Le 10 octobre 1896, en se quittant, le tsar Nicolas II et le président Félix Faure se donnent l’accolade. Le Russe, ému, dit : « C’est pour toujours, n’est-ce pas ? ». Et le Français de répondre : « Oui Sire, pour toujours ! ». Cette anecdote ne fait qu’approuver les intentions que Nicolas II entretient à propos de la relation de la Russie avec la France, intentions trop peu connues lorsqu’on évoque le « dernier empereur ». Mais elle se démarque aussi par son optimisme, que l’Histoire semble avoir déçu en seulement quelques décennies.
Nicolas II est le dernier empereur de la tricentenaire dynastie des Romanov, régnant sur une Russie en voie de modernisation dans tous les sens du terme : industrialisation de son territoire, et modernisation d’un gouvernement jusqu’à l’avènement du régime bolchevique en 1917. Le jeune souverain entraîne inconsciemment la fin de l’autocratie absolue qui régnait sur son immense pays depuis des décennies. À la suite de son père, Alexandre III, les relations avec la France qu’il veut privilégiées semblent prévenir la fin qu’il aura, lui et sa famille : en effet, quelle puissance européenne serait la mieux placée pour avoir de l’influence sur les révolutionnaires, elle qui fait face à des insurrections fréquentes en ce XIXe siècle ?
La jeunesse d’un héritier
Né en 1868, Nicolas est élevé dans un esprit traditionnel, la foi orthodoxe et l’étude rythmant ses journées. Délaissé par une mère trop frivole, c’est son père, le futur Alexandre III, auteur de l’alliance franco-russe de 1891, qui veille sur lui jusqu’à sa mort. Ce rapprochement, destiné à contrer la montée en puissance de la Triple Alliance, et plus largement à sceller une coopération militaire, économique et financière entre les deux pays, marque le jeune prince : en effet, cette nouvelle relation permet au tsar de se rapprocher considérablement de l’une des plus grandes puissances d’Europe dont l’influence, atteinte par la défaite de 1870, ne demande qu’à renaître.
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Cependant, en 1884, le dévouement de Nicolas envers son père s’entache lorsqu’il rencontre la princesse Alexandra de Hesse-Darmstadt, l’une de ses cousines germaniques âgée de 12 ans, et qu’il en tombe amoureux. C’est sans compter la ferme opposition de ses parents, réticents à voir entrer une Allemande dans la famille impériale : la Russie n’ayant pas affronté officiellement l’Allemagne depuis longtemps, on pourrait expliquer cette réserve au prisme de l’amitié qu’elle entretient avec la France, résolument anti-allemande depuis la défaite de 1870.
Malheureusement, Alexandre III ne considère pas d’abord son fils comme le tsarévitch, futur empereur de toutes les Russies : une fois sur le trône, cela lui causera bien des critiques quant à sa gestion du pays. Il veut en faire avant tout un juriste, un officier, et le meilleur représentant de la grande Russie et des Romanov auprès des Cours européennes.
Finalement, le tsarévitch parvient à s’émanciper quelque peu de la main de fer qui l’éduque en obtenant de son père mourant son mariage avec Alexandra, concluant ainsi comme vaines les tentatives de ses proches de lui faire épouser la princesse Hélène d’Orléans, fille de Philippe d’Orléans, ce qui aurait permis de renforcer l’alliance franco-russe. Et c’est seulement quinze jours après la mort de son père, en 1894, que Nicolas II et Alexandra se marient : triste présage pour le peuple de Russie, la nouvelle tsarine est arrivée « derrière un cercueil »… De cette union naissent cinq enfants : Olga, Tatiana, Maria, Anastasia et le tsarévitch Alexis, atteint d’hémophilie.
Une alliance « salvatrice »[1][1] ?
Le 26 mai 1896, la tragédie de Khodynka vient gâter le faste des cérémonies du couronnement : une bousculade provoque la mort de plusieurs centaines de personnes. Mais le jeune tsar n’ose pas se décommander du bal du comte de Montebello, l’ambassadeur français, et c’est seulement après la fête qu’il se rend auprès des blessés : une manière déjà de prouver l’attachement que Nicolas II veut vouer à la France, un attachement qui apparaît ici comme unilatéral… En effet, il semble que ce soit le tsar qui souhaite d’abord engager le dialogue avec elle. Il aurait effectivement tout à y gagner, pour reprendre de l’influence sur la scène internationale, élément qui serait légitimé par l’appui de l’une des plus grandes puissances européennes.
À cette époque, Paris devient même l’alliée principale de la Russie. L’auteur russe Alexandre Sumpf souligne ainsi que les deux pays veulent faire fi de « la dimension politiquement contre nature de cette alliance qui réunit un régime autocratique et une démocratie républicaine »[2][2] ; en effet, l’Allemagne a repoussé l’invitation à la paix faite par Nicolas II à la conférence de La Haye en 1899, et c’est avec un œil inquiet que le tsar observe la montée en puissance de l’empire allemand à ses frontières. Il voit donc, en ce rapprochement avec la France, une opportunité de s’allier avec la puissance européenne la plus hostile aux prétentions germaniques, depuis la cruelle défaite de Sedan.
Celle-ci ne manque pas d’aider la Russie à se moderniser et à s’industrialiser, matériellement surtout, mais aussi financièrement, ayant elle aussi conscience des bienfaits de l’alliance. Mais quels bénéfices peut-elle véritablement en tirer ? En effet, on peut souligner le danger qui se profile à ses frontières, matérialisé par le pangermanisme du chancelier Bismarck que celui-ci tient à concrétiser. Ainsi, une alliée aussi vaste que la Russie et avec une armée et une industrie en pleine reconstruction lui permettrait de garder l’Allemand à distance, du moins sous le double feu de Paris et Moscou.
Et par conséquent, dès l’accession au trône de Nicolas II, les rencontres officielles se poursuivent à un rythme régulier et bilatéral. C’est à la France que le couple impérial fait sa première visite en Europe, dès l’automne 1896. C’est par ailleurs à cette date que le tsar pose la première pierre du pont Alexandre III, symbole de l’amitié qui unit les deux pays. Lors de cette cérémonie, Félix Faure déclare à l’attention de son homologue russe : « La France a voulu dédier à la mémoire de votre auguste père l’un des plus grands monuments de sa capitale », phrase qui veut signifier encore plus la réciprocité des liens qui existent entre les deux puissances. En guise de réponse, le président de la République française se rend en Russie l’année suivante pour poser sur la Neva la première pierre du pont de la Trinité.
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Les rapports entre les deux gouvernements étant en bonne voie, le ministre des Affaires étrangères Théophile Delcassé ne manque pas l’occasion de négocier un renforcement de l’alliance en août 1899 : la France appuie la Russie dans sa politique de russification si celle-ci la soutient sur la question de l’Alsace-Lorraine. Cette russification opérée par le tsar touchant surtout les provinces de Pologne, de Finlande et du Caucase, c’est un phénomène que l’on peut, avec prudence, qualifier de « panslavisme »[3][3]. Elle semble une conséquence logique de la montée en puissance du pays, élément qu’a permis, entre autres, le soutien de la France.
L’amitié franco-russe et l’échiquier international
Mais les gouvernements européens ne sont pas du même avis ; certains considèrent même la Russie comme la plus dangereuse des voisines. Inquiète du vœu de l’Allemagne de se rapprocher du tsar, l’Angleterre en appelle cependant à celui-ci pour signer la Triple Entente en 1907. Celle-ci serait destinée à s’opposer à la montée en puissance de la Triple Alliance, réunissant l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie. La France poursuit et accélère même son soutien envers la Russie, désireuse de compter, parmi ses alliées, une puissance militaire importante. Et, comme un jeu d’alliances malheureux, c’est en imitant la Russie que la France déclare la mobilisation générale le 31 juillet 1914.
Mais cette relation entre Paris et Moscou n’est pas qu’un mariage de raison. En effet, de nombreux Français habitent les villes russes, un élément qui se poursuit d’ailleurs aujourd’hui, notamment des hommes d’affaires économiques, tels que des commerçants et des ingénieurs, certes, mais aussi des expatriés attirés par la douceur de vivre de l’immense État, finalement si proche d’eux d’un point de vue historique ou culturel. De même, les échanges sont facilités par la langue française que le tsar, à l’instar de son père, maîtrise à la perfection ; langue répandue aussi bien dans les couloirs du palais que dans ceux des écoles, en tout cas secondaires, où l’apprentissage du français est même obligatoire.
C’est avec l’abdication de l’empereur, le 2 mars 1917, que l’amitié avec la France perd de l’ampleur, bien que la République soutienne tant bien que mal les Russes Blancs jusqu’à l’Entre-deux-guerres, et bien qu’elle voie fatalement dans l’assassinat de la famille impériale, le 17 juillet 1918, un parallèle tragique avec celui de la famille royale au Temple, cent vingt-cinq ans auparavant. Au-delà de cette comparaison, il pourrait ainsi se créer un contact idéologique entre les deux pays tant la Russie, par sa révolution, serait amenée à changer elle aussi de société et à adopter les idées de progrès et de modernité des Lumières.
Mais malgré ce rapprochement politique soudain de la Russie avec la France, qui aurait pu permettre la consolidation de leur amitié, la jeune République bolchevique rejette l’alliance avec Paris et répudie très vite les emprunts émis par la Russie tsariste auprès de sa désormais ancienne alliée.
Et aujourd’hui, une tentative de réactualisation de l’alliance
Ainsi, cela fait un siècle que cette amitié entre la France et la Russie, scellée plus que tout par le règne du dernier tsar, semble être tombée aux oubliettes ; un oubli officialisé et conflictualisé par l’opposition entre l’Ouest et l’Est depuis 1947. Mais cette méconnaissance de ces relations tend à s’estomper depuis l’élection à la présidence de la République d’Emmanuel Macron en mai 2017. En effet, c’est quelques semaines seulement après son accession au pouvoir que le nouveau chef de l’État invite le président Vladimir Poutine au Grand Trianon, pour l’inauguration d’une exposition dédiée à Pierre le Grand ; cette invitation confirme son désir de rompre avec la mauvaise entente qui sévit entre les deux États depuis cent ans. Défiant l’antirussisme prononcé de l’OTAN, il appelle ainsi à renouer avec Moscou.
Dans son discours de bienvenue, Emmanuel Macron met également en évidence la symbolique de la date choisie, puisqu’elle rappelle la visite que Pierre le Grand fit à Versailles au jeune roi Louis XV trois-cents ans auparavant. Ainsi, le président entend bien rappeler aux journalistes présents et, par-là, aux Français, l’ancienneté des liens qui existent entre les deux gouvernements, en soulignant que « non, le dialogue entre la France et la Russie n’a jamais cessé », et ne cessera jamais… C’est du moins, dit-il, son vœu le plus cher. Mais les mots pesant moins lourd que les actes, la politique qu’il finira par mener n’aura que trop peu d’impact sur un éventuel rapprochement franco-russe. La récente guerre en Arménie n’est qu’un exemple de cette réalité.
À lire également
[1] Jean de Gliniasty, Petite Histoire des relations franco-russes, éditions L’Inventaire, 2021, p. 20.
[2] Alexandre Sumpf, Les relations diplomatiques franco-russes à la fin du XIXe siècle, L’Histoire par l’image, 2006.
[3] Pierre Miquel, Les derniers rois de l’Europe, éditions Robert Laffont, 1993.