<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Nauru : du Capitole à la roche Tarpéienne

5 septembre 2024

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Nauru : du Capitole à la roche Tarpéienne

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Extraordinaire et tragique destinée que celle de Nauru. Située à 2 800 km de l’Australie, et à 42 km au sud de l’Équateur, cette petite île du Pacifique sud de 21 km2 et peuplée de quelque 10 000 habitants connut une trajectoire différente de la plupart des pays insulaires de la région ayant accédé à l’indépendance. Elle connut la richesse la plus extrême puis le déclassement le plus dur. Impitoyable et éternelle leçon de l’histoire, Arx tarpeia Capitoli proxima.

Article paru dans la Revue Conflits n°51

Découverte en 1798 par le capitaine britannique John Fearn qui la baptisa Pleasant Island, des décennies durant l’île n’attisa pas les convoitises. Seuls des bagnards évadés s’y réfugient parfois, comme John Jones, en 1830, qui y installa son pouvoir autoritaire jusqu’à ce qu’il soit contraint à l’exil, en 1841, par une population lassée de sa tyrannie. Conséquence d’échanges entre marins européens et insulaires, des armes à feu sont introduites fortuitement. Une guerre civile accabla l’île pendant les années 1880. Durant cette période, le traité délimitant les sphères d’influence entre l’Allemagne et l’Angleterre est conclu le 6 avril 1886[1]. Nauru vient de basculer dans la sphère de prospérité économique de Berlin. L’armée allemande débarque sur l’île en 1888, confisque toutes les armes à la population mettant ainsi fin à la guerre civile et établit l’autorité impériale. Nauru devient une part du Kaiser-Wilhelmsland, qui regroupe la majorité des possessions germaniques du Pacifique. Ce domaine d’environ 240 000 km2 compte plus de 700 000 habitants et près de 600 civils allemands. L’administrateur de Nauru s’établit à Yaren, un district de l’île, aujourd’hui encore siège du pouvoir politique. L’Allemagne développa des infrastructures postales, hospitalières et scolaires. Un dictionnaire allemand-nauruan voit le jour au début du siècle. L’île se révèle d’un intérêt économique et militaire par l’installation d’une puissante base radio capable d’échanger avec Berlin. L’Allemagne commence à exploiter la noix de coco via la Jaluit Gesellschaft[2]. L’île, dont on découvre au début du siècle qu’elle regorge de phosphate, va enrichir les puissances européennes. Ainsi, la Pacific Phosphate Compagny britannique[3], intéressée, négocie l’exclusivité de l’exploitation du phosphate. La Jaluit Gesellschaft accepta de céder ses droits mais, en contrepartie, obtint une redevance annuelle et le pouvoir de nomination à certains postes au sein de l’équipe dirigeante de la compagnie britannique. Enfin, les autorités allemandes attribuent un faible dédommagement à la population locale.

L’incorporation dans l’Empire britannique

Le 4 août 1914, l’Angleterre et ses dominions entrent en guerre. L’administration allemande du Nauru dirigée par Wilhelm Wostrack, immédiatement informée[4], constate que sa force militaire – une vingtaine de volontaires nauruans – est dérisoire. Le 9 septembre, l’armée australienne débarque, mettant fin à la domination allemande sur l’île qui passe sous pavillon britannique. Toutefois, les Australiens décident de maintenir Wostrack à la tête de Nauru, ainsi que son administration quelques mois durant. La guerre achevée, Nauru est concernée par l’article 22 du pacte de la SDN, qui prévoit que « certaines îles du Pacifique austral [du fait de la] faible densité de leur population, de leur superficie restreinte [sont placées] sous les lois du mandataire comme une partie intégrante de son territoire ». C’est le mandat « C », le plus intégré, qui se rapproche de l’annexion. Certes, l’île reste sous pavillon britannique, mais les dominions australien et néo-zélandais ainsi que la métropole anglaise se montrent respectivement intéressés. Le Nauru Island Agreement du 2 juillet 1919, tripartite, est donc conclu. Il organise la gouvernance[5] et répartit les fruits de l’exploitation minière via la British Phosphate Commission (BPC). Mais à l’été 1942, les Japonais s’emparent de l’île et une partie de la population est déportée comme main-d’œuvre dans les îles Truk. L’autorité britannique est restaurée une fois la guerre finie via le régime de tutelle de l’ONU. La population ne touche alors qu’un très faible dédommagement pour l’exploitation minière, une situation que certains insulaires ne sont plus résolus à accepter.

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La marche vers l’indépendance

Comme dans nombre de pays, c’est l’élite locale formée dans les écoles des puissances coloniales qui portent la revendication à l’indépendance. Ainsi, l’histoire moderne du Nauru ne peut s’écrire sans Hammer DeRoburt. Charismatique et instruit, il est conscient que son peuple est dépositaire d’une corne d’abondance dont on lui refuse le bénéfice. Il sera l’homme qui sortira Nauru de la dépendance britannique. En 1951 est institué le Conseil de gouvernement local, n’ayant qu’une force consultative. Il est le premier embryon de pouvoir nauruan. DeRoburt en prend la tête. Canberra propose aux habitants de déménager et d’être réinstallés sur l’île australienne de Curtis mais les Nauruans, désireux de posséder un État-nation, déclinent l’offre.

En 1966, c’est l’avènement du Conseil législatif, composé de Britanniques et de Nauruans. Ce dernier exerce le pouvoir, mais ne connaît pas les questions de politique internationale et de l’extraction du phosphate. L’histoire s’accélère. Le 31 janvier 1968[6], Nauru, peuplé alors de 6 000 habitants, entre dans l’exercice de ses droits et accède à l’indépendance pleine et entière, les responsables nauruans n’ayant pas souhaité opter pour une indépendance-association[7] avec l’Australie, et intègre le Commonwealth[8]. Nauru s’inscrit dans l’avènement d’un type nouveau d’État, les micro-États insulaires.

Pleasent Island

Nauru devient la plus petite république du monde, une république parlementaire fonctionnant selon un système de vote préférentiel, l’électeur classant les candidats de sa circonscription par ordre de préférence[9]. Hammer DeRoburt est le premier président de la République. En 1970, l’exploitation du phosphate est nationalisée, la Nauru Phosphate Corporation succède à la BPC. La croissance du jeune État explose, Nauru décolle économiquement. Là, où il n’y a point de rêves brisés de l’indépendance, la croissance profite à la totalité des habitants. Toute l’économie appartient à l’État qui ne prélève aucun impôt et reverse les bénéfices du phosphate aux citoyens devenus de facto actionnaires de l’État. Dès 1974, le PIB par habitant est parmi les tout premiers du monde, devant celui des États-Unis[10]. Les habitants jouissent d’avantages sociaux, de la gratuité des services, et de l’accès à un système de santé de pointe sur l’île et en Australie. L’État résout le problème de l’eau en créant une usine de désalinisation. Pourtant, DeRoburt sait que le temps n’est pas un allié. À l’indépendance, il est clairement établi que l’île n’offre « à ses habitants que des possibilités économiques réduites mises à part les ressources en phosphate qui n’auraient d’ailleurs qu’une durée limitée – quelque quarante ans – au rythme d’exploitation actuel. L’île [n’a] pas d’autre industrie. Elle ne [semble] guère promise à une véritable mise en valeur agricole par suite du manque de terres arables et de l’absence de ressources hydrauliques permanentes[11]. » Un jour, l’exploitation du phosphate prendra fin. Il faut prévoir l’avenir. Immobilier, société, placement, Nauru investit massivement en Australie, en Europe et aux États-Unis. Le phosphate n’est qu’un moyen temporaire d’accéder à une manne perpétuelle. En 1977, la Nauru House, plus haut building d’Australie, est construite et abrite les entreprises de l’État insulaire et un bureau présidentiel. En 1982, la reine d’Angleterre fait le déplacement sur l’île et décore le président DeRoburt. Nauru est à son apogée politique.

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Une indépendance en péril

Au début des années 1990, l’inévitable advient. Inexorablement, la production de phosphate commence à chuter, le gisement est presque tari. Or les investissements opérés en prévision de cette crise se révèlent infructueux. Ils étaient le seul avenir de Nauru. L’île ne peut en effet plus compter sur le tourisme ou sur l’agriculture du fait des conséquences de l’exploitation minière. À cela s’ajoute l’apparition de l’instabilité parlementaire. L’économie du pays commence à s’écrouler. Nauru, en crise, voit sa capacité d’investissement fondre et tente de la maintenir grâce à des prêts et quelques maigres revenus que procure encore le phosphate. Mais au début des années 2000, la production de phosphate est terminée, et les dettes contractées sont désormais trop lourdes. Nauru, en faillite, perd son empire immobilier, ses entreprises d’État, et le niveau de vie est en chute libre. L’économie de l’île s’est effondrée. Pour y répondre, le gouvernement tente d’en faire un centre financier offshore. La société d’abondance a disparu, et la population en paie maintenant le prix : des infrastructures désormais usées, un écosystème maritime et terrestre en grande partie détruit qui compliquent le présent, et un fort taux de diabète qui menace l’avenir. Nauru prend alors conscience de la fragilité d’une indépendance assurée uniquement par une ressource passagère. En 2011, le président de l’État insulaire déclare au monde dans le New York Times : « Je ne cherche pas à susciter la sympathie, mais plutôt à vous avertir de ce qui peut arriver lorsqu’un pays n’a plus d’options. Je vous pardonne si vous n’avez jamais entendu parler de Nauru, mais vous ne vous pardonnerez pas si vous ignorez notre histoire. »

Géopolitique actuelle et perspectives nouvelles

Aujourd’hui, Nauru a quitté tant la liste française que la liste européenne des paradis fiscaux et continue d’être un acteur actif sur la scène internationale en veillant à diversifier ses alliances régionales, mais aussi à nouer des alliances au-delà du Pacifique. L’île est un enjeu dans la rivalité d’influence entre Pékin et Taipei. Nauru, membre de l’ONU depuis 1999, est un allié traditionnel de Formose qui y installe une ambassade et aide l’île en matière de développement économique. Nauru défend en contrepartie, au sein de l’ONU, les intérêts de Taipei. En 2002, l’île opère un renversement d’alliance et reconnaît la Chine populaire, mais revient dessus dès 2005 pour redevenir un fidèle soutien de Formose. L’île entretenait, jusqu’à aujourd’hui, des relations froides avec la Chine. Un appui précieux alors qu’en 2019, les îles Salomon et la République de Kiribati rompent avec Taipei au profit de Pékin dont l’attraction ne cesse de s’accroître. Mais en janvier 2024, c’est Nauru qui décide finalement d’emprunter cette voie et annonce reconnaître la Chine populaire mettant ainsi un terme à la traditionnelle alliance avec Taipei dont l’influence ne cesse de reculer dans la région. Une décision que les États-Unis qualifient de « décevante ». Nauru, qui possède une ZEE intéressante, entretient également de bonnes relations avec le Japon dans le domaine de la pêche, et vient très récemment d’établir des relations diplomatiques avec le Népal et le Bahreïn. Enfin, l’île veille à maintenir une relation étroite avec l’ancienne puissance mandataire australienne qui l’avait d’ailleurs incluse dans la « solution pacifique » dans le cadre de sa politique migratoire en échange de devises. Mais Nauru est également un ferme allié d’Israël et de Cuba à l’ONU. Ainsi, le 21 septembre 2023 à l’Assemblée générale de l’ONU, le président Russ Kun demande la levée de l’embargo états-unien sur Cuba. Instruit par son histoire, Nauru cherche aussi et surtout un moyen de retrouver plus d’autonomie économique. Avec le développement des techniques, la diplomatie nauruane milite pour l’exploitation des minerais des profondeurs marines. Elle estime que la collecte des nodules polymétalliques des abysses serait à la fois une alternative aux énergies fossiles, et une source nouvelle pour sa croissance économique. Nauru pourrait ainsi bouleverser la réglementation internationale en la matière.

[1] Voir Revue des deux mondes, tome 82, 1887, p. 930.

[2] La Quinzaine coloniale, no 21, 10 novembre 1908, p. 962.

[3] Bulletin de la société belge d’étude coloniale, 17e année, 1910, p. 814.

[4] Voir Maxime Raynaud, La Première Guerre mondiale dans le Pacifique, Passés / Composés, 2021.

[5] A Year book of the Commonwealth, 1970, p. 292-294.

[6] Rapport du Conseil de tutelle (1er juillet 1965-26 juillet 1966) de l’Assemblée générale des Nations unies, XXIe session, supplément no 4, p. 6.

[7] Alain Coret, « L’indépendance de l’île Nauru », in Annuaire français de droit international, volume 14, 1968.

[8] A Year book of the Commonwealth, 1974, p. 318.

[9] Florence Faberon, « Chronique des États d’Océanie », in Revue française de droit constitutionnel, 2020/2 (no 122), PUF, p. 489-508.

[10] Marie Redon, « Les cycles économiques : grandeur et décadence insulaire », in Géopolitiques des îles, Le Cavalier bleu éditions, 2019, p. 42.

[11] Rapport du Conseil de tutelle, op. cit., p. 39.

À propos de l’auteur
Antoine-Baptiste Filippi

Antoine-Baptiste Filippi

Chercheur associé au Labiana, laboratoire d’histoire grecque et de philologie du politique.
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