Il y a 150 ans, le premier président et dernier monarque français, Napoléon III, mourrait en Angleterre sans jamais être rapatrié en France. Mais il existe une souffrance plus douloureuse qu’un tombeau en terre étrangère, celle d’une mémoire interdite. Écrasé par l’ombre de son illustre aïeul, le neveu de Napoléon Ier souffre d’une légende noire dont l’histoire a été écrite par ses ennemis après sa mort. Le Second Empire a pourtant connu des succès et des avancées éclatantes, notamment en matière d’économie, de politique sociale et d’urbanisme, marquant l’entrée de la France dans la modernité. Retour sur un personnage davantage méconnu que mal-aimé.
Directeur général de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages. Il publie Napoléon III, La modernité inachevée, aux éditions Perrin et Bibliothèque nationale de France.
Propos recueillis par Côme de Bisschop.
Après deux tentatives de coup d’État ratées qui lui vaudront l’emprisonnement, Louis-Napoléon Bonaparte opte finalement pour la voie légale des élections présidentielles en 1848 qu’il remporte avec plus de 75% des voix. Comment expliquer cette stratégie ainsi que cette prouesse électorale ?
À quelque chose malheur est bon, Louis-Napoléon a mûri en prison. Il a aussi beaucoup réfléchi à la meilleure stratégie possible et conclut que le suffrage universel était la voie d’avenir de la légitimité politique. Les circonstances, avec la révolution de 1848, le lui ont permis. Il n’oubliera jamais cette grande leçon et, son règne durant, il tiendra toujours compte du facteur électif, soit pour le maîtriser, soit plus tard pour le libérer et l’associer à la légitimité « monarchique » pour renforcer son régime.
Souvent décrié pour son coup d’État de 1851, comment Napoléon III parvient-il à obtenir la faveur de l’opinion du peuple, au travers de deux plébiscites favorables à son coup d’État du 2 décembre 1851 et à la proclamation de l’Empire un an plus tard ?
Commençons par dire que l’on ne peut pas compter pour rien le coup d’État de 1851 et, surtout, le dérapage qui a suivi. Plus de mille morts, sans doute. Cela étant, il était devenu inévitable, compte tenu des blocages constitutionnels, prenant même de vitesse les oppositions orléanistes qui avait elles-mêmes une idée derrière la tête. Le plébiscite d’approbation du coup d’État, à la régularité peu contestable, montre que la grande majorité des électeurs ont souhaité « laver » Louis-Napoléon de cette action de force.
Face aux craintes de certains qui associent l’Empire à la guerre, Napoléon III déclare au discours de Bordeaux en 1852 que « l’Empire c’est la paix ». Sur quels points le Second Empire diffère-t-il du Premier ?
Dans les intentions, incontestablement. Louis-Napoléon pense sincèrement que la gloire de son règne sera celle du développement économique. C’est d’ailleurs ce qu’il dit très clairement dans le discours de Bordeaux, dont on n’a retenu que cette « petite phrase ». Par la suite, sa politique extérieure a conduit à plusieurs conflits dont les premiers découlaient de la volonté de l’empereur de « désenclaver » la France de l’Europe née au moment du Congrès de Vienne. Avec la guerre de Crimée et même celle d’Italie, le pari s’est avéré gagnant. La France a retrouvé une place prépondérante en Europe continentale. Mais, hélas, comme tant d’autres avant et après lui, Napoléon III a voulu tenter sa chance dans d’autres directions, finissant par incommoder le partenaire anglais qui a fini par le lâcher.
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Pourquoi les observateurs du temps, Marx, Guizot, Hugo ou Tocqueville ne crurent pas à la durabilité du nouveau régime mis en place par Napoléon III ?
Au premier chef, parce qu’ils ne croyaient pas en les capacités de Napoléon III. Thiers le traitait de crétin et les autres n’étaient pas loin de le croire. Ils ont été désappointés par les réussites des dix ou quinze premières années. Sans doute, au milieu des années 1860, auraient-ils dû réviser leur jugement, s’ils l’avaient pu ou voulu. Mais finalement, par quelques erreurs retentissantes, mais aussi en raison de sa maladie qui en faisaient un chef d’État intermittent, Napoléon III et son entourage ont fini par leur donner raison.
Alors que les violences dans la capitale ont longtemps été utilisées pour alimenter la légende noire du Coup d’État, le véritable bilan des émeutes était-il supérieur à ceux des révolutions précédentes ?
Le bilan « noir » de Napoléon III a évidemment passé sous silence d’autres événements semblables, à d’autres époques. On oublie souvent qu’en juin 1848, c’est la IIe République qui a réprimé les émeutes ouvrières, avec à la clé des milliers de morts et de déportations aux colonies. À l’autre bout de la période, il y a aussi la Commune où la cruauté et les exactions ont été assez bien réparties entre les Communards et le gouvernement régulier de Thiers. Si l’on en tient compte, cela n’excuse pas, mais donne un contexte différent à l’action de Louis-Napoléon.
Si Napoléon III se considère lui-même comme « socialiste », l’hétérogénéité de ses inspirations rend difficile l’interprétation de sa ligne politique. En quoi consiste le bonapartisme de son époque ?
Lorsque Napoléon III se dit socialiste, c’est dans une espèce d’exercice de communication. Il ne l’est pas le moins du monde, en effet. En économie, il est un libéral, qui croit au marché, à sa régulation naturelle et, si l’on ose dire, au « ruissellement » des fruits de la croissance. Son action sociale personnelle n’est pas contestable, mais ne va guère plus loin qu’une action paternaliste. Au niveau général, il a bien sûr une action décisive pour moderniser les cadres de l’action sociale. Mais pour que le ruissellement et la constitution de nouvelles forces sociales aient été effectifs, il aurait fallu du temps. Celui, dont justement bénéficia la IIIe République qui est, qu’on le veuille ou non, son héritière économico-sociale.
Sans pour autant envisager une monarchie à l’anglaise, comment le Second Empire a-t-il évolué au fil du temps vers des solutions plus libérales ?
« Les réformes de la fin du règne auraient conduit, avec la pratique et le temps, à un régime proche de la Ve République des origines »
Les réformes de la fin du règne auraient conduit, avec la pratique et le temps, à un régime proche de la Ve République des origines, avec un chef d’État fort et au-dessus des mêlées quotidiennes, un chef du gouvernement conduisant la politique concrète et des chambres qui auraient été plus proche des pouvoirs d’empêcher que de co-gouvernement.
En quoi consiste le principe des nationalités et comment le Second Empire a-t-il aidé certains pays à se constituer en tant que Nation, à l’image de la politique étrangère française menée en Italie et en Algérie ?
En dernière analyse, le principe des nationalités de Napoléon III n’aura valu que pour l’Italie et la création des nouvelles entités balkaniques. Avec la nation allemande, on le sait, il fut lui-même « coincé » par sa propre théorie. Quant à l’Algérie et son idée de royaume arabe en union personnelle avec la France -en clair, il aurait été empereur des Français et roi d’Algérie, deux États séparés-, il s’est heurté à tant d’oppositions qu’il a été obligé de faire une « pause ». Les avancées n’ont pu reprendre ensuite, à cause de la chute de l’Empire.
Comment les deux expositions universelles de Paris en 1855 et 1867 ont-t-elles permis de célébrer la formidable prospérité française de l’époque ?
On n’a plus aucune idée de ce que furent ces expositions universelles. Elles drainèrent des dizaines de millions de visiteurs et, surtout, la variété de ce qu’elles présentaient était une formidable vitrine des progrès des techniques, des industries et, n’ayons pas peur des mots, de la créativité humaine. La France y a gagné un prestige politique et scientifique immense, démontrant son retour sur la scène du monde, qui plus est dans le peloton de tête des grandes nations.
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Souvent oubliée des mémoires collectives, la croissance s’envole sous le Second Empire. Comment l’Empereur parvient-il, par sa politique économique, à devancer la Grande-Bretagne dans presque tous les domaines ?
Le Second Empire est le moment de l’accélération de la révolution industrielle en France. Tous les indicateurs montrent ces progrès spectaculaires, sorte de « vingt glorieuses » qui connaîtront un coup d’arrêt en 1870. Même les revenus ruraux et ouvriers suivent le mouvement. Tout se modernise, tout entre en quelque sorte dans le XXe siècle. La Belle au bois dormant n’en aurait pas cru ses yeux si elle s’était endormie en 1848 et réveillée en 1869. Et plus encore si elle avait dormi à Paris, Bordeaux, Lyon ou Marseille où, sous l’impulsion de l’empereur, les préfets bâtisseurs ont aéré et modernisé des villes qui l’avaient peu été depuis la sortie du Moyen Âge.
« La Belle au bois dormant n’en aurait pas cru ses yeux si elle s’était endormie en 1848 et réveillée en 1869 »
Dans nos esprits, Napoléon III demeure l’homme du coup d’État de 1851 qui mit fin à la Deuxième République et l’homme de la défaite de 1870 qui mena à la perte de l’Alsace-Moselle. Qui a participé à l’enterrement de sa mémoire nationale ?
Pour se légitimer, la IIIe République a eu besoin de délégitimer le régime qui l’a précédé, d’autant plus que le plébiscite de 1870 avait montré que l’adhésion populaire était redevenue très forte. Qui plus est, jusqu’en 1940, les Napoléon étaient encore prétendants et disposaient de députés et de sénateurs. L’Empire restait donc un véritable adversaire politique. C’est après la Seconde Guerre mondiale seulement qu’il ne l’a plus été, le général de Gaulle prenant, pour le dire vite, le relais du courant bonapartiste et orléaniste à la fois. La place a enfin été laissée à l’historiographie dépassionnée.
Napoléon Ier est vaincu à la bataille de Waterloo, Napoléon III à celle de Sedan. Alors que les deux empereurs ont été vaincus militairement, pourquoi Napoléon Ier laisse-t-il un souvenir plus prestigieux ?
Napoléon Ier bénéficie de deux phénomènes. Le premier est que, malgré sa chute, son héritage institutionnel et administratif est resté intact. Sur ces plans, il est le fondateur de la France contemporaine. Ajoutons que sa légende dorée, commencée en 1823 avec le Mémorial de Sainte-Hélène a été un raz-de-marée qui a tout submergé et dans tous les domaines. N’ayant pas la même personnalité que son oncle et sa légende noire ayant été plus prégnante, Napoléon III ne pouvait pas prétendre à la même postérité.
« Sans Iéna, pas de Sedan. » Tels furent les mots de Bismarck après la défaite franco-prussienne de 1870. Cette guerre constitue-t-elle la vengeance de la Prusse par rapport à la défaite de Iéna face à Napoléon Ier soixante ans plus tôt ?
Bismarck a raison. Pour les Prussiens et sans doute les autres Allemands, 1870 est la revanche de 1806, ils ne s’en sont jamais cachés. On est frappé de voir que ceux qui sont alors aux commandes à Berlin et dans les armées sont les fils ou petit-fils de ceux qui furent balayés par Napoléon Ier.
Comment l’héritage bonapartiste a-t-il façonné les institutions de la Ve République ?
Si l’on voulait définir en quelques mots le bonapartisme, on utiliserait ceux d’ordre, d’autorité de l’État et d’appel au peuple. C’est au fond l’un des fondements de la Ve République d’origine. Entre Napoléon Ier et de Gaulle, il fallait un maillon faisant passer la doctrine du siècle des Lumières au XXe siècle. Ce maillon, c’est Napoléon III.
Pourquoi la modernité engagée sous le Second Empire est-elle restée inachevée ?
Moderne, Napoléon III l’était : excellent analyste de l’importance qu’allait prendre le suffrage universel -ce qui l’entraîna à consentir le libéralisme politique-, convaincu que la puissance venait de l’économie, gestionnaire habile de la mondialisation, connaisseur -sans l’avoir totalement maîtrisé- du principe irréversible des nationalités. Il avait qui plus est l’état d’esprit et le comportement d’un chef d’État d’aujourd’hui, travailleur, actif, sachant garder le secret et agissant de façon fulgurante. Sur ces points, il a tout compris et tout posé. Mais 1870 l’a empêché d’aller au bout de chacune de ses idées. Il le regretta d’ailleurs beaucoup lors de son exil, après la défaite.
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