<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Géopolitique d’une Espagne à cheval sur plusieurs mondes

21 mai 2021

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Photo : Nicolas Klein Géopolitique d’une Espagne à cheval sur plusieurs mondes

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Géopolitique d’une Espagne à cheval sur plusieurs mondes

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En 2012, le journaliste américain Robert D. Kaplan publie un ouvrage traduit en français sous le titre La revanche de la géographie – Ce que les cartes nous disent des conflits à venir. Cet essai tente de réhabiliter la science géographique dans la conduite de la politique internationale des États-Unis d’Amérique. Au fond, l’idée est assez vieille – l’on attribue déjà à Napoléon Bonaparte l’idée selon laquelle la politique d’un État est dans sa géographie.

 

Traditionnellement réservée aux pays anglo-saxons et germaniques, la géopolitique n’est apparemment pas une discipline très hispanique. Éloignée des zones de tensions majeures (Proche-Orient, Caucase, Asie centrale, Europe orientale), l’Espagne semble n’être qu’une partie d’une péninsule elle-même située à l’extrémité sud-occidentale de l’Europe. Au cœur de la révolution atlantique qui caractérise les xve et xvie siècles, notre voisin pyrénéen se concentre avant tout au cours de son histoire, pour reprendre la terminologie de Nicholas Spykman, sur le Nouveau Monde ainsi que sur les continents extérieurs et les îles de l’Asie-Pacifique.

L’Espagne a-t-elle une géopolitique ?

Puissance thalassocratique jusqu’à la bataille de Trafalgar (1805), le Royaume d’Espagne paraît perdre ensuite toute importance géostratégique pour l’Europe continentale. Il faut bien reconnaître que, d’un point de vue strictement européen, la péninsule Ibérique s’avère périphérique, Madrid étant située à 1 200 km de Paris, 1 500 km de Bruxelles ou encore 1 800 km de Francfort-sur-le-Main. La barrière pyrénéenne, longue de 430 km, l’isole de la France et des grandes plaines situées en région parisienne, dans le couloir rhodanien et en Mitteleuropa. Peu densément peuplée, elle appartient en majorité à ce que les institutions communautaires appellent diagonale continentale, loin du centre des capitales[1].

Voilà pourquoi les géopolitologues lui accordent peu d’attention, alors même que le carrefour historique représenté par la péninsule Ibérique prend tout son sens dans l’état actuel de la mondialisation. À cheval sur la mer Méditerranée et l’océan Atlantique, l’Espagne jouit d’une position privilégiée entre Europe, Afrique et Amérique. Disposant de 8 000 km de littoraux, le pays est aussi tiraillé entre, d’un côté, sa vocation maritime héritée du passé, et de l’autre, ses vastes territoires intérieurs. Outre une immense diversité de paysages, de climats et de sols, notre voisin ibérique est partagé entre le centre de commandement madrilène (première agglomération et moteur économique du pays autour duquel s’organisent les réseaux de transport) et les côtes, qui attirent population, grands ports dynamiques et flux touristiques.

Située à une altitude moyenne de 660 m (contre 1 350 pour la Suisse mais 162 pour le Royaume-Uni), la nation espagnole est fortement compartimentée par de nombreuses chaînes de montagnes. Cela explique en partie les fortes tensions régionales qui l’animent et son désir de se désenclaver par de lourdes infrastructures de transport. Des penseurs comme Joan Romero[2], spécialisé en géographie, soulignent la complexité de l’action extérieure espagnole en raison de cette configuration interne si particulière.

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La mer, élément clé de la géographie politique espagnole

Pays de grands cartographes, à l’instar de Juan de la Cosa (qui réalise en 1500 la plus ancienne mappemonde de l’Amérique que nous conservions), l’Espagne dépend de la mer pour s’approvisionner, vendre des marchandises et trouver des ressources halieutiques ou minérales. Le récent conflit sur la délimitation des eaux territoriales avec le Maroc en témoigne, puisque la région des îles Canaries (et en particulier le mont sous-marin Tropic) est riche en tellure, l’une des fameuses terres rares. L’archipel canarien forme justement un grand arc avec les villes autonomes de Ceuta et Melilla (enclavées dans le nord du Maghreb), les places de souveraineté de la mer d’Alboran et les îles Baléares, que le pays cherche normalement à défendre à tout prix. Par voie de conséquence, notre voisin pyrénéen a besoin d’une grande stabilité le long des routes commerciales maritimes et veut s’assurer que les principaux détroits mondiaux (Gibraltar, Malacca, Ormuz) sont navigables et sûrs. L’on ne saurait saisir sa participation à la mission Atalante de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien sans avoir en tête ces grandes coordonnées.

Le tropisme latino-américain du Royaume d’Espagne est évident, notamment en matière économique et culturelle mais également dans le domaine des transports. La compagnie aérienne nationale Iberia, par exemple, est en position de force dans les connexions avec cette partie du globe et tient à le rester. C’est dans ce cadre que l’on comprend mieux sa récente annonce du rachat de l’entreprise espagnole Air Europa, qui doit venir renforcer sa prééminence régionale.

La question africaine et ses implications

Cependant, par sa proximité et les multiples défis qu’elle pose (comme dans le domaine migratoire), l’Afrique est depuis deux siècles environ le premier point de fixation de la géopolitique espagnole. Envisagé depuis l’Andalousie et les îles Canaries, ce continent est un objet d’analyses depuis les années 1890. Dans le cadre des nouvelles théories de Friedrich Ratzel et Paul Vidal de La Blache, la pensée régénérationniste espagnole[3] cherche à relever la nation après la défaite de 1898 face aux États-Unis. L’expansionnisme vers l’Afrique et la consolidation des colonies sur place (Maroc, Sahara espagnol, Guinée équatoriale) est d’abord l’affaire de généraux, comme Alfredo Kindelán, grand réformateur de l’aviation outre-Pyrénées. Les géographes s’en emparent à leur tour, dans le sillage d’Amando Melón.

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Mais ce sont trois penseurs majeurs qui insistent sur l’orientation africaine du pays. Gonzalo de Reparaz Rodríguez (1860-1939) estime ainsi que cette pénétration de l’autre côté du détroit de Gibraltar doit permettre à l’Espagne de rompre son isolement et de trouver les ressources nécessaires dans la compétition avec les grandes puissances.

La faible densité de population intérieure et les conditions géologiques espagnoles poussent Emilio Huguet del Villar (1871-1951) à aller dans le même sens.

Leonardo Martín Echeverría (1894-1958), pour sa part, met l’accent sur le problème de la division de la péninsule Ibérique en deux pays, qui laisse la meilleure ouverture océanique au Portugal. Sa patrie doit par conséquent s’atteler à la tâche d’un désenclavement par le transport et la maîtrise des réseaux. Selon lui, cette fragmentation politique limite l’expansion maritime de l’Espagne.

Si le xxie siècle n’est plus réellement celui de l’expansionnisme territorial, les conceptions de ces trois géopolitologues ont influé sur les dirigeants espagnols. Dans ce contexte, l’incroyable développement du chemin de fer à grande vitesse, des autoroutes transfrontalières et des plateformes logistiques (Canaries, Andalousie, Communauté de Madrid, Aragon) s’accompagne logiquement de conceptions originales. Sans toujours le verbaliser, l’Espagne se conçoit comme un pays tricontinental (Europe, Afrique, Amérique) qui cherche à rejoindre l’Extrême-Orient. Elle peut y parvenir grâce à une alliance étroite avec le Mexique, le Pérou, le Chili et la Colombie, tous membres de l’Alliance du Pacifique.

Une géopolitique ambitieuse, fondée sur une compréhension fine de la carte et du territoire, mais pas toujours menée de façon cohérente. Entre l’Union européenne et le grand large, entre la contention budgétaire et les dépenses diplomatiques et militaires, notre voisin devra forcément faire un choix.

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[1] Cette mégalopole européenne regroupe les agglomérations de Londres, Paris, Bruxelles, Milan ainsi que tout l’espace rhénan et mosan, soit le cœur de l’Union européenne.

[2] Joan Romero, Geopolítica y Gobierno del territorio en España, Editorial Tirant lo Blanch, Valence, 2009.

[3] Apparu après la défaite espagnole de 1898 contre les États-Unis, le régénérationnisme est un courant idéologique qui vise, du point de vue de ses promoteurs, à réformer le pays en profondeur afin de le faire entrer pleinement dans la modernité idéologique, politique, économique et technologique. Les défenseurs du régénérationnisme appartiennent à des milieux divers et sont aussi bien des écrivains que des élus ou des philosophies, des scientifiques, etc.

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À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).

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