Entretien – Pour le député loyaliste, la « faiblesse de la France » à l’égard des indépendantistes est la cause de l’impasse politique en Nouvelle-Calédonie. L’attitude « paternaliste » encourage les revendications et un discours au « biais victimaire ». Faute de vision et d’ambition, la France fragilise sa position sur l’archipel au bénéfice d’autres puissances, comme la Chine.
Nicolas Metzdorf est né le 20 mai 1988 à Nouméa (Nouvelle-Calédonie). Ingénieur agronome de formation, fondateur du parti Générations NC en 2019, il a été élu maire de La Foa en 2020, député de la 2ᵉ circonscription de Nouvelle-Calédonie en 2022, puis de la 1ʳᵉ en 2024. Loyaliste, il défend une vision pro-française qui s’incarne dans l’autonomie et s’oppose à l’indépendance de l’archipel.
Propos recueillis par Guy-Alexandre Le Roux
Revue Conflits : Vous-même avez une histoire particulière. Vous êtes originaire de ce qu’on appelle la « Brousse » de Nouvelle-Calédonie, et parmi vos ancêtres figurent aussi bien des communards déportés que des membres de la haute société française et nouméenne. Vous avez aussi du sang belge, anglais et bosniaque dans vos veines, et vous parlez avec ce qu’on appelle parfois l’accent caldoche. À 17 000 km de Paris à vol d’oiseau, qu’est-ce que cela signifie pour vous d’être « Français » ? Est-ce différent d’un « Français de métropole » ?
Nicolas Metzdorf : Mon histoire n’est pas forcément unique, car beaucoup de Calédoniens d’origine européenne sont comme moi. Ils ont des ancêtres qui viennent d’horizons divers, liés à l’évangélisation, avant même la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie. Par exemple, un de mes ancêtres était pasteur et est arrivé en 1843, alors que la prise de l’île n’a eu lieu officiellement qu’en 1853. Dans la lignée des « Caldoches » (les Européens nés en Nouvelle-Calédonie), on trouve des évangélistes, des bagnards, des pionniers, des aventuriers, des baleiniers. Et du côté de ma mère, il y a un ancêtre plus récent : mon grand-père, qui a fui le régime de Tito en Yougoslavie parce qu’il était monarchiste. Il s’est exilé en Australie et a rencontré ma grand-mère calédonienne, qui y était en vacances. Mais, en Nouvelle-Calédonie, je ne suis pas du tout une originalité.
La différence pour nous, Français du Pacifique, c’est que nous devons nous battre pour rester Français. En métropole, les gens naissent Français, vivent Français et meurent Français, c’est presque une évidence. Mais nous, nous devons lutter pour que nos enfants, et même pour que nous-mêmes, restions Français. Cela nous donne un rapport à la France qui est peut-être plus fort. J’ose dire plus fort, car pour nous, la France, c’est un peu un idéal, un « graal » pour lequel nous nous battons. La France représente pour nous une grande puissance qui nous protège et qui porte des valeurs suprêmes. Quand on n’a pas à se battre pour être Français, on ne se rend pas compte de ce que cela signifie. C’est là notre différence avec les métropolitains.
Aujourd’hui, avec l’axe indo-pacifique, la Nouvelle-Calédonie a une importance géostratégique importante. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Je suis fatigué d’entendre ça et de voir que rien ne se fait. On entend partout, surtout en métropole, que la Nouvelle-Calédonie a une position géostratégique clé. C’est devenu un discours en boucle, mais concrètement, que se passe-t-il ? Rien. Nous avons un quart des ressources mondiales de nickel, que nous vendons aux Chinois, et aucun minerai calédonien, donc français et européen, n’arrive en Europe, alors que le nickel est crucial pour les batteries de voitures électriques. Nous avons une zone économique exclusive de 1,3 million de kilomètres carrés, mais il y a seulement 16 bateaux de pêche calédoniens, et la France ne fait rien pour exploiter cette zone, ni pour la pêche ni pour les ressources sous-marines. Pire, le chef d’état-major des armées a même affirmé récemment en commission que la France n’était pas taillée pour protéger la Nouvelle-Calédonie en cas de conflit[1]. On a voté trois fois pour rester français, et on nous dit qu’on ne sera pas défendu. Sommes-nous des Français de troisième catégorie ? Alors, on nous parle sans cesse de cette importance géostratégique, mais il n’y a aucune action concrète.
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Vous touchez un problème qui concerne l’ensemble des territoires outre-mer, la France ne sait pas quoi en faire.
Oui, je le pense. La relation est malsaine : la France veut garder ses outre-mer, mais sans ambition pour eux. Elle voit ces territoires comme un coût, sans valeur ajoutée. En retour, les Ultramarins se sentent comme des mendiants, car ils n’ont pas les moyens de développer leurs territoires, faute d’une vision stratégique de l’État. Tant qu’il n’existe pas d’ambition française pour les territoires ultramarins, on restera dans cette relation de mendicité malsaine. On parle souvent de la France comme deuxième puissance maritime mondiale, mais sans stratégie, cela ne veut rien dire.
La France manque de cohérence. Nous avons eu sept ministres des Outre-mer en sept ans ! Cela prouve qu’il n’y a pas de stratégie à long terme. Quand on voit la France présente sur les trois grands océans, sur tous les fuseaux horaires du monde, avec des territoires dotés de ressources incroyables, il est frustrant de constater ce manque de vision. Par exemple, la Polynésie française est plus grande que l’Europe en superficie maritime, la Nouvelle-Calédonie est aussi vaste que la Belgique, avec un quart des ressources mondiales de nickel, la Guyane est grande comme le Portugal. La France a des joyaux qu’elle n’utilise pas. Et si la France ne prend pas conscience de la valeur de ses territoires, d’autres puissances viendront les exploiter.
La France se concentre beaucoup sur la construction européenne et sur son rôle continental. Pensez-vous qu’elle devrait privilégier son action avec les outre-mer avant de se focaliser sur l’Europe ?
Le problème d’être présent sur tous les fuseaux horaires est qu’il faut être puissant économiquement et militairement. Je pense que la France aujourd’hui n’est plus assez puissante, donc elle doute et se referme sur elle-même. Il y a un fantasme de la grandeur passée, mais elle a perdu son ambition.
Pour en venir à la question identitaire, en Nouvelle-Calédonie, la population est souvent perçue en métropole comme divisée entre les Blancs loyalistes et les kanak indépendantistes. Pourquoi est-ce plus complexe que cela ? Quelles sont les implications politiques ?
C’est plus compliqué, car la Nouvelle-Calédonie est très diverse. La communauté kanak représente environ 45 voire 50 % de la population, mais il y a aussi 27 % d’Européens (recensement de 2019), 10 % de Polynésiens, 6 ou 7 % d’Asiatiques et des métis. Le clivage n’est donc pas simplement entre kanak et Blancs. Les indépendantistes représentent surtout les kanak, car le projet indépendantiste est un projet identitaire, un projet « kanako-kanak ». Les autres communautés, voyant dans l’indépendance une perte de beaucoup de choses, se réfugient dans les valeurs universalistes de la France. Cependant, même parmi les kanak, il y a des divergences. Certains indépendantistes sont radicaux et plutôt pro-chinois, ce sont eux à l’origine des problèmes, ce qui rend difficile le dialogue, tandis que d’autres sont modérés et ouverts à la discussion.
Vous parliez des ingérences étrangères. Les indépendantistes radicaux sont-ils manipulés ?
Les indépendantistes radicaux ne sont pas manipulés, ce serait une erreur de les sous-estimer. Ils sont parfaitement conscients de leurs actions et recherchent activement des soutiens extérieurs pour renforcer leur cause. Ce ne sont pas des acteurs passifs. Ils agissent avec une stratégie claire et une organisation bien structurée. Il ne faut pas les voir avec un regard paternaliste ou condescendant, car ce sont des personnes intelligentes et déterminées, prêtes à tout pour atteindre leur objectif : que la France quitte la Nouvelle-Calédonie.
On a pu le constater lors des récentes émeutes. Ce n’était pas une simple manifestation de colère spontanée ; tout était planifié avec une logistique précise et une hiérarchie établie. Ils ont même mis en place des tactiques pour contourner les contrôles de police, ce qui montre leur niveau d’organisation. On n’est pas dans des émeutes de banlieue classiques, c’est un mouvement très structuré et orienté vers un but politique bien défini.
Les dernières émeutes de mai ont clairement montré que les 35 ans de concessions (si on inclut les accords de Matignon) n’ont abouti sur rien. Quelles sont les raisons de l’échec ?
Les raisons de l’échec, c’est avant tout la faiblesse de la France. Elle croit qu’en étant gentille avec tout le monde, elle obtiendra des résultats. Je ne dis pas qu’il faut être sévère pour le plaisir, mais il faut l’être avec ceux qui refusent la démocratie, ceux qui rejettent les valeurs humanistes et universelles. Et bien sûr, il faut être constructif avec ceux qui défendent ces valeurs.
On l’a bien vu : les gendarmes ont été pris pour cible avec des armes lourdes, plus de 350 fois, il y a eu plus de 100 gendarmes et policiers blessés, et deux gendarmes tués. Et là, on va négocier avec le parti politique qui a provoqué cette violence ? Oui, il faut discuter, regarder l’histoire de la Nouvelle-Calédonie sous tous ses aspects, mais il est essentiel de refuser de dialoguer avec ceux qui utilisent la violence pour faire avancer leur cause.
Je pense que c’est un problème d’ADN pour la France : elle a une approche repentante, qui finit par lui faire du mal. On perd le bon sens dans la gestion de ce dossier. En agissant ainsi, nous encourageons un certain biais victimaire. Il y a une forme de néocolonialisme dans cette approche française, où on pense à tort qu’il faut être paternaliste, où l’on dit : « Oh, les pauvres… » Alors qu’en réalité, ce sont des gens intelligents, instruits, souvent formés en métropole, qui sont tout à fait capables.
Ce n’est pas une question de leur donner des concessions pour les apaiser. Il faut traiter d’égal à égal. Quand on est ferme avec les indépendantistes, on impose une forme de respect.
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Depuis 35 ans, les blessures du passé sont reconnues, des concessions sont faites. Pourquoi la haine continue ?
Je pense qu’il y a eu, en Nouvelle-Calédonie, un fait colonial. Je ne suis pas de ceux qui le nient. La colonisation a eu ses côtés positifs, mais aussi ses aspects négatifs. Après les événements de 1988, il y avait effectivement des justifications à la lutte kanak : ils n’avaient pas accès aux pouvoirs ni aux responsabilités économiques. C’était vrai, et c’est pour cela qu’il y a eu, pendant quarante ans, un rééquilibrage économique, politique et sociologique.
Mais aujourd’hui, une jeune génération kanak radicalisée a idéalisé le combat des années 1984-88, et fait de kanaky le rêve ultime. On assiste à une forme de fondamentalisme indépendantiste. Ce qui, au départ, était une lutte que l’on pouvait comprendre s’est transformé en une haine de l’autre et de la France. Ils refusent de reconnaître les efforts et le rééquilibrage qui ont pourtant été mis en place.
Malgré le fait que le gouvernement de Nouvelle-Calédonie soit dirigé par les indépendantistes, que deux provinces sur trois et 26 communes sur 33 soient aux mains des indépendantistes, qu’il existe un Sénat coutumier et que la fiscalité de Nouméa, majoritairement non-indépendantiste, finance des projets pour tout le territoire, cette jeune génération continue de voir la Nouvelle-Calédonie comme un système colonial oppressif pour les kanak. En fait, ils préfèrent maintenir ce discours de victime, car cela les arrange politiquement.
Pour rentrer un peu plus en profondeur dans le sujet et questionner les paradoxes, les indépendantistes comme les autonomistes voudraient techniquement être différenciés de la France, mais réclament plus d’action de l’État. Certains reprochent une sorte « d’égoïsme » calédonien, où on rejette l’appartenance à la France tout en profitant de ses financements, de ses forces de sécurité, de sa puissance diplomatique, etc. ?
Il y a une ambiguïté chez les indépendantistes, mais pas chez les autonomistes. Les autonomistes demandent seulement à l’État de gérer ses fonctions régaliennes, comme la défense et la justice, tandis que la Nouvelle-Calédonie assume ses propres compétences, comme la santé et l’éducation. Nous restons français tout en étant autonomes, un peu comme des États américains.
Les indépendantistes, eux, veulent l’indépendance totale tout en réclamant des fonds de l’État, qu’ils justifient par le passé colonial.
Sur le droit de vote, n’êtes-vous pas vous-même un peu ambigu ? Vous ne voulez pas que le dernier venu de la métropole puisse voter, mais vous réclamez le droit de vote pour des gens qui sont arrivés après les kanak… N’est-ce pas là un argument que vous donnez à vos adversaires ?
Je soutiens fondamentalement une ouverture du corps électoral à six mois. Mais à la suite des négociations, on s’est accordé sur trois ans maximum. Mais en tant que rapporteur du texte sur le dégel du corps électoral, je n’ai pas le choix de présenter la limite de dix ans, j’y suis obligé, même si je suis en désaccord. D’ailleurs je l’ai bien dit. C’est l’État qui a décidé ça, par faiblesse. Plutôt que de dire « C’est six mois ou rien », ils ont cherché un soi-disant juste milieu en fixant dix ans glissants. Mais finalement, ce compromis ne satisfait personne, surtout pas les indépendantistes radicaux, qui continuent d’exiger plus.
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Quelles seraient les solutions de sortie de crise selon vous ?
La solution de sortie, c’est de respecter les trois référendums : la Nouvelle-Calédonie est française, et toute discussion de statut doit partir de ce principe. Je suis autonomiste, car à 17 000 km, il est logique de vouloir se gérer soi-même. Mais le passeport reste français, la nationalité aussi, et le statut de la Nouvelle-Calédonie fait partie de la Constitution. Tant que les Calédoniens restent Français, on peut tout discuter.
Cependant, si la France n’est pas assez forte pour imposer ce choix, nous ne nous laisserons pas oublier ni mépriser, comme les pieds-noirs. Nous avons appris de l’histoire.
Vous disiez dans une récente vidéo (ITW NC) qu’un accord avait presque été conclu, mais qu’il a échoué. Pourquoi ? Dans les négociations, quels sont les sujets sur lesquels aucun compromis n’est possible, et les points sur lesquels on peut se retrouver ?
Les négociations ont échoué à cause des indépendantistes radicaux. Ils refusent que les Français, même après un certain temps de résidence, puissent voter, et ils exigent un nouveau référendum sur l’indépendance dans trois ans. Les modérés, eux, n’ont pas voulu signer sans l’accord des radicaux, ce qui a tout bloqué.
Les indépendantistes sont très habiles en négociation : ils ne bougent pas d’un pouce. Ils forment un bloc rigide, qui reste inflexible en attendant que la France fasse des concessions. Chaque fois que l’État cherche à les amadouer, ils tiennent leur ligne et récoltent davantage.
Ce bloc indépendantiste est parfaitement homogène dans sa vision. Leur identité kanak est liée à leur revendication d’indépendance ; pour eux, on ne peut être pleinement kanak sans indépendance. Ils ne se définissent pas par des idéologies de droite ou de gauche, mais par leur appartenance ethnique.
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[1] Audition du CEMA, Assemblée nationale, 25 septembre 2024.