<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « Nous sommes de nouveau en train de changer de monde »  Entretien avec Pierre Lellouche

15 février 2024

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Leonid Brejnev à Bonn (1973) Europe/iblklr08531693/imageBROKER.com/klaus Rose/SIPA/2401051516

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« Nous sommes de nouveau en train de changer de monde » Entretien avec Pierre Lellouche

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Pierre Lellouche est avocat, universitaire et éditorialiste. Il est l’un des cofondateurs de l’IFRI. Député de 1993 à 2017, il a été secrétaire d’État aux affaires européennes, au commerce extérieur et président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN. Ancien représentant spécial pour l’Afghanistan et le Pakistan, il a consacré l’essentiel de sa carrière à réfléchir sur les questions de défense et de relations internationales. Dernier ouvrage paru : Une guerre sans fin, éditions du Cerf, 2017. 

Propos recueillis par Frédéric Pichon.

Article paru dans le numéro 50 de mars 2024 – Sahel. Le temps des transitions.

Sommes-nous en train de changer de monde ?

Les années 2022-2023 resteront comme des années qui marquent le retour de la guerre et de la violence. L’IISS de Londres avait dénombré en 2003 pas moins de 183 conflits militaires. Mais le fait nouveau est que la guerre est revenue en Europe en même temps que sur sa périphérie immédiate, le tout sur fond de crise des matières premières, d’inflation et d’avènement de l’IA, ce qui crée une énorme instabilité dans le système. Trente ans après le grand basculement de la fin de la guerre froide, nous sommes à nouveau en train de changer de monde.

Le problème est qu’en face de nous, nous avons affaire à des chefs d’État qui ont décidé de ne faire aucune concession et de ne pas jouer avec nos règles. Ils sont ouvertement révisionnistes, parfois revanchistes, nationalistes, autoritaires ou dictatoriaux et ont décidé que le moment est venu de faire valoir leurs intérêts géopolitiques. Fort heureusement, ils ont aussi leurs faiblesses. Comme le disait Kissinger, la géopolitique, c’est aussi un rapport de faiblesse, pas seulement de force. Reste que le Sud global veut sa revanche et a la mémoire longue, contrairement aux Occidentaux. Il y a dans les Conséquences politiques de la paix de Jacques Bainville un passage lumineux, autour de la métaphore des noyaux de dattes : « Pour que les conséquences apparaissent aux nations, il leur faut des catastrophes ou le recul de l’histoire. Elles se résignent à vivre entourées de forces invisibles, comme les génies des Mille et une Nuits, qu’elles blessent sans le savoir et qui exigent des comptes tout à coup. »

En 1992, dans Le nouveau monde, en réaction au livre de Fukuyama La Fin de l’histoire, j’avais identifié les grandes forces de demain : la démographie, la religion, le terrorisme, la prolifération nucléaire et la montée de l’Asie. Nous y sommes. Mais nos dirigeants n’ont toujours pas compris. Aujourd’hui, jamais le décalage entre les proclamations et la réalité n’a été aussi grand. Par exemple, la guerre en Ukraine n’a pas été pensée sur le plan stratégique, c’est une guerre émotionnelle. Et nous avons fabriqué le cauchemar de Kissinger : une alliance russo-chinoise, augmentée de la Corée du Nord et de l’Iran, soit quatre puissances nucléaires. Magnifique résultat qui à l’arrivée laissera l’Ukraine détruite et probablement amputée.  

Quel regard portez-vous sur la politique étrangère de la France ?

Avec le recul de près de cinq décennies passées à étudier ces questions, en tant qu’observateur et acteur, j’ai rarement vu une période aussi désastreuse pour notre pays. Un affaissement parfaitement choquant qui m’attriste et m’inquiète. Tout cela a commencé de façon spectaculaire en septembre 2021 dans l’affaire des sous-marins australiens : la France a non seulement perdu son contrat, mais s’est retrouvée soudainement congédiée et exclue de la région et de l’AUKUS alors même que nous avons des positions majeures dans la zone. Le plus choquant sans doute est que, là encore, cela n’a suscité en France de la part des responsables que des considérations visant à minimiser l’ampleur de l’affront, notamment américain. 

Sur le dossier africain, j’étais encore député et de surcroît chargé d’une mission d’information sur le Mali, lorsque j’ai vu l’opération Serval se transformer en Barkhane, ce qui pour moi était une folie. Comment prendre en charge toute la région sahélienne, soit un territoire aussi vaste que l’Europe, avec 3 000 hommes ? Je n’ai jamais cru que les colonnes djihadistes avaient l’intention de prendre le pouvoir au Mali, mais tant qu’à faire, une fois que nous les avions défaites, il fallait partir. Car le fond du sujet, c’est que la gouvernance de Bamako sur l’ensemble du Mali n’a jamais été actée, en particulier dans sa partie nord et que la France ne pouvait se substituer à l’État malien. Comme en Afghanistan, les moyens manquaient pour établir des systèmes civilo-militaires pour accompagner l’armée et faire en sorte qu’elle soit acceptée par les populations civiles. Très rapidement, l’armée française a fini par devenir aux yeux des populations locales une force d’occupation. Ajoutez à cela les Russes qui ont remué le couteau dans la plaie via Wagner ou les réseaux sociaux. Finalement, 1 milliard d’euros de dépense par an pendant dix ans, 58 soldats tués et des centaines de blessés, pour être mis à la porte à la fin, non seulement du Mali, mais également du Niger et du Burkina. Un bilan consternant.

Dans l’affaire ukrainienne, les hésitations d’Emmanuel Macron ont été très mal comprises et de ce point de vue, on lui a moins pardonné que les allers-retours de la Maison-Blanche qui ne s’est engagée dans la guerre qu’après coup, fin mars 2022, quand l’offensive russe sur Kiev échoua et qu’à Washington, on avait pensé « casser les reins » à la Russie. 

Cette politique brouillonne d’Emmanuel Macron s’acheva par le fameux voyage en train avec Olaf Scholz le 16 juin 2022. À cette occasion, Emmanuel Macron est véritablement allé à Canossa en promettant à l’Ukraine le statut de candidat à l’adhésion à l’UE. Un tel amateurisme n’a produit chez les Ukrainiens qu’un néologisme, le verbe « macroner ».

En réalité, les grandes puissances européennes continentales (Allemagne et France) ont abdiqué tout libre arbitre dans l’analyse de cette crise et se sont laissé embarquer dans une véritable guerre par procuration entre l’OTAN et la Russie, tandis que dans le même temps Ursula von der Leyen, pour des raisons bureaucratiques, devenait frénétiquement va-t-en-guerre. Quand on connaît bien de l’intérieur les rouages de l’UE, c’est à chaque fois que les États sont dispersés que la Commission européenne cherche à prendre le dessus. Elle s’est donc auto-instituée chef de guerre, alors qu’elle n’en a ni la compétence ni le mandat. Or les États ont suivi.

J’étais contre cette guerre dès le début, car je pense qu’il était possible de l’éviter notamment en prenant en compte les intérêts de sécurité de la Russie, s’agissant notamment de l’élargissement de l’OTAN. Imagine-t-on la réaction américaine si le Mexique et le Canada faisaient une alliance avec la Russie ? Après avoir fait du suivisme américain, nous faisons de la vaine surenchère européenne et nous nous retrouvons dans une situation où l’Union européenne vient de prendre en charge (décembre 2023) trois zones de guerre en même temps : l’Ukraine, le Caucase et les Balkans ! Tout cela prêterait à sourire si ce n’était en réalité tragique quand on sait que l’UE est tout sauf un instrument géopolitique, qui s’est même construit contre l’idée même de géopolitique.

Comment expliquer ce déclassement ?

Le président français n’a aucun contre-pouvoir en politique étrangère. Il fait littéralement ce qu’il veut. Si bien que la qualité de sa politique dépend de sa formation sur ces questions. Emmanuel Macron ne s’appuie sur personne en réalité, en tout cas pas les premiers intéressés, c’est-à-dire les diplomates français, pourtant unanimement respectés dans le monde. La cellule diplomatique a littéralement écrasé le Quai qui lui-même a été cassé. S’ajoute à cela un problème générationnel : de Gaulle avait fait la guerre, Mitterrand aussi, ce qui leur donnait un certain instinct. Emmanuel Macron se noie dans sa propre parole. Il se croit un grand séducteur. Cela donne lieu à de vastes malentendus. 

Ajoutez à cela que depuis trente ans notre pays s’est affaibli. La France a décroché complètement par rapport à l’Allemagne et c’est un ancien ministre du Commerce extérieur qui vous le dit. Le delta entre le déficit français et les excédents allemands approche des 200 milliards, soit dix points de PIB. Notre pays s’appauvrit, sa base industrielle se rétrécit, il subit une monnaie unique qui est allemande dans les faits. Si on enlève le luxe, l’aéronautique et la pharmacie, la France n’a plus guère d’arguments à l’export. 

Notre armée est devenue une armée « bonsaï » qui consacre le tiers de son budget à la préservation de son outil nucléaire. Le format d’intervention extérieure de notre armée, décidé il y a trente ans, est certes qualitativement performant, avec des gens très dévoués, mais quantitativement très petits. Si l’on est appelé à intervenir sur plusieurs théâtres ou si par malheur il devait se produire des choses désagréables en Europe, la situation deviendrait vite intenable. Par exemple, nous avons livré la moitié de nos canons César et quelques vieux AMX 10, mais on ne peut guère faire davantage. Le désarmement budgétaire de nos armées est une constante depuis trente ans et je me souviens de débats à l’Assemblée sur ces questions devant un hémicycle quasi vide. La défense a longtemps été la variable d’ajustement budgétaire.

Idem pour notre industrie de défense. Si vous ne donnez pas aux industriels de l’armement des contrats à long terme, ils ne vont ni investir ni recruter. L’Europe est péniblement parvenue à produire 300 000 obus en un an (alors que Thierry Breton en avait promis 1 million). Les Ukrainiens en consomment 6 000 par jour. Il faudra cinq à dix ans pour redémarrer notre industrie. C’est pathétique. La LPM ne fait qu’enrayer la dégradation. Il y a même une réduction des dotations si l’on regarde dans les détails. Ce qui n’empêche pas les militaires français de faire très bien leur travail, mais on est loin d’une autonomie stratégique française.

Les États-Unis peuvent-ils encore porter le fardeau ?

Depuis mes études à Harvard il y a cinq décennies, je suis allé un nombre incalculable de fois aux États-Unis, mais cela fait plusieurs années que je ne trouve plus aucun intérêt à aller à Washington pour échanger avec mes collègues. En fait, la politique étrangère et même le monde ne les intéressent plus. La plupart des membres du Congrès américain n’ont pas de passeport, car ils n’ont jamais voyagé. L’époque des grands ambassadeurs américains professionnels est révolue. À présent, ce sont des political appointees, c’est-à-dire des donateurs de la campagne du président gagnant. La culture européenne, même sur la côte est, est devenue l’apanage de quelques dinosaures. L’époque des Kissinger et des Brzeziński est révolue.

La situation intérieure des États-Unis est devenue très inquiétante, y compris pour les Américains eux-mêmes. En fait, le système est profondément clivé et bloqué tout à la fois. Trump a réussi à imposer aux électeurs républicains l’idée que les élections précédentes ont effectivement été volées et qu’il est victime d’un complot visant à l’abattre. Mais en face, il y a un dérapage simultané du Parti démocrate vers le wokisme qui est lui-même très inquiétant. Ainsi donc, la première puissance mondiale est un pays bloqué, potentiellement dirigé par un vieillard (même si c’est plus manifeste chez Biden), en somme une sorte de gérontocratie. La financiarisation des campagnes atteint des niveaux énormes et la corruption également. Ainsi, le sénateur Menendez, président de la commission des affaires étrangères du Sénat, a été grassement rémunéré par l’Égypte et le Qatar. 

En fait, la priorité absolue des États-Unis aujourd’hui, républicains comme démocrates, c’est la question intérieure : la guerre des races et celle du genre. Tout le débat sur les libertés porte sur ces questions. Dès lors, la lecture de la politique internationale est souvent nombriliste et incohérente. À la suite de la guerre de Gaza, on a ainsi vu surgir une vague antisémite sans précédent, au nom de la lutte des minorités opprimées contre l’hégémonie des Blancs. Un conflit lointain a ainsi servi à remettre en cause le système américain par le biais de la haine d’Israël. Pourtant, c’est assez compliqué de bâtir un consensus de politique étrangère avec un pays qui est complètement perdu intellectuellement sur sa propre identité. Cela va-t-il aboutir à un effacement des États-Unis ? En partie seulement. Les États-Unis gardent dans leur système des ressorts incontestables, notamment dans leur capacité à innover. Mais cela va mener à un repli sur soi, celui d’un pays nombriliste uniquement intéressé par ses contradictions internes, ce qui n’est pas très nouveau finalement. 

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