestent la volonté d’y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l’idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique » ; mais il est difficile d’y lire un quelconque droit permanent des « territoires d’outre-mer » (mot qui n’a plus le sens qu’il avait en 1958) à faire unilatéralement sécession de la France.

[4] Décision confirmée par la Cour suprême du Royaume-Uni : Reference by the Lord Advocate of devolution issues under paragraph 34 of Schedule 6 to the Scotland Act 1998 [2022] UKSC 31.

[5] Bien sûr, le principe de souveraineté populaire fait que rien de ce que nous pourrions décider aujourd’hui ne pourrait lier les générations à venir. Elles pourraient toujours décider de rouvrir la question si elles le souhaitaient ; elles pourraient même, en théorie, refermer toute question que nous aurions rouverte. Cela n’empêche évidemment pas d’essayer de répondre au mieux aujourd’hui, en espérant que la réponse continue à convaincre lorsque d’autres décideront.

[6] infralapsarien : d’avant la Chute.

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À propos de l’auteur
Eric Descheemaeker

Eric Descheemaeker

Eric Descheemaeker est professeur à l'Université de Melbourne

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