<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Nil : guerre en eau trouble. Entretien avec Frédéric Lasserre

21 janvier 2023

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Barrage d'Assouan sur le Nil

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Nil : guerre en eau trouble. Entretien avec Frédéric Lasserre

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L’eau du Nil est l’objet de tensions entre les pays riverains. Les projets de construction de barrages attisent les rivalités. La guerre de l’eau aura-t-elle lieu ? Entretien avec Frédéric Lasserre

Frédéric Lasserre est professeur au département de géographie de l’Université Laval (Québec) et directeur du Conseil Québécois d’Études géopolitiques (CQEG)

Propos recueillis par Pierre Camus

Le Nil se trouve être le second plus grand fleuve du monde derrière l’Amazonie, et même s’il est souvent rattaché à l’Égypte il traverse bien d’autres pays. Comment présenteriez-vous la situation géographique du Nil, quel portrait dresseriez-vous de celui-ci ?

Le Nil présente un régime caractérisé par la fameuse crue annuelle, mise à profit dès l’Antiquité égyptienne, car elle déposait dans la vallée les limons fertilisants et imprégnait le sol d’eau en profondeur, permettant ce qu’on appelle la culture de décrue. Le fleuve est issu de la confluence de deux branches principales, le Nil blanc, provenant d’Afrique équatoriale avec ses sources au Burundi et drainant le Rwanda, le Kenya, l’Ouganda, avec un régime d’écoulement présentant un profil assez constant tout au long de l’année ; et le Nil bleu, descendant des hauts plateaux éthiopiens et au régime caractérisé par la mousson provenant de l’océan Indien et de ses pluies de juin à octobre. C’est donc le Nil bleu qui provoque la crue annuelle du Nil, et qui, avec l’Atbara, autre affluent du Nil descendant d’Éthiopie, constitue environ 85% du débit total du fleuve.

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Bien connu également pour ses crues qui permettaient une agriculture riche sur ses berges comme vous l’avez dit, le Nil est depuis avril 2022 utilisé par l’Éthiopie pour produire son électricité grâce au grand barrage de la Renaissance, ce qui produit de nombreuses tensions avec le Soudan et l’Égypte situés en aval et dépendants du Nil pour leurs ressources en eau.  Pouvez-vous expliquer les raisons exactes de ces tensions et leur niveau aujourd’hui ? 

Dès le début du XXe siècle, l’Égypte a commencé l’aménagement hydraulique du Nil, avec dans les années 1950 notamment la construction du grand barrage d’Assouan afin de se doter d’un réservoir très conséquent permettant d’absorber d’éventuelles années de crues faibles, mais aussi de se prémunir de la possibilité de voir le cours du fleuve réduit du fait de l’utilisation des eaux en amont : c’est une crainte constante, depuis des décennies en Égypte : si le pays est un don du Nil, il est aussi très dépendant de la permanence d’un débit important.

De fait, l’Égypte a déployé, tout au long du XXe siècle, une politique active visant à empêcher ou restreindre la possibilité pour les États d’amont de construire des barrages sur le Nil. Elle a toléré l’édification de quelques barrages au Soudan, mais s’est longtemps opposée aux projets éthiopiens de construction de barrages sur le Nil bleu et ses affluents, par peur de voir l’utilisation accrue des eaux du Nil bleu réduire le débit du Nil sur son territoire. Cette opposition s’est traduite par des pressions égyptiennes auprès des bailleurs de fonds internationaux comme la Banque mondiale pour bloquer tout financement pour des barrages éthiopiens sur le bassin du Nil, mais aussi, affirme Addis-Abeba, par un soutien indirect aux rebelles pendant la guerre civile au Tigré et en Érythrée qui s’achève en 1991, puis en faveur de l’Érythrée pendant la guerre contre l’Éthiopie (1999-2001) afin d’affaiblir le gouvernement éthiopien et sa marge de financement. L’Égypte a aussi distillé des menaces indirectes, laissant entendre que toute atteinte au débit du Nil constituerait un casus belli avec l’Éthiopie.

Les deux États, Égypte et Éthiopie, sont donc en opposition farouche depuis des décennies sur cette question de la valorisation des eaux du Nil bleu. Pour l’Éthiopie, d’où viennent 85% du débit du Nil, il est légitime que le pays puisse mobiliser souverainement les eaux qui coulent sur son territoire ; l’Égypte invoque les enjeux de sécurité et les droits historiques qu’elle aurait acquis depuis des siècles en utilisant ces eaux pour son agriculture. Les deux ont tort, ce que confirme la Convention des Nations Unies sur les utilisations des cours d’eau à des fins autres que la navigation, dite Convention de New York de 1997 : la Convention ne reconnait pas plus les droits dits historiques que la souveraineté absolue d’un État sur son territoire en matière de gestion de l’eau, et instaure deux principes : le principe de ne pas causer de dommage significatif, et le principe de l’utilisation équitable.

Dans le cadre de l’Initiative du bassin du Nil (1999), portée par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et les agences de développement suédoise et canadienne, un dialogue s’est instauré entre Le Caire et Addis Abeba. Mais les discussions achoppent sur l’interprétation de ces deux principes : si l’Éthiopie augmente ses prélèvements du Nil bleu, elle va réduire le débit du fleuve et cela créera des dommages significatifs, selon l’Égypte. L’Éthiopie rétorque que l’équité impose que le pays puisse utiliser une partie des eaux du fleuve, et qu’une diminution réduite du débit du Nil ne causerait pas de dommage majeur, car l’agriculture égyptienne a développé des habitudes peu économes en eau dans ses pratiques de l’irrigation, offrant donc un potentiel réel d’économies d’eau.

C’est dans ce contexte  de désaccord récurrent que l’Éthiopie, lasse de ne pouvoir atteindre un accord avec l’Égypte, a décidé d’aller de l’avant de manière unilatérale avec la construction du Grand barrage de la Renaissance, un barrage hydroélectrique puissant (5 150 MW), qui prélèvera peu d’eau pour l’agriculture, mais permettra de vendre une électricité bon marché aux pays voisins comme en Éthiopie et de réduire ainsi, espère-t-on, la déforestation rurale tout en favorisant la croissance économique. Faute d’avoir pu bloquer le chantier qui débute en 2011, revers politique majeur, l’Égypte s’est efforcée de contraindre l’Éthiopie à négocier le calendrier de remplissage du réservoir, qui a en effet un impact réel sur le débit du fleuve : plus le réservoir se remplit rapidement, plus il réduit le débit en aval.  C’est sur cet enjeu qu’achoppent les négociations trilatérales (avec le Soudan également), la tension se faisant forte alors que face à l’impasse, l’Éthiopie procède au début du remplissage.

Selon l’ONG International Crisis Group, au-delà des fortes tensions, les discussions progressent peu à peu. L’Éthiopie semble accepter le principe d’étalier le calendrier du remplissage ; mais la durée concrète de celui-ci, les garanties sur le débit minimum et les mécanismes de gestion en cas de sécheresse demeurent encore à préciser.

Dans le cadre des négociations, l’Égypte a proposé de recourir à la médiation des États-Unis, ce que l’Éthiopie a refusé, invoquant, à tort ou à raison, un biais de Washington en faveur du Caire. Les États-Unis ainsi que l’Union européenne se sont contentés de tenter de faciliter la tenue des négociations, avec des progrès en coulisses. À Bruxelles comme à Washington, c’est la crainte de voir la dispute se muer en conflit ouvert qui motive l’envoi d’émissaires.

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De manière plus générale, le Nil est-il aussi un centre d’intérêt pour ces pays – ou même pour d’autres – d’une autre manière qu’à propos de la question de l’eau en elle-même ?

Le Nil est au centre de la vie sociale, économique et politique en Égypte. Il n’est pas anodin que le pays entretienne cette crainte séculaire d’un possible tarissement du fleuve provoqué par un ennemi en amont. Le fleuve connait par ailleurs des dommages environnementaux suite aux aménagements induits par les barrages : interruption des dépôts des sédiments fertilisants, désormais piégés dans le réservoir d’Assouan, ce qui force la production, très consommatrice d’électricité, de grandes quantités d’engrais ; développement de maladies provoquées par les eaux stagnantes ; recul du delta du Nil, grugé par l’érosion côtière que ne compense plus le dépôt des sédiments du fleuve. Dans un contexte de mécontentement populaire face au pouvoir des militaires et face à la précarité économique d’une grande partie de la population, le pouvoir est parfois tenté de surjouer la carte de l’intransigeance éthiopienne, responsable des difficultés de gestion du fleuve, ce qui lui permet de passer sous silence les erreurs passées dans les politiques hydrauliques et la marge de manœuvre égyptienne dans l’amélioration de l’utilisation de l’eau, qui ne peut se mobiliser qu’au prix d’efforts de la part de la population et des acteurs économiques.

Bien que cette question du grand barrage de la Renaissance soit une des questions majeures, existe-t-il d’autres conflits ou du moins contentieux fluviaux entre les nations autour de la gestion de l’eau ?

S’il existe en effet une vive tension sur la question de la gouvernance des eaux du Nil, ce fleuve n’est pas le seul à cristalliser un conflit.  D’autres bassins sont eux aussi l’objet de tensions majeures, quoiqu’à des degrés variables, portant sur les modalités de partage des eaux. On peut penser au conflit entre Turquie, Syrie et Irak sur les eaux du Tigre et de l’Euphrate, conflit moins visible depuis l’éclatement de la guerre civile en Syrie en 2011 qui fait en sorte que la Turquie ne connait plus réellement d’opposition à son programme de construction de réservoirs en Anatolie. Le partage des eaux demeure un contentieux entre Israël et les Palestiniens. En Asie centrale, les États s’opposent sur les mécanismes d’utilisation des eaux du Syr Daria et de l’Amou Daria, fleuves surutilisés dont le débit a tellement diminué que la mer d’Aral qu’ils alimentaient disparait peu à peu. En Asie du Sud-est, le Vietnam, la Thaïlande et le Cambodge assistent, assez impuissants, à la construction par la Chine d’une longue série de barrages sur le haut Mékong, dont ils craignent les possibles impacts sur le volume disponible et le régime d’écoulement. En Inde, les deux États du Karnataka et du Tamil Nadu s’opposent sur l’utilisation des eaux du Cauvery, dispute qui a déjà provoqué de nombreuses émeutes et des dizaines de morts. Des tensions existent dans d’autres bassins : les gestes unilatéraux des États dans des régions qui ont connu une hausse significative des prélèvements et où les ressources sont très disputées attisent souvent les conflits.

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