En octobre 2021, un comité de cinq membres élus par l’Assemblée norvégienne décernera le prix Nobel de la paix, cent vingt ans après sa création. Le prix n’a pas été accordé à 13 reprises, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi s’est constituée une liste d’une centaine de titulaires qui permet de comprendre comment a évolué l’idéal pacifiste.
De 1900 à 1939, tous les prix ont été attribués à des Occidentaux, individus ou organisations comme la Croix-Rouge : sept Français, sept venus des États-Unis, six de Suisse. Première préoccupation à l’époque, les relations franco-allemandes, ce qui ne surprend pas. Ensuite vient l’hommage aux institutions et aux mécanismes destinés à préserver la paix (ainsi l’arbitrage international et la Cour de justice de La Haye) et à rendre la guerre moins cruelle (en venant en aide aux réfugiés ou en aidant les blessés et les prisonniers). La paix est vue comme une aspiration naturelle de l’humanité, il suffirait de mettre en place des organismes chargés de favoriser le dialogue et la négociation pour qu’elle se réalise ; la création de la Société des nations (SDN) en 1920 témoigne de cette espérance.
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Des États unis aux États-Unis
La période 1945-1959 voit toujours la domination des Occidentaux et surtout des Américains qui reçoivent sept prix. Est-ce à leur influence que l’on doit les récompenses attribuées à des religieux (comme le président de la Young Men’s Christian Association ou Albert Schweitzer) ? N’est-ce pas aussi un moyen de se démarquer des régimes communistes et de leur athéisme ? Même s’il se pare des couleurs de la paix, le rideau de fer est tombé aux frontières de la Norvège. L’ONU qui remplace la SDN en 1945 est d’ailleurs dominée par les Occidentaux ; elle entend corriger certaines failles de la SDN en facilitant les sanctions contre les agresseurs : l’aspiration à la paix s’est révélée plus fragile que les idéalistes du départ l’espéraient. La détente fait évoluer l’attribution des prix : plusieurs concernent le risque de guerre atomique, d’autres récompensent Willy Brandt, le père de l’Ostpolitik, ainsi que Kissinger et Lê Duc Tho signataires des accords de Paris sur le Vietnam. Signe des temps Lê Duc Tho refuse son prix, estimant que l’accord ne sera complet que lorsque tous les soldats américains se seront retirés de la péninsule et Kissinger décline l’invitation à venir le retirer par peur de manifestations hostiles. Le Sud est de plus en plus récompensé – dès 1960, l’ANC sud-africaine l’avait été.
Le tournant est pris et s’amplifie ensuite. Les personnalités du Sud obtiennent la moitié des récompenses depuis 1975, contre cinq pour les États-Unis et huit pour les Européens. Les préoccupations pacifistes n’ont pas disparu (contre les mines antipersonnel, les armes chimiques et toujours le nucléaire), mais elles sont concurrencées par le souci des droits de l’homme : d’où les prix attribués à Amnesty International, à Médecins sans frontières, au Programme alimentaire mondial, au droit à l’éducation… L’environnement est récompensé en 2007 (Al Gore et le GIEC). L’ONU et ses succursales le sont à diverses reprises. L’idéal pacifiste est dilué dans l’aspiration à un monde meilleur, démocratique et progressiste.
De la paix aux bons sentiments
Défend-on la paix avec de bons sentiments ? L’obtention du prix Nobel a régulièrement provoqué des polémiques. Laissons de côté le cas des nominés que le jury norvégien n’a pas retenus comme Hitler ou Staline, la réputation du prix n’y aurait sans doute pas survécu. Aung San Suu Kyi a été récompensée en 1971 pour son opposition à la junte birmane, mais sa condamnation ultérieure des Rohingyas musulmans sera dénoncée dans les années 2010. Le dirigeant éthiopien Abiy Ahmed reçoit le prix en 2019 pour avoir mis fin à la guerre avec l’Érythrée, mais réprime plusieurs révoltes ethniques comme celle du Tigré en 2021. Sont aussi contestés après leur nomination Théodore Roosevelt, « père » de l’impérialisme américain, Albert Schweitzer, assimilé au colonialisme européen, l’Américain Elie Wiesel (1986) et la Guatémaltèque Rigoberta Menchú (1992), tous deux accusés d’avoir travesti leur biographie, l’Égyptien El Baradel que Bernard Kouchner accuse de complaisance envers l’Iran, l’Irlandais Seán MacBride, membre de l’IRA, qui a refusé l’accord de 1921 avec le Royaume-Uni, contribuant ainsi à la guerre civile dans son pays ; il crée ensuite Amnesty International avant de recevoir le prix Nobel de la paix en 1974.
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Que l’on récompense des dirigeants de pays en guerre comme Beghin et Sadate ou Arafat, Peres et Rabin peut être compris, il faut bien faire la paix entre anciens ennemis. Le cas le plus étonnant est quand même celui de Barak Obama qui reçoit le prix en octobre 2009, moins d’un an après son arrivée au pouvoir, sans qu’il ait accompli grand-chose. Le président du comité qui l’a choisi, Thorbjorn Jagland, explique ce choix par son discours de juin 2009 sur l’islam et par son engagement contre le réchauffement climatique. Qu’Obama ne tienne pas les promesses de sa campagne, qu’il laisse ouvert le camp de Guantanamo, qu’il continue la guerre en Afghanistan et qu’il multiplie les assassinats ciblés à coups de drones, quelle importance ! Il se situe du bon côté de l’histoire, il faut le récompenser, et le climat a éclipsé les combats.
Avec le temps, le prix Nobel de la paix a été peu à peu victime d’une dérive idéologique. Nous l’avons vu, il est de plus en plus attribué au nom d’autres valeurs que la paix – les droits de l’homme, l’écologie, le démantèlement des frontières, la décolonisation, la critique des pays occidentaux qui reçoivent de moins en moins de prix, sauf dans une certaine mesure les Américains (cinq prix sur les vingt-cinq dernières années même s’ils ont presque toujours été en guerre pendant cette période). Il est vrai que les États-Unis ont changé, autrefois défenseurs du « monde libre », aujourd’hui chantres de la déconstruction et de la culture woke. Reste une constante, la défense de la mondialisation et la mise en cause des frontières. La paix est passée au second plan.
La paix comme prétexte
Paradoxalement, le prix est ainsi fidèle à son fondateur, Alfred Nobel, que Victor Hugo qualifiait de « plus riche vagabond d’Europe ». Il ne possède pas mois de 80 usines dans le monde, se tourne vers l’armement et doit sa fortune à l’invention de la dynamite et à ses brevets sur les explosifs qu’il vend à différentes armées. Un journal français annoncera de façon prématurée sa mort par ces mots : « Le marchand de la mort est mort. Le Dr Alfred Nobel, qui fit fortune en trouvant le moyen de tuer plus de personnes plus rapidement que jamais auparavant, est mort hier. » La formule l’aurait choqué et conduit sur le chemin de Damas sous l’influence de la baronne von Suttner. Il crée alors les prix Nobel par son testament de 1895 et assigne à celui de la paix de récompenser celui qui « aura agi le plus ou le mieux pour la fraternisation des peuples, l’abolition ou la réduction des armées permanentes ainsi que pour la formation et la diffusion de congrès de la paix ». Le Figaro conclut l’article où il présente ce testament par ces mots « [il restera]comme un superbe monument d’amour de l’humanité ». Et le journal de monter d’un cran dans le lyrisme en un autre moment : « Chaque fois qu’un attentat se produit au moyen de la dynamite, il y a un homme au monde qui en demeure profondément irrité et attristé, car il est, lui, ennemi de toute violence : c’est l’inventeur même de la dynamite, M. Alfred Nobel, ingénieur suédois. »
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Nobel est bien de notre époque : inventeur astucieux, dirigeant d’une entreprise multinationale, il était habile à concilier son goût du profit et l’idéal pacifiste, ce qui en fait le précurseur de « l’entreprise citoyenne ». Le journaliste hagiographique du Figaro lui prête cette noble intention : rendre la guerre abominable pour qu’elle devienne impossible. Avec un tel raisonnement, Hitler aurait bien pu être récompensé !