Le malaise des métropoles. Entretien avec Nelly Garnier

30 juillet 2019

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Quand Paris était encore la ville de la liberté. Les voitures sur les voies du berge et la conciergerie. (c) Pixabay

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Le malaise des métropoles. Entretien avec Nelly Garnier

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France périphérique contre France des métropoles, les perdants de la mondialisation contre les gagnants, les dominés contre les dominants. Depuis les essais de Christophe Guilluy, cette lecture marxiste du territoire français s’est imposée.
Pourtant, nombreux sont les géographes et les sociologues à avoir démontré les limites et les erreurs de cette analyse trop facile.

Dans une note publiée par la Fondapol, Nelly Garnier revient sur cette opposition en analysant le blues des habitants des villes. Se fondant sur la réalité du quotidien urbain et du vécu des habitants, elle apporte une vision plus contrastée et plus fine, loin des gros traits du marxisme urbain, définissant ainsi une géopolitique des villes plus proche de la réalité. Entretien réalisé par Jean-Baptiste Noé.

Votre étude infirme les thèses de Christophe Guilluy qui présente une France coupée en deux, entre les métropoles gagnantes de la mondialisation et la France périphérique qui en est la perdante. Vous démontrez que la réalité n’est pas si simple et que les choses sont plus subtiles. Il y a notamment un désenchantement croissant des populations vivant dans les métropoles. Les logiques territoriales sont donc plus complexes que les oppositions entre les métropoles et la « France périphérique » ?

Pendant très longtemps, le monde occidental a été composé de territoires qui avaient des identités et des dynamiques très variées. Avec la désindustrialisation et la tertiarisation de l’économie, une nouvelle géographie mondiale s’est dessinée. Les métropoles sont devenues les territoires les plus dynamiques économiquement, concentrant la majorité des cadres et des diplômés du supérieurs.

À l’opposé, beaucoup de territoires ruraux ou périphériques se sont dévitalisés. La crise des Gilets jaunes a constitué un moment de cristallisation de cette nouvelle fracture territoriale qui oppose des métropoles intégrées dans la mondialisation à des territoires ruraux et périphériques relégués. Je ne récuse pas cette grille de lecture dans ses grandes lignes. Ce que je conteste, c’est le discours sociologique, politique et médiatique qui s’est greffé dessus. Petit à petit, il s’est imposé un discours sur les habitants des métropoles qui en fait une élite libérale-libertaire, affranchie, gagnante de la mondialisation, et se repliant derrière les murs que ses capitaux financiers, sociaux et culturels lui permettent de dresser.

Certains chercheurs, à l’image de Laurent Davezies, Hervé Le Bras ou encore Jacques Lévy, ont voulu nuancer ce portrait, mais leurs travaux ont surtout mis en avant la subsistance d’importantes poches de pauvreté en ville ou des mécanismes de redistribution entre territoires. Les problèmes des populations situées dans le haut des indicateurs économiques n’ont jamais été soulevés. Pourtant, la ville est loin d’être vécue comme un ghetto doré par ceux qui y habitent et qui doivent faire face à la difficulté de se loger, à une dégradation de leur statut professionnel, à un univers de plus en plus conflictuel, à une forte délinquance, au risque terroriste, etc. Les habitants des métropoles sont peut-être mieux intégrés dans la mondialisation, mais cela n’en fait pas des gagnants.

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Vous préférez utiliser le terme de métropolitain à celui de bobo. En quoi celui-ci est-il plus juste pour désigner les réalités des personnes urbaines ?

Des années 1960 à 2000, les villes ont connu une transformation de leur composition sociodémographique qui a consisté en une évolution de l’équilibre entre catégories socioprofessionnelles à l’échelle communale, et ce de manière particulièrement marquée dans certains quartiers anciennement populaires. Le poids des ouvriers et des employés y a diminué fortement, tandis que celui des cadres et professions intellectuelles a augmenté. Dans ce contexte, le mot « bobo » a joué un rôle de « mot-clignotant » permettant d’alerter sur l’émergence d’un phénomène social qu’on ne savait pas vraiment nommer.

Le terme est apparu en 2000, année de publication de l’essai du journaliste américain David Brooks, Bobos in Paradise, et a rapidement pris place dans le langage ordinaire. Le monde universitaire a toujours rejeté la notion de bobo, notamment parce qu’elle masque l’hétérogénéité des profils et des parcours. Le cadre sup’ du IXe arrondissement de Paris n’est pas l’intermittent du spectacle de la porte de Vincennes ni la famille d’employés qui se maintient dans l’hyper-centre parce qu’elle a hérité de l’appartement des parents. Par ailleurs, c’est une notion qui est devenue fortement péjorative. Les sociologues lui préfèrent donc le terme de gentrifieur que je n’ai pas souhaité reprendre non plus, car je considère que c’est une notion qui également chargée d’une critique sociale. La gentrification est un concept créé et porté par des écoles de recherche urbaine d’inspiration marxiste. Dans sa construction même, le terme de gentrification a cherché à désigner le processus tout en le critiquant, en plaçant le gentrifieur du côté des dominants, ceux qui imposent leur violence de classe aux classes populaires qu’ils chassent des centres-villes. Je considère que la critique sociale présente dans les travaux relatifs à la gentrification a pour beaucoup contribué à passer sous silence les difficultés et les fragilités propres aux habitants des métropoles. C’est pourquoi j’ai choisi le terme de métropolitain qui est totalement neutre.

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Quel est le portrait type du métropolitain ? Un bac +5 cadre d’entreprise ou bien une femme seule élevant ses enfants dans une famille monoparentale ?

Il y a effectivement des caractéristiques propres aux habitants des métropoles. La plupart des grandes villes sont composées pour moitié de jeunes adultes (15-44 ans). Les ménages y sont plus petits. On peut l’expliquer par les cycles de vie. Les jeunes viennent s’installer en centre-ville pour leurs études et leur entrée dans la vie active. Ils apprécient l’offre d’activités qu’ils y trouvent et la possibilité d’une vie sociale active. L’arrivée des enfants les incite ensuite à rechercher « plus d’espace », tandis qu’une séparation ou le départ des enfants peut les pousser à se rapprocher à nouveau du centre.

Mais la caractéristique fondamentale de la métropole est d’être l’espace du capital culturel. La part de diplômés du supérieur parmi la population âgée de 15 ans et plus y est nettement plus élevée qu’à l’échelle nationale (28 %) : 59 % à Paris, 49 % à Bordeaux, 49 % à Toulouse, 46 % à Grenoble, 40 % à Strasbourg. La part des cadres et professions intellectuelles supérieures est aussi plus élevée dans les grandes villes : 47% à Paris, 25,5 % à Strasbourg, 29 % à Bordeaux, 31 % à Toulouse, 33 % à Grenoble contre 17 % à l’échelle nationale. Ceux qui font le choix de la vie urbaine, parfois au prix de sacrifices, le font donc pour s’inscrire dans un espace à fort capital culturel. C’est ce qui explique qu’il y a des familles de l’hyper-centre, qui refusent à tout prix d’aller s’installer en périphérie, quitte à être loger « trop petit ».

Vous expliquez que les populations urbaines doivent faire des choix pour leur lieu d’habitation. Soit elles choisissent la proximité des services, mais un petit logement, soit elles préfèrent un logement plus grand, mais avec moins de services de proximité. Or, avec le développement de la livraison à domicile (vente en ligne), l’accès à la culture via les réseaux internet, le travail à domicile, les offres de service ne sont plus concentrées dans les centres, mais rejoignent les périphéries. Assisterons-nous, dans les vingt prochaines années, à la fin des métropoles et à une organisation de l’espace français plus homogène ?

La vie à la campagne reste un idéal pour les Français, y compris les urbains. L’évolution des modes de consommation que vous décrivez pourrait donc permettre à une partie des métropolitains actuels de continuer de bénéficier de nombreux services tout en vivant à la campagne. Le développement du télétravail va aussi dans ce sens. Et on voit d’ailleurs désormais certaines familles de cadres s’installer à la campagne tout en continuant à venir dans les métropoles une fois tous les quinze jours pour leurs rendez-vous professionnels.

Toutefois, il y a plusieurs limites à un véritable rééquilibrage de l’espace géographique français. Le premier, c’est que l’activité économique restant concentré dans les métropoles, les choix d’installation de ces néo-ruraux se feront principalement en fonction des réseaux de transport, et notamment des lignes de train.

Ensuite, le choix de la vie urbaine n’est pas uniquement lié à l’offre de services qu’on y trouve. Cela correspond aussi à la recherche d’une forme de sociabilité particulière. Habiter en ville, c’est la promesse de rencontres qui vont m’enrichir, m’ouvrir des possibles, nourrir ma vie intellectuelle et culturelle. Enfin, la ville, c’est aussi un positionnement symbolique au centre de l’espace social. Être dans la métropole, c’est être « là où ça se passe » par opposition à d’autres territoires perçus comme des « no man’s land ». Le choix de résider en métropole n’est donc pas seulement fonctionnel, c’est aussi un élément de valorisation, un vecteur de distinction sociale. Pour toutes ces raisons, le rééquilibrage devrait plutôt se faire au profit des métropoles régionales, qui offrent la possibilité d’une vie urbaine plus accessible et plus apaisée, qu’au profit des espaces ruraux ou périphériques.

Comme source principale du désenchantement, il y a les problèmes de sécurité physique et l’insécurité culturelle. Le vivre ensemble échoue et les métropolitains mettent en place des pratiques d’évitement scolaire. L’immigration n’est-elle pas d’abord un problème pour les métropoles plus que pour la France périphérique ? Et si tel est le cas, pourquoi le RN obtient-il si peu de voix dans les métropoles ?

Les habitants des métropoles étant pour une grande part des populations à fort capital culturel, ils vont avoir tendance à appréhender positivement la diversité culturelle. Mais, dans certains quartiers, cet a priori positif se heurte à la réalité : la réalité d’un séparatisme culturel et religieux croissant et la réalité d’un antisémitisme, d’un sexisme ou d’une homophobie qu’ils pensaient être uniquement l’apanage de la société traditionnelle française.

La conséquence la plus visible de cet échec de la mixité culturelle est l’évitement scolaire. Le fait de recourir au privé a souvent été décrit comme la preuve criante de l’hypocrisie des bobos, alors que ce choix est davantage lié à une désillusion. Pour autant, cette mixité sociale et culturelle perçue comme menaçante ne se traduit pas par un vote en faveur de l’extrême-droite. D’abord, parce que la mixité reste perçue positivement par les urbains. Ensuite, parce qu’une des caractéristiques du vote urbain est de se concentrer sur les forces centrales, les partis de gouvernement. Par conséquent, les habitants des métropoles vont plutôt avoir tendance à rechercher une offre politique centrale qui leur apportera des gages par exemple en matière de lutte contre le communautarisme.

Vous vous intéressez au devenir électoral de la droite non LaRem. Un des points forts de votre étude est de démontrer que l’UMP et LR se sont intellectuellement intoxiqués en pensant avoir perdu les métropoles, alors que l’analyse des élections montre que celles-ci sont encore de solides bastions de la droite. D’où vient le fait que LR croit avoir perdu les villes alors que celles-ci demeurent un réservoir de voix ? Et quels pourraient-être aujourd'hui les grands thèmes électoraux de la droite urbaine ?     

La droite traditionnelle a quasiment toujours réalisé un score plus élevé que la moyenne nationale dans les métropoles. Malgré cela, elle a toujours eu une perception amoindrie de l’état de ses forces dans les grandes villes. Le choc psychologique des municipales de 2001, qui ont vu basculer à gauche Lyon et Paris, puis de 2008, encore très favorables à la gauche plurielle, ont persuadé les cadres UMP puis LR que l’évolution sociologique des villes leur était défavorable.

Cela a conduit la droite urbaine à être dans l’excuse permanente. Il ne fallait pas paraître trop de droite, il fallait se « boboïser ». Pourtant, contrairement à une idée préconçue qui voudrait que la « droite des villes » soit plus « centriste » que la « droite des champs », la primaire de la droite et du centre, organisée les 20 et 27 novembre 2016, a bénéficié aux candidats d’une droite affirmée. À Paris, François Fillon obtient près de 42 % dès le premier tour, soit sensiblement le même résultat que le cumul des résultats des partisans d’une droite centriste, Alain Juppé, Nathalie Kosciusko-Morizet et Bruno Le Maire.

Il faut ajouter à cela le fait qu’il y a probablement eu une participation importante de l’électorat de gauche à ce scrutin à Paris. Il existe donc une droite urbaine, qui est solide dans ses convictions de droite. A cela s’ajoute une montée des préoccupations autour des enjeux de sécurité au sens large – peur du déclassement, perte des repères, insécurité liée à la délinquance, menace terroriste, insécurité culturelle – sur lesquels la droite est légitime et crédible pour porter des propositions. Il y a donc un espace pour un discours de droite ferme en matière de sécurité et de gestion de l’espace public (propreté, incivilités), ainsi qu’un discours sécurisant autour des grands repères de société que sont la famille, les solidarités, les liens intergénérationnels. Pour autant, ce ne peut être un discours conservateur sur le plan sociétal. Car, sur ce plan, une majorité des urbains considère aujourd’hui que cela relève des choix individuels, même à droite.

Nelly Garnier, Allô maman bobo. L’électorat urbain, de la gentrification au désenchantement, Fondapol, 2019.

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À propos de l’auteur
Nelly Garnier

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Chercheur associée à la Fondapol.
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