L’économie espagnole repose en grande partie sur le BTP. Si ce secteur contribue au développement du pays en période faste, la moindre crise peut faire tousser l’Espagne et plonger le pays dans la tourmente.
L’affaire saoudienne
La révélation d’un possible scandale financier concernant l’ancien roi d’Espagne Juan Carlos a d’évidentes implications institutionnelles qui risquent de durer encore plusieurs années[1]. Pourtant, elle a aussi des résonances économiques qui, pour le moment, ont été peu commentées, tout du moins en France.
Parmi les faits dont est suspecté le monarque, l’on retrouve le possible versement d’une commission illégale de la part de l’Arabie saoudite dans le cadre des négociations pour la construction de la première ligne de TGV de la pétromonarchie[2]. Inauguré à la fin de l’année 2018, cet itinéraire à grande vitesse, qui relie La Mecque à Médine, est remporté en octobre 2011 par un consortium à dominante ibérique[3]. Une excellente nouvelle pour une nation alors frappée par la crise économique, mais aussi une reconnaissance pour le savoir-faire espagnol.
Les firmes de notre voisin pyrénéen battent à l’occasion l’autre regroupement en lice pour l’édification de la ligne Haramain, emmené par les entreprises françaises SNCF et Alstom. L’effarement est réel dans l’Hexagone, tant le TGV semble être notre chasse gardée[4]. Nos élites politiques et économiques ignorent apparemment le développement fulgurant de l’AVE (équivalent de notre train à grande vitesse) outre-Pyrénées et la maîtrise technologique acquise par Madrid dans le domaine[5]. L’expansion internationale du BTP ibérique paraît être une inconnue en France, d’autant que nous disposons de géants comme Vinci, Bouygues et Eiffage, qui masquent le phénomène.
Et si certains comptaient sur l’échec de la construction de la ligne à grande vitesse saoudienne en raison des contraintes qu’elle représente (écarts de température entre nuit et jour, vents du désert, ensablement des structures de roulement)[6], c’est peine perdue. Le trajet est certes ouvert avec du retard, mais il fonctionne désormais à plein rendement, les compagnies ibériques ayant fait preuve d’inventivité et de sérieux[7].
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L’influence de la monarchie espagnole dans la conclusion du contrat entre Espagne et Arabie saoudite est connue de longue date[8]. Lors d’une visite officielle à Riyad en 2017, Philippe vi obtient un nouveau délai pour ces travaux de la part des autorités saoudiennes[9].
De façon générale, les relations entre Juan Carlos et les pays de la région ont toujours été cordiales[10]. Pourtant, il serait hasardeux de réduire le succès espagnol concernant le « TGV des pèlerins » (AVE de los peregrinos) à ce simple aspect – d’autant que la France n’est pas le dernier pays du monde pour ce qui est des relations publiques dans ce secteur[11]. La force des entreprises ibériques du BTP ne date pas d’hier.
Phase 1 : les privatisations et le développement intérieur
Dans les années 80, le président du gouvernement socialiste Felipe González entame un programme de privatisations en démantelant l’Institut national de l’Industrie (INI), constitué sous le franquisme. De nombreuses branches sont concernées : automobile (SEAT), transport aérien (Iberia), réseaux d’électricité, d’eau et de distribution de pétrole (Endesa, Repsol, REE), tourisme (Marsans), déplacements maritimes (Trasatlántica), etc. Dans les années 90, le démocrate-chrétien José Maria Aznar poursuit le mouvement avec Tabacalera (commercialisation de tabac), télécommunications (Telefónica), banque (Argentaria), gaz (Gas Natural), etc.[12]
Durant le long « règne » du social-démocrate González (1982-1996), la reconversion industrielle, c’est-à-dire la liquidation ou la vente à des intérêts privés des industries jugées non rentables, est une priorité des ministres de l’Économie[13], notamment de Miguel Boyer (1982-1985) et Carlos Solchaga (1985-1993)[14]. Bon nombre de firmes du BTP sont aussi concernées par cette orientation libérale.
Dans le même temps, Felipe González lance un Plan général des Routes (Plan General de Carreteras), qui couvre la période 1984-1991. Il s’agit de construire des voies rapides, autoroutes et autres infrastructures lourdes de ce type afin de poursuivre les efforts réalisés depuis les années 60. En 1988, plus de 4 900 kilomètres sont projetés à cette fin[15].
L’époque est aux grands travaux, particulièrement en prévision de l’année 1992, qui voit l’Espagne accueillir les Jeux olympiques d’été à Barcelone[16], l’Exposition universelle à Séville[17] et la capitale européenne de la culture à Madrid[18]. Dans un autre ordre d’idées, Felipe González[19] puis José María Aznar[20] promeuvent des Plans hydrologiques nationaux qui ont pour but de continuer les transferts hydriques entre régions, ce qui impose de grands chantiers (barrages, conduites, etc.).
Phase 2 : la bulle des années 2000
À partir de la fin des années 1990, la flexibilisation des conditions de construction accompagne une phase d’expansion de l’économie espagnole. La période 1998-2008 est marquée par de remarquables taux de croissance du PIB et des investissements dans le domaine des infrastructures[21], ce dont bénéficient les multinationales ibériques. Les faibles taux d’intérêt bancaires, la stratégie commerciale agressive des caisses d’épargne régionales et la propension des citoyens à emprunter génèrent une bulle immobilière qui explose en 2007-2008. Entre 2000 et 2007, six millions de nouvelles habitations sortent de terre outre-Pyrénées et, rien que pour l’année 2006, 850 000 logements sont mis en construction (plus que la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni pris ensemble)[22].
Parallèlement, dès les années 1990, les « nouveaux conquistadors » de l’économie espagnole partent à la conquête du monde, que ce soit dans le domaine des télécommunications, de la banque, de l’agroalimentaire ou du BTP[23]. À titre d’exemple, en 2005, Metrovacesa devient la deuxième société immobilière d’Europe en s’étendant sur le marché français, tandis qu’Abertis s’implante sur les autoroutes françaises en rachetant SANEF[24].
Phase 3 : crise et reconversion mondiale
La crise économique de 2008 entraîne une chute drastique des investissements publics en Espagne[25]. Mais les multinationales espagnoles de la construction se sont positionnées sur de nombreux marchés étrangers. Rien qu’en 2020, les programmes dans lesquels elles sont impliquées sont nombreux. En voici quelques exemples :
- en Australie, Iberdrola lance une OPA sur la firme australienne Infigen (énergies renouvelables)[26];
- en Pologne, Acciona remporte des contrats routiers majeurs pour environ 620 millions d’euros[27];
- au Texas, la RENFE (opérateur ferroviaire national espagnol) prévoit d’exploiter une future ligne de TGV[28];
- au Pays de Galles, FCC doit bâtir une autoroute pour 500 millions d’euros[29].
De fait, au sein du classement des trente premières compagnies mondiales de BTP les plus présentes dans les nations étrangères, l’Espagne, pays de 47 millions d’habitants à peine, place quatre représentants. La plus importante des sociétés est d’ailleurs sise à Madrid, puisqu’il s’agit d’ACS (plus de 33 milliards d’euros de chiffres d’affaires en dehors du pays). Elle est par ailleurs actionnaire majoritaire au sein de la deuxième du tableau, l’allemande Hochtief, ce qui conforte son hégémonie[30]. Rien que sur le continent américain, les firmes de notre voisin ibérique représentent à elles seules un tiers des contrats de construction[31].
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Bien qu’il ne s’agisse que d’entreprises privées, elles portent les couleurs de l’Espagne à l’étranger et lui assurent à la fois une visibilité et une influence, notamment en Amérique latine, au Moyen-Orient et en Europe. Elles constituent ainsi la vitrine du savoir-faire technologique et économique espagnol, notamment pour ce qui est des chantiers les plus pharaoniques, complexes et médiatiques, à l’image de l’agrandissement du canal de Panamá[32].
À charge pour l’Espagne de ne pas confondre excessivement sa diplomatie officielle et cette paradiplomatie économique, au risque de multiplier les scandales dans les années à venir et de délaisser son réseau conventionnel.
Notes
[1] Klein, Nicolas, « La monarchie espagnole entre deux eaux », Conflits, 16 janvier 2020 ; et Klein, Nicolas, « La monarchie espagnole, entre crise institutionnelle et crise sanitaire », Conflits, 24 mai 2020.
[2] Irujo, José María, « Al Jubeir, el influyente diplomático saudí que avaló la donación de 100 millones a Juan Carlos i », El País, 1er avril 2020.
[3] « El consorcio español se adjudica el contrato de alta velocidad en Arabia Saudí », Vía Libre, 27 octobre 2011.
[4] « Camouflet pour le TGV français en Arabie Saoudite », L’Express, 26 octobre 2011.
[5] Klein, Nicolas, « La grande vitesse ferroviaire, exemple des réussites et crispations espagnoles », Conflits, 2020, n° 26, page 29.
[6] Vidéo « Así es el faraónico AVE que vuela contra el desierto », chaîne YouTube du journal El Confidencial, 7 janvier 2018 : https://youtu.be/_jn-o5T7yIQ.
[7] Ramón Vilarasu, Diana, « El rey saudí inaugura el AVE del desierto sin pena ni gloria », Hosteltur, 26 septembre 2018.
[8] Elizondo, Miguel, « Así quedó manchado el «contrato del siglo» del AVE la Meca por las comisiones de Juan Carlos y Corinna », El Español, 7 juillet 2020.
[9] « Fomento confirma una prórroga en el AVE a La Meca », Cinco Días, 16 janvier 2017.
[10] Hernández, David, « La estrecha relación de Juan Carlos i con las monarquías del golfo Pérsico », El Orden Mundial, 19 août 2020.
[11] Perrin, Jean-Pierre, « Sarkozy, le très cher ami du Qatar », Libération, 6 février 2015.
[12] Fernández, David, « Privatizaciones: González abrió el camino, Aznar lo consolidó, ZP no pudo y Rajoy lo intenta », 20 Minutos, 13 juin 2014.
[13] Estefanía, Joaquín, « El segundo ajuste económico de la democracia » in Mateos López, Abdón et Soto Carmona, Álvaro (dir.), Historia de la época socialista – España: 1982-1996, Madrid : Sílex, 2013, pages 142-143.
[14] Estefanía, Joaquín, « Un departamento más liberalizador », El País, 26 novembre 1986.
[15] Borrajo, Justo et Rubio, Jesús, « Un nuevo plan de carreteras urbanas e interurbanas » in Revista de urbanismo, Madrid : Collège official des Architectes, 1990, n° 10, pages 6-19.
[16] « Los Juegos Olímpicos ’92 y la transformación arquitectónica de Barcelona », Amat, 5 août 2016.
[17] Berrocal, Ana Belén, « La Expo ’92 y la transformación territorial de Sevilla », blog PUMA, 24 juin 2019.
[18] Ríos, Sergio, « Madrid, elegida Capital Europea de la Cultura de 1992 », Madridiario, 27 mai 2019.
[19] Puerta, Ángel, « Cuando los socialistas querían el trasvase », ABC, 2 mars 2008.
[20] « González acusa a Aznar de promover el Plan Hidrológico por «pura agitación y propaganda» », Libertad Digital, 5 juin 2003.
[21] Benages Candau, Eva ; Cucarella Tormo, Vicent ; Mas Ivars, Matilde ; Pérez García, Francisco ; et Uriel Jiménez, Ezequiel, Capital público en España – Evolución y distribución territorial (1900-2012), Madrid : Fondation BBVA, 2015.
[22] Klein, Nicolas, Comprendre l’Espagne d’aujourd’hui – Manuel de civilisation, Paris : Ellipses, 2020, pages 185-187.
[23] Desazars de Montgailhard, Sylvia, Madrid et le monde – Les tourments d’une reconquête, Paris : Autrement, 2007, pages 64-81.
[24] Ibid., page 65.
[25] « La caída de la inversión pública envejece las infraestructuras y eleva al 24% las que tienen más de 20 años de antigüedad », Fondation BBVA, 11 avril 2019.
[26] Esteller, Rubén, « Australia aprueba la opa de Iberdrola sobre Infigen », El Economista, 7 juillet 2020.
[27] Verbo, María Luisa, « Acciona consolida su actividad constructora en Polonia con contratos por 642 millones », Expansión, 16 juillet 2020.
[28] Semprún, África, « El AVE de Texas hará ganar a Renfe 910 millones casi sin riesgo », El Economista, 23 février 2020.
[29] Mesones, Javier, « FCC crece en concesiones con una autopista de 500 millones en Gales », El Economista, 23 juin 2020.
[30] Barón, Santiago, « ACS se consolida con ventaja como mayor contratista mundial », Cinco Días, 21 août 2020.
[31] Mesones, Javier, « Las constructoras españolas ya copan un tercio del negocio en América », El Economista, 4 septembre 2020.
[32] Rivas Moreno, Sara, « Sacyr, la firma que amplió el Canal de Panamá », Cinco Días, 22 mars 2018.