L’opéra a joué un rôle majeur dans le développement des nationalismes en Europe de l’Est et l’émancipation des peuples. Loin d’être une musique uniquement dédiée à l’élite, il a bénéficié d’un fort ancrage populaire. Il est l’un des exemples des conséquences politiques de l’art.
En 1815, le Congrès de Vienne restructure l’Europe et confirme l’empire d’Autriche, sous l’autorité de l’empereur François 1er. Cet empire est une mosaïque de pays et de régions, de duchés, de comtés, de royaumes différents par leurs origines, leurs langues, leur histoire et leurs mœurs.
En 1848, des insurrections populaires éclatent lors du « Printemps des peuples » en Italie du Nord, Hongrie et Bohême. Ce mouvement correspond à une prise de conscience de l’identité nationale des régions et des pays composant l’empire. En 1867, le compromis austro-hongrois est signé, les représentants de l’Autriche et de la Hongrie se partagent le pouvoir au sein de la nouvelle double monarchie danubienne, dite Autriche-Hongrie. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’Empire austro-hongrois reste cet ensemble hétérogène de pays/régions, langues, coutumes et cultures.
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Durant cette période (1848-1900), on assiste à une affirmation des spécificités nationales, avec un renouveau du politique. Les peuples concernés ont en commun d’être dépositaires d’une culture nationale, formée au cours des siècles, qui sert de support à l’affirmation de leur identité[1]. Cette culture nationale s’exprime, entre autres, par la musique, qui devient un vecteur politique important et un moyen de stimuler les passions nationales à partir d’un héritage commun. On peut parler de musique nationale plus particulièrement dans l’opéra qui participe à la construction de la nation. Les compositeurs utilisent l’histoire, les mythes, le roman national, les héros, le folklore, pour transmettre l’émotion d’un message nationaliste ou patriotique et tenter d’influencer l’opinion publique. Dans l’empire des Habsbourg, de nombreuses villes ont un opéra qui est le centre de la vie culturelle et sociale[2].
En Italie, le maître Verdi
En 1848, commence le Risorgimento (qui signifie en italien renaissance ou résurrection) au terme de laquelle les rois de la maison de Savoie unifient la péninsule italienne. Giuseppe Verdi (1813-1901) est un compositeur engagé, un des artisans de la création du royaume d’Italie. L’acronyme de son nom Vittorio Emmanuelle Re D’Italia devient le signe de ralliement des patriotes. Après deux échecs, il écrit l’opéra Nabucco dont la première eut lieu le 9 mars 1842 à la Scala de Milan. Le succès est immédiat. Le chœur des esclaves « Va pensiero… » représente la revendication patriotique qui électrise le public italien. Chaque Italien s’identifie au chœur des esclaves juifs en captivité à Babylone en faisant un transfert sur l’oppression de l’occupation autrichienne, et l’air acquiert une popularité extraordinaire dans le pays. « Va pensiero…. » devient l’hymne du Risorgimento. Le succès et le tropisme politique de ce chœur sont restés encore aujourd’hui. Le 12 mars 2011, le chef Riccardo Muti dirige Nabucco à l’opéra de Rome. À la fin du 3e acte, et du « Va pensiero… », il s’est arrêté sous les applaudissements enthousiastes du public et a accepté de le rejouer, en précisant que le chœur était alors dédié au Risorgimento de la culture et a demandé au public de se joindre aux voix de celui-ci. Pendant la période de lutte pour l’indépendance, la majorité des opéras de Verdi reprennent les revendications nationalistes du peuple et, par transfert, du peuple italien : I Lombardi alla prima crociata (1843), Ernani (1844), I due Foscari (1844), I vespri siciliani (1855), etc. Dans Aida, les Éthiopiens sont des envahisseurs qu’il faut chasser « du sol sacré de la patrie. »
On note dans ces opéras l’importance des chœurs comme supports émotionnels des messages nationaux. Le chœur est un groupe et, dans les opéras de Verdi, il représente le peuple, avec souvent des airs patriotiques comme « Va pensiero… » mais aussi d’autres chœurs risorgimentistes. Le patriote Giuseppe Mazzini note dans son livre La philosophie de la Musique (1835) l’importance du chœur qu’il qualifie « d’individualité collective ».
Le 1er février 1843 est créé, à la Scala de Milan, l’opéra I lombardi alla prima crociata avec le chœur « O Signore dal tetto natio ». Les croisés accablés qui marchent dans le désert se souviennent de leur pays et des lacs de Lombardie. C’est un nouveau succès qui cette fois-ci met en scène les ancêtres des spectateurs (ce qui crée moins de distanciation qu’avec les Hébreux de Nabucco). Il s’agit de toucher la fibre du peuple italien en lui rappelant sa splendeur passée Dans le chœur de l’acte 3 d’Ernani (1844) « I ridesta il Leone di Castiglia » (Que se réveille le Lion de Castille), les choristes substitueront parfois le mot Venezia, le public entonnant alors avec eux des bis vigoureux aux allures de manifestations anti-autrichiennes.
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La Bohême-Moravie
Dans le cadre de l’Empire autrichien, les Tchèques vivaient comme un peuple opprimé par le germanisme de la dynastie régnante de sorte que tout rappel du glorieux passé de la nation, de sa langue, de son histoire politique jouait un grand rôle dans l’éducation du peuple, réveillant son orgueil national.
Au début de 1848, on apprend en Bohême avec beaucoup d’enthousiasme les nouvelles sur le mouvement révolutionnaire en Italie, et lorsqu’en février, la révolution éclate en France, les représentants du mouvement politique tchèque décident de présenter eux aussi leurs revendications. Une nouvelle identité tchèque fait son chemin et se retrouve dans la musique et, en particulier, dans les opéras, notamment chez Bedrich Smetana, Antonin Dvorak et Leos Janacek[3]. Si l’on s’en tient à l’opéra, on constate d’abord que les musiciens tchèques s’ouvrirent assez tardivement à ce genre singulier. Le premier opéra tchécoslovaque intitulé Dratenik est composé en 1825 par František Škroup (1801-1862). Le sujet de cet opéra n’est pas historique, mais contemporain et patriotique. Le héros parle slovaque et les autres personnages parlent tchèque. Škroup écrit, par la suite, avec Josef Kaletán Tyl, l’hymne national tchèque kve domoj muj ? (Où est ma patrie ?). Les opéras verdiens sont empreints d’une fougue, d’une passion et d’une exaltation propres au tempérament italien. Les opéras tchèques de cette époque sont plus solennels, plus austères, plus germaniques. En Bohème et en Moravie, on parle allemand, et les élites sont largement germanisées. Les principaux compositeurs tchèques écrivent leurs opéras en utilisant l’histoire, la nature, le folklore, les légendes de Bohême et de Moravie. L’apport de la musique dans la construction identitaire prend sa véritable dimension par l’ancrage territorial où les échelons régionaux et locaux sont particulièrement mis en évidence.
Bedřich Smetana (1824-1884) fut le pionnier du développement d’un style musical qui devint étroitement lié aux aspirations de son pays à l’indépendance. Il est largement considéré dans son pays comme le père de la musique tchèque. Il est surtout connu pour le cycle symphonique Má vlast (Ma patrie) écrit en 1879, qui décrit l’histoire, les légendes et les paysages de son pays natal, mais a aussi composé huit opéras. Parmi ceux-ci, quatre œuvres sont plus particulièrement représentatives de l’esprit national de Smetana qui, selon Guy Erismann a su mêler folklore et modernisme national : Les Brandebourgeois en Bohême (1868), La Fiancée vendue (1863-1866), Libuse (1872) et Dalibor (1868)[4]. En ce qui concerne le choix du sujet, ces opéras de Smetana puisent dans deux sphères d’inspiration qui, sous une forme ou une autre, constituent la base de toute son œuvre. C’est d’une part la sphère de l’opéra historique qui s’inspire de légendes reposant sur des faits, d’autre part la sphère de l’opéra dont le sujet est tiré de la vie à la campagne et où Smetana reste un témoin typique de son époque.
Les Brandebourgeois en Bohême est le premier opéra entièrement écrit en tchèque. Smetana insiste plus particulièrement sur les scènes du soulèvement du peuple de Prague qui s’empare de la ville. La première a lieu en 1866 et la Bohème est occupée par les Autrichiens. Lutte du peuple de Bohème contre les Brandebourgeois : le transfert est facile…
La Fiancée vendue est un opéra-comique, dont le thème fut imaginé par Karel Sabina, le librettiste des opéras historiques de Smetana. Il avait finalement remporté son pari : écrire un opéra sans citer la musique populaire et en faire une œuvre dans laquelle tous les Tchèques se reconnaîtraient. Smetana a su mêler folklore et modernisme national
Guy Erismann, place l’opéra Libuse dans le contexte historique et politique : « Avec Libuse, c’est la nation tchèque elle-même et son origine légendaire dans toute sa force symbolique qui sont représentées[5]. » Smetana s’inspire d’une vieille légende relatant l’origine de la première dynastie des rois de Bohème, la dynastie des Přemyslides. Le récit de la légende décrit les événements des origines mythiques de l’histoire de la nation où le pays était gouverné du haut du château de Vyšehrad à Prague par la princesse Libuse, l’une des trois filles de l’aïeul mythique du peuple tchèque, Cech, qui avait amené son peuple en Bohême.
Antonin Dvořák (1841-1904) a écrit dix opéras dont le plus célèbre est Rusalka (1900) où son génie poétique parvient à son apogée. Le compositeur exalte, à travers la figure de cette jeune fille touchante et amoureuse, l’ensemble des traits poétiques de son peuple, mêlant mythologie et légendes slaves, germaniques et russes. Cette ondine anonyme en Bohême est propulsée sur le devant de la scène et devient une héroïne tchèque, symbole de la culture slave.
La Hongrie
Il y a peu d’opéras répertoriés en Hongrie durant la période-titre. Le patriotisme musical hongrois utilise les musiques populaires, voire folkloriques, mais aussi l’histoire. Ferenc Erkel (1810-1893), considéré comme « l’éveilleur de la conscience musicale nationale7 » a écrit, entre autres, deux opéras représentatifs de l’identité nationale hongroise. Hunyadi Laszlo (1844) est une œuvre (introuvable en France) où l’expression du patriotisme et du romantisme musical hongrois est très présente, en particulier au travers du « verbunkos » ou « musique du recrutement ». Bánk bán (1861) est une œuvre rare, en langue hongroise, où l’amour et le patriotisme triomphent. Erkel a également mis en musique l’hymne national hongrois sur un texte de Ferenc Kölcsey (1790-1838), intitulé Dieu bénisse les Hongrois[6].
L’empire des Habsbourg a longtemps permis une coexistence pacifique entre des citoyens que tout semblait pourtant opposer : nationalité, langue, religion, culture. Les nationalismes exacerbés ont fait voler en éclats ce qui aurait, peut-être, pu servir de modèle à une fédération d’États européens. Pour l’écrivain italien et triestin Claudio Magris, l’auteur de l’envoûtant Danube et l’un des derniers intellectuels se rattachant à l’époque de l’empire, « la société mittel-européenne de l’époque a trois facettes : supranationalité, bureaucratie et joie de vivre ». La musique a été non seulement un des éléments de cette atmosphère crépusculaire, mais également un vecteur politique permettant l’affirmation d’identités nationales qui perdurent encore aujourd’hui.
[encadre] L’opéra de Verdi, La bataille de Legnano, est créé le 27 janvier 1849 au théâtre Argentina à Rome sur un livret de Salvatore Cammarano. L’accueil par le public fut délirant. Et pour cause : le sujet est parfaitement transposable à l’époque. Au cours de cette bataille, l’empereur allemand Frédéric Barberousse (1152-1190) est vaincu par les ligueurs italiens et le 4e acte est entièrement bissé, car il met en scène le peuple de Milan à qui on annonce la déroute de l’armée autrichienne. Cette évocation historique est pour Verdi une manière d’établir un parallèle avec la situation contemporaine de l’Italie qui voit naître la révolte de la Lombardie aux mains de l’Autriche. En cette époque du Risorgimento, Verdi tient à soutenir le mouvement qui aboutira à libérer la Lombardie. Cette volonté est particulièrement flagrante dans plusieurs ensembles, dont le chœur d’ouverture « Viva Italia ! », le serment « S’apressa un dì che all’Austro » (I, 1) et le serment « Giuriam d’Italia por fine ai danni » (III, 1). Le mot Italie est mentionné 30 fois dans l’opéra. Cela ne fut pas du goût de l’Autriche et la censure exigea que l’action soit transposée aux Pays-Bas. Barberousse devint le duc d’Albe et les patriotes des Hollandais. Le succès ne fut plus au rendez-vous. [/encadre]
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Discographie
Nabucco : Cappuccilli/Dimitrova/Nesterenko/Valentini Terrani/Domingo, chœur et orchestre de l’opéra de Berlin (1983), Deutsche Gramophon.
La Fiancée vendue : Kösler/Benackova-Capova/Dvorsky/Novak, chœur et orchestre de la philarmonie tchèque (1981), Supraphon.
Libuse : Krombholc/Kriplova/Bednar/Kroupa/Subtova, National Theater Chorus and orchestra (1965), Supraphon.
Rusalka : Neumann/Benackova/Ochman/Drobkova/Novak, Choir and Orchestra Czech Philarmony (1984), Supraphon.
Bank Ban, Ferencsik/Agay/Komlossy/Reti/Farago/Melis chœur de l’opéra d’État de Hongrie et orchestre philharmonique de Budapest (1969), Hungaroton.
Pour aller plus loin :
La musique dans les pays tchèques, Guy Erismann, Fayard, 2011.
Verdi l’Insoumis, Sylvain Fort, Robert Laffont, 2020
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[1] Jean-Paul Bled, L’Autriche-Hongrie : un modèle de pluralisme national ?, 1993.
[2] Martine Lapied, La représentation du passé dans l’Opéra de Verdi, 2013.
[3] Joël Pailhé, « La musique dans le processus identitaire en Europe centrale : Hongrie et pays tchèques » in Annales de géographie, t. 113, no 638-639, 2004. Composantes spatiales, formes et processus géographiques des identités, p. 445-468.
[5] Guy Erismann, La musique dans les pays tchèques, Fayard, 2011.
[6] Joël Pailhé, ibid.