On croyait que le non-alignement avait disparu avec la fin de la guerre froide et de la compétition Est-Ouest, bien que le mouvement des non-alignés, créé formellement durant la conférence de Belgrade de septembre 1961, ait continué à subsister, hors de l’attention générale. Mais alors qu’une grande partie de l’Afrique, de l’Asie, du Moyen-Orient et de l’Amérique latine a refusé de s’aligner derrière l’Occident lors du déclenchement de la guerre en Ukraine, l’idée que ces régions reviennent à une politique de non-alignement a suscité l’inquiétude dans les capitales occidentales.
Article paru dans le numéro 47 de septembre 2023 – Occident. La puissance et le doute.
À Washington, le débat sur le non-alignement est encore hanté par l’ombre de la guerre froide, quand, en 1956, le secrétaire d’État américain John Foster Dulles l’avait qualifié d’« immoral ». Mais voilà que bien des termes anciens sont réapparus qui rappellent cette lointaine époque des années 1950-1980. Au Kazakhstan, en septembre 2022, le pape François exhorte à sortir de la logique des blocs, ce que précisément le général de Gaulle s’était efforcé de faire. La presse évoque le non-alignement de la Suède, alors qu’en réalité il ne s’est agi que d’une neutralité proclamée depuis les batailles napoléoniennes. On rappelle à l’envi le retour au temps de la guerre froide, faute de disposer d’un terme nouveau caractérisant l’état de transition que traverse actuellement le monde. Or, mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde, nous avait prévenus Albert Camus.
Neutralité, non-engagement, non-alignement
Pour saisir la nature du multi-alignement ou du minilatéralisme d’aujourd’hui, il convient de préciser les termes. Alors que la neutralité est un concept juridique classique, qui provient souvent d’un texte de portée internationale (traité, convention, texte constitutionnel) ce qui fut le cas de la Suisse[1], de la Suède, de l’Autriche[2] ou de l’Irlande, les autres notions (neutralité active, non-engagement, non-alignement) relèvent plutôt d’une pratique diplomatique. La division du monde en blocs hostiles, la course aux armements qui en a résulté, la volonté de consolidation des sphères d’influence ou de récupération des anciennes possessions coloniales furent autant de phénomènes perçus par les jeunes États, après 1945, comme des facteurs négatifs dont il convenait de se tenir à l’écart et de se prémunir. D’où l’épithète de « neutralistes » ou de « non engagés » qui fut vite attribuée aux États ne ralliant aucun des deux camps de l’Ouest ou de l’Est. À l’heure où régnait le duellisme (de John Foster Dulles) ou le jdanovisme (de Jdanov, l’idéologue sous Staline), les grandes puissances ne pouvaient concevoir d’attitude politique qui n’eût été calquée sur leurs propres desseins. Dès son arrivée sur la scène internationale, alors que la guerre froide venait de commencer en Europe et en Méditerranée, Nehru perçut ce que cet affrontement entre les grandes puissances représentait de danger pour son pays, encore très pauvre, rural, comprenant 80 % d’illettrés. Washington et Moscou allaient constituer autour d’eux des regroupements politico-militaires rigides, des blocs, demandant aux États périphériques de s’aligner sur leurs politiques, alors qu’ils venaient juste d’acquérir leur indépendance et qu’ils devaient consacrer toutes leurs maigres ressources au développement, à construire leurs États, s’occuper de l’éducation de leurs peuples et de l’amélioration de leur bien-être, condition sine qua non pour que la démocratie parlementaire puisse peu à peu s’implanter, transcendant les affiliations provinciales, locales, familiales, les castes, les religions[3]. On retrouve d’ailleurs aujourd’hui ces critiques et récriminations de la part des alliés de l’Ukraine à l’égard de ceux des pays, du « Sud global » qui ont refusé de condamner Moscou lors des votes successifs à l’ONU ou qui se sont abstenus. Dans les années 1950, tout ce qui pouvait se rapporter de près ou de loin à la neutralité était suspecté, au lendemain d’un conflit mondial total, critique qui s’adresse aujourd’hui à la Suisse lorsqu’elle s’oppose à ce que ses armes soient livrées à l’Ukraine au motif que son statut de neutralité lui interdit de livrer des armes à des États belligérants[4]. Mais, hier comme aujourd’hui, sous des modalités différentes, les États non engagés, qui s’appelèrent non alignés après 1961, devaient se défendre de cette accusation de passivité ou de retrait. Ils agirent dans toute la mesure de leurs moyens encore fort limités, en vue de créer les conditions d’un dialogue entre les puissances et de consolider les tendances favorables à la paix. Une attitude que l’on retrouve dans la mission africaine qui s’est rendue d’abord à Kiev, les 15 et 16 juin, puis à Saint-Pétersbourg les 17 et 18. Cette fonction médiatrice est dans la nature du non-alignement, car illustrée à ses origines par le rôle actif joué par l’Inde et avec elle par le petit noyau des pays « afro-asiatiques » et la Yougoslavie lors des tentatives de règlement du conflit coréen durant lequel États-Unis et Chine s’affrontèrent directement, et les premiers et l’URSS par une voie détournée, ce qui contraste avec l’actuelle guerre en Ukraine.
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Il n’est guère possible dans le cadre de cet article de retracer l’historique du mouvement des non-alignés[5]. Qu’il nous suffise de rappeler les cinq critères qui l’ont défini, élaborés lors de la conférence préparatoire du Caire (juin 1961) :
1/ Suivre une politique indépendante, fondée sur la coexistence pacifique et le non-alignement ;
2/ Apporter un soutien constant aux mouvements de libération nationale ;
3/ N’appartenir à aucune alliance militaire collective conclue dans le cadre des conflits entre les grandes puissances ;
4/ Ne conclure aucune alliance bilatérale avec une grande puissance ou ne pas être un membre d’un pacte défensif régional ;
5/ Ne pas accepter de plein gré l’établissement sur son territoire de base militaire appartenant à une puissance étrangère.
Aussi, bien des pays de l’ancien tiers-monde n’ont jamais été membres à part entière du mouvement comme l’Iran jusqu’à la chute du shah, le Brésil, qui est resté observateur, comme la Chine bien sûr ; alors que les neutres européens n’en ont été que des invités (Autriche, Finlande, Suède, Suisse) comme le fut la Roumanie de Ceausescu, pourtant membre du pacte de Varsovie avec lequel elle prit ses distances. Les réponses des pays extérieurs à l’Occident à la guerre en Ukraine et au nouveau conflit entre grandes puissances sont aujourd’hui trop variées pour s’inscrire parfaitement dans une catégorie. Mais bien des pays traditionnellement pro-occidentaux ont pris le large, comme les EAU, l’Arabie saoudite, le Sénégal et bien d’autres. Ces pays n’ont pas grand-chose à voir avec les notions de non-alignement qui prévalaient à l’apogée du mouvement après la Seconde Guerre mondiale. En fait le non-alignement n’a jamais été un concept cohérent, car aux côtés des compagnons de l’URSS (Cuba, Irak, Syrie, Afghanistan, Angola, Libye) figuraient des amis plus ou moins proches de l’Occident (Arabie saoudite, Côte d’Ivoire, Maroc, Nigéria, Panama, Qatar, Tunisie…). Le non-alignement reflétait un bouquet d’idées distinctes sur l’engagement postcolonial avec le monde.
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Après avoir cru l’Union soviétique vaincue, l’Occident ne vit plus le besoin de cultiver de bonnes relations avec les élites dirigeantes du Sud global. Le nouvel orgueil s’est également reflété dans les politiques qui ont tenté de promouvoir la démocratie (regime change), et de remodeler les institutions dans le monde en développement alors que les gouvernements, les organisations et les ONG militantes du monde riche tapissaient le Sud global d’un vaste appareil d’aide conditionnelle (consensus de Washington). Les remontrances politiques sur des questions allant de la gouvernance démocratique à la politique climatique sont devenues une habitude. Les sanctions et les seuils d’aide se sont constitués en instruments privilégiés pour discipliner les sociétés en développement qui n’atteignaient pas les critères fixés par l’Occident.
Malgré ces revers répétés, la présomption que le restant du monde adoptera en tout point le modèle occidental a perduré. Il n’est donc pas insolite que la communauté stratégique occidentale, dans une large partie, ait été surprise lorsque le reste du monde ne s’est pas insurgé contre l’invasion russe de l’Ukraine. De ce fait, l’Occident doit tirer un certain nombre de leçons puisqu’il recherche un soutien plus large – sur l’Ukraine ou d’autres affaires géostratégiques. Au lieu de le définir comme un conflit entre démocraties et autocraties, comme l’a fait Joe Biden, il aurait dû se concentrer sur les questions de souveraineté et d’intégrité territoriale. Ces idées ont une résonance beaucoup plus grande dans le Sud, en raison de l’abondance de frontières contestées et de conflits latents. Ayant négligé l’engagement politique avec les pays du Sud et ayant cédé beaucoup d’espace économique à la Chine dans la poursuite de la mondialisation, l’Occident doit maintenant travailler dur pour regagner son soutien. Désormais, l’échiquier mondial, élaboré par l’Occident impérial au sommet de sa puissance, n’existe plus dans l’essentiel de l’Asie, étendue par l’Islam jusqu’aux rives de la Méditerranée et aux savanes africaines. C’est bien la preuve du recul de l’emprise occidentale, de la fin véritable de la décolonisation. On sait qu’une résolution condamnant la Russie avait été adoptée le 2 mars 2022 à l’Assemblée générale des Nations unies par 141 pays et seuls quatre États (Biélorussie, Érythrée, Corée du Nord et Syrie) avaient soutenu Moscou. Mais 35 s’étaient abstenus, dont la Chine et l’Inde. Le 7 avril 2022, seuls 93 États (sur 193 membres) ont voté la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme, 24 étaient contre (dont la Chine cette fois et le Kenya, ainsi que le Nigéria, jadis classés parmi les pro-Occidentaux), et 58 se sont abstenus, parmi lesquels nombre de pays émergents ou certains des alliés des États-Unis au Moyen-Orient (Bahreïn, Égypte, Jordanie, Oman, Arabie saoudite et EAU).
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Leader historique du non-alignement, l’Inde s’est aussi abstenue lors des cinq votes organisés à l’ONU visant à condamner l’attitude de Moscou. Le débat qui s’est tenu le 5 avril 2022 à la chambre basse, la Lok Sabha – Assemblée du peuple – a même vu apparaître un consensus, suivant lequel l’Inde occupe aujourd’hui une position centrale sur l’échiquier politique mondial et qu’elle peut négocier avec toutes les parties au conflit telle une puissance d’équilibre. La crise ukrainienne offre à l’Inde la possibilité de promouvoir sa vision d’un monde multipolaire qui puisse lui conférer des marges de manœuvre. Le ministre indien des Affaires étrangères, Jaishankar, a nommé cette pensée stratégique le « plurilatéralisme » et l’a résumée en une phrase dans son ouvrage The Indian Way : « Il est temps pour nous de répondre aux États-Unis, de gérer la Chine, de rassurer la Russie, de faire jouer un rôle au Japon, de se rapprocher de nos prochains, d’élargir le voisinage et de renforcer nos soutiens traditionnels. » De fait Delhi, membre des BRIC, qui a rejoint l’Organisation de la coopération de Shanghai (OCSD), fait partie du Quad (États-Unis, Japon, Australie, Inde) dont l’objectif est l’endiguement de la Chine. C’est ici qu’apparaît la distance entre le non-alignement d’un Nehru et le plurilatéralisme d’un Modi. L’Inde pourrait certes opter pour la voie de la médiation. Mais prendre ce rôle signifierait s’écarter de sa politique de non-alignement et de non-interférence dans les conflits étrangers. Aujourd’hui, six décennies plus tard, le non-alignement indien, ne se veut guère idéologique ou proclamateur, il ne vise qu’à servir les intérêts nationaux de l’Inde.
Du non-alignement idéologique global, à un non-alignement régional, pragmatique
On a insisté sur le cas indien. Mais bien des pays leaders comme le Brésil de Lula poursuivent sur la même voie. En se rendant à Moscou avant Paris, le président Tebboune compte retrouver l’âge d’or diplomatique de l’Algérie qui avait repris le flambeau de Nasser et de Tito dans les années 1970. L’exemple du Pakistan est intéressant, à la fois proche de Pékin et de Washington, mais il a vendu des armes à l’Ukraine. Le monde en développement ne meurt pas d’envie de réinventer le mouvement des non-alignés qui a échoué ou épuisé sa force mobilisatrice. Le tiers-mondisme, avec ses idéologies issues du panasiatisme, du panarabisme et du panislamisme, a été à la fois une grande espérance et une impasse. En dépit des clameurs d’une partie des commentateurs de l’hémisphère sud, peu de dirigeants du monde en développement se font aujourd’hui des illusions avec l’idée d’une négociation collective contre l’hémisphère nord. Ils sont beaucoup plus sages maintenant et plus aptes à poursuivre des objectifs nationaux individuels. Mais leur approche transactionnelle est en train de remodeler l’ordre international libéral établi en 1945. Désormais, le non-alignement ne se définit plus par une appartenance à un regroupement formel, mais plus par ses caractéristiques et son comportement. Telle est la conduite de l’Indonésie, du Vietnam, de l’Arabie saoudite, du Mexique et de l’Égypte. Telle semble la direction prise par le Kazakhstan de Kassym-Jomart Tokaïev, dont la politique multisectorielle prend chaque jour de la densité. Déjà, lors de son précédent mandat, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva avait essayé, de concert avec la Turquie et l’Afrique du sud, à faire entendre la voix du Sud sur la question du nucléaire iranien gérée par les seules puissances traditionnelles.
Une telle évolution, appelée à s’étendre et se renforcer, devrait conduire l’Occident, qui est peuplé d’un milliard d’habitants (15 % de la population mondiale), même s’il en représente encore 45 % de la richesse, à restaurer l’importance des études régionales dans les relations internationales, ce qui aiderait les gouvernements et les institutions occidentales à mieux comprendre les complexités des différentes régions et pays du monde. Le sommet de Paris du 20 juin, pour un choc de financement du Sud, s’inscrit dans cette optique. La compétition croissante de l’Occident avec l’alliance sino-russe exige un retour aux formes classiques de la diplomatie, de se faire des amis et d’influencer les opinions. L’émergence de groupes s’exprimant sur une seule question en Occident, ainsi que leur succès dans l’établissement de l’agenda des gouvernements et des institutions multilatérales de développement, a été toxique pour les relations avec le monde en développement. Continuer sur cette voie serait encore plus contre-productif à l’ère de la rivalité accrue entre les grandes puissances. Les pays du Sud ont beaucoup plus d’influence politique aujourd’hui qu’ils n’en avaient lorsque le non-alignement fut, pour la dernière fois, un sujet pendant la guerre froide. Leur richesse, leurs institutions et leur confiance se sont développées, et bon nombre de leurs élites ont appris l’art du marchandage géopolitique entre grandes puissances concurrentes. Cela offre des opportunités que l’Occident serait avisé de saisir, en particulier compte tenu du défi stratégique bien plus grand que représente la Chine aujourd’hui par rapport à l’Union soviétique dans le passé.
[1] La France signa le 29 novembre 1516 avec les cantons suisses un traité de « paix perpétuelle ». De simple politique coutumière, la neutralité suisse est devenue un élément du droit public européen, par la déclaration des puissances du 30 mars 1815 « une reconnaissance formelle et authentique de la neutralité perpétuelle » de la Suisse. In À la recherche de l’ordre mondial, Eugène Berg, Number 7 éditions.
[2] La neutralité autrichienne a été reconnue en 1955 par 63 pays, mais elle n’a été garantie par aucun d’entre eux, de sorte que l’Autriche devait suivre une politique militaire comparable à celle de la Confédération helvétique ou de la Suède.
[3] A. Appadorai, « La politique étrangère de l’Inde », Politique étrangère, 1950, 15-566, p. 495-504.
[4] Or la Suède, qui s’en tînt lors de la guerre russo-finlandaise à une attitude de stricte neutralité, ce qui l’a même amenée à refuser de s’associer à la politique de sanctions décidée par la SDN, poussée par l’opinion, finit par accorder au gouvernement finlandais des fournitures d’armes et des ouvertures de crédit.
[5] Eugène Berg, Non-alignement et nouvel ordre mondial, PUF, 1982.