Napoléon ne doit pas être considéré uniquement comme un immense militaire. Il est un homme d’État, un stratège politique qui réussit à rassembler Ancien-Régime et Révolution, entre despotisme éclairé et forme de démocratie. Dès la fin de la campagne d’Italie, il exprime une volonté calculée d’incarner à la fois la grandeur par la puissance militaire, et de se montrer proche du peuple.
Entretien réalisé à la suite de la publication par Éric Anceau de Napoléon (1769-1821), Paris, Librio, 2021, réédition de son Napoléon. L’Homme qui a changé le monde, Paris, Librio, 2004.
Propos recueillis par Alban Wilfert pour Conflits.
Alban Wilfert : Vous êtes spécialiste de la France du XIXe siècle et plus précisément du Second Empire. Vous avez récemment signé une brève biographie de Napoléon Ier qui est la réédition d’un ouvrage à succès que vous aviez publié voilà une quinzaine d’années. On assiste en effet, depuis le début de cette année, à la publication de nombreux travaux autour de Napoléon. Selon vous, est-ce un simple effet d’opportunité lié au bicentenaire de sa mort ou cela s’accompagne-t-il d’un certain renouveau historiographique ?
Éric Anceau : J’aurais tendance à dire les deux. Souvent, les commémorations en France sont l’occasion de publications, qui plus est lorsqu’il s’agit de Napoléon, qui est l’un des sujets les plus vendeurs en histoire avec la Seconde Guerre mondiale et le général de Gaulle. Il y a une réelle affaire d’opportunité, les éditeurs savaient que ce serait l’occasion de débats et de publications qui marcheraient. Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon, a réalisé un coup de maître en publiant Pour Napoléon[1], plaidoyer rassemblant les arguments en faveur de la commémoration et désamorçage argumenté des critiques à l’égard de l’empereur. Un énorme succès commercial ! En même temps, beaucoup des travaux publiés ont indéniablement amené à un renouvellement historiographique, tout particulièrement sur la mort de l’empereur elle-même. Pierre Branda a notamment écrit un livre sur Napoléon à Sainte-Hélène, la mort et la légende qui s’est développée ensuite[2], et David Chanteranne a brillamment évoqué les « douze morts de Napoléon »[3]. Des sources nouvelles ont été exhumées, comme on le voit dans la récente publication du livre de Jacques Jourquin sur la dernière bibliothèque de Napoléon[4], à partir des papiers inédits de son mameluck et bibliothécaire. Mais, même lorsqu’on questionne des sources déjà vues, des questionnements nouveaux induisent des réponses nouvelles. C’est aussi ce qui fait le charme de notre discipline.
À écouter également
Podcast – Nietzsche et Napoléon. Gilles Wauthoz
AW : Dans la biographie que vous lui consacrez, Napoléon apparaît davantage comme un homme d’Etat, comme un Empereur au sens d’un monarque qui gouverne, que comme un conquérant. Est-ce là une volonté de réorienter un regard mémoriel qui porterait par trop sur son aventure guerrière ? Faut-il décentrer le regard, et le faire passer du stratège, ou tacticien, à l’homme d’Etat ?
EA : Trois éléments expliquent cela. Tout d’abord, le choix éditorial, le dialogue avec l’éditeur qui a voulu proposer une biographie au format très réduit, de moins de 100 pages, où les batailles sont présentes mais où l’œuvre intérieure représente plus de la moitié du volume. Ensuite, vous avez raison, ce livre est d’abord sorti en 2004 à la veille des commémorations d’Austerlitz, et il y avait alors une tendance à revisiter l’histoire-bataille de Napoléon. Je suis un historien du politique et de l’Etat et il y avait de ma part une volonté de rééquilibrer les choses. L’œuvre napoléonienne en matière politique, administrative, sociale est fondamentale : la création du Conseil d’Etat et de la Cour des comptes, un grand nombre de nos codes de lois à commencer par le Code civil (le Code Napoléon), les masses de granit de la société française dont ce code fait partie, comme le Concordat pour pacifier la France sur le plan religieux, les lycées pour former la nouvelle élite, la Légion d’honneur pour récompenser tous ceux qui ont œuvré à la grandeur de la France… Tout cela, c’est Napoléon.
AW : Ce Napoléon homme d’Etat, qu’en ont retenu ceux qui se sont effectivement revendiqués de sa filiation ? Au fond, qu’est-ce le bonapartisme, est-ce une idéologie ou un simple rapport à une figure ? Diriez-vous que le Second Empire est enfermé dans l’ombre du Premier ?
EA : Il y a de cela. Napoléon est un grand pragmatique, il a quelques idées très fortes : le culte de l’Etat, le patriotisme, l’idée d’une grande France héritière de la Révolution mais aussi inscrite dans une continuité historique plus lointaine. Mais le bonapartisme, ce n’est pas Napoléon qui l’a formé en doctrine. Il était dans l’action. Le Mémorial de Sainte-Hélène donne des éléments importants mais il constitue une reconstitution a posteriori par le principal intéressé et ne propose pas une doctrine complète. Le bonapartisme, ce sont ceux qui se placent dans ses pas après sa mort. Son neveu Louis-Napoléon Bonaparte (le futur Napoléon III) et Persigny, l’un des proches de celui-ci. Le Second Empire se veut très largement l’héritier du Premier. Au lendemain de son coup d’Etat en décembre 1851, inspiré de celui du 18-19 Brumaire, le président met en place la Constitution du 14 janvier 1852 qui fait explicitement référence d’une part aux fondamentaux de 1789 et d’autre part, plus encore, à l’œuvre de Napoléon : cette Constitution se veut l’héritière de celle de l’An VIII, de décembre 1799.
AW : C’est donc bien une idéologie selon vous…
EA : C’est à la fois un pragmatisme et des idées fortes, cohérentes et intangibles, en ce sens c’est une idéologie. Le bonapartisme reconnaît les grands principes de 1789 et en particulier les libertés fondamentales mais, dans le même temps, il aspire à un ordre social et une verticalité du pouvoir du chef de l’Etat, qu’il s’agisse d’un chef d’Etat républicain ou d’un empereur. Louis-Napoléon Bonaparte a longtemps hésité quant au meilleur des régimes : Empire ou régime consulaire comme celui qui a existé de 1799 et 1804 ? Il finit par trancher un an après le coup d’État de décembre 1851. Ce sera le Second Empire. Le régime met d’abord l’accent sur l’ordre et l’autorité tout en promettant que la liberté viendra « couronner [s]on édifice une fois que celui-ci aura été consolidé par le temps ». C’est comme cela qu’il faut lire la libéralisation des années 1860 puis l’Empire libéral en 1869-1870. Ordre et liberté, telle est la devise de l’époque.
AW : Dès le préambule de votre ouvrage, vous soulignez l’existence d’une légende dorée et d’une légende noire autour de Napoléon. Vous terminez le livre par un portrait que Metternich consacre à Napoléon, disant « On a souvent agité la question si Napoléon était foncièrement bon ou méchant. Il m’a toujours paru que ces épithètes, telles qu’on les entend ordinairement, ne sont point applicables à un caractère comme le sien ». 200 ans après sa mort, la question fait encore débat dans une société française assez polarisée dans son rapport à l’empereur. Comment expliquez-vous ce clivage persistant et quelle peut être la position de l’historien par rapport à ce regard moral ?
EA : Metternich a tout dit. L’historien ne doit pas faire de morale mais analyser les faits et recontextualiser les événements. Selon moi, tout événement de l’histoire qui fait sens mérite d’être commémoré mais avec du recul et en explicitant les choses. Commémorer ne signifie pas célébrer. Or, à chaque commémoration, et particulièrement lorsque c’est en lien avec Napoléon, on a passionné le débat. Les médias l’ont aussi fait pour faire du buzz, en mettant dans un débat contradictoire quelqu’un de favorable à Napoléon comme par exemple Thierry Lentz et quelqu’un qui lui est hostile comme Alexis Corbière, de La France Insoumise, qui est par ailleurs historien de formation. Dans le bilan de Napoléon, il y a des choses très positives et d’autres bien plus sombres : les guerres sans fin au bilan très lourd, le rétablissement de l’esclavage supprimé par la Révolution, un Code civil qui nous paraît en 2021 comme très misogyne. Tout cela doit être resitué dans l’époque – Napoléon s’est retrouvé acculé à faire certaines guerres ; il rétablit l’esclavage pour des raisons purement économiques et de concurrence avec l’Angleterre ennemie ; il n’était pas plus misogyne que l’immense majorité de ses contemporains. C’est un personnage entier qui, en tant que chef de l’Etat, avait tout à traiter, et il y a du pour et du contre dans son bilan. Il n’en reste pas moins un très grand homme de notre histoire. Les étrangers, et en particulier les Britanniques qui furent pourtant ses adversaires, sont les premiers à le reconnaître.
AW : Vous êtes historien du XIXe siècle et en particulier du Second Empire, qui se voulait héritier de Napoléon 1er. Pourquoi avoir consacré une biographie à Napoléon Ier, est-ce une mise en perspective du regard porté par le Second Empire ? Quel regard votre bagage d’historien du Second Empire vous permet de porter sur le Premier ?
EA : Travailler sur le Second Empire implique évidemment une plongée en profondeur historique. Napoléon III se voulait l’héritier de toute l’histoire de France, il a écrit une biographie de Charlemagne, admirait les Lumières, faisait constamment référence à son oncle, se positionnait vis-à-vis des monarchies censitaires qui l’avaient précédé, avait été président de la Deuxième République, le premier de notre histoire… Faire revivre le Second Empire implique de connaître tout cela. Mais la période napoléonienne n’en est pas moins fondatrice. L’idéologie bonapartiste a pour élément fondamental ce que j’appellerais le jacobino-bonapartisme, héritier aussi de l’œuvre de la monarchie absolue, comme Tocqueville l’a montré dans L’Ancien Régime et la Révolution[5], un régime très centralisé avec un pouvoir parisien, une administration forte et Paris qui dicte, par l’intermédiaire des préfets, des décisions à la province. Le Second Empire est l’héritier de tout cela, même si Napoléon III, pragmatique, cherchera non à décentraliser mais à déconcentrer le pouvoir en donnant à ses préfets une marge de manœuvre supérieure à celle qu’ils avaient sous le Premier Empire. On se veut l’héritier mais on adapte les choses aux couleurs du temps. 200 ans après, nous demeurons, que nous le voulions ou non, largement les héritiers de la période napoléonienne.
À lire également
Rencontres napoléoniennes de Sartène 2021
AW : Vous écrivez que Napoléon a effectué une « synthèse originale » entre Ancien Régime et Révolution, qui serait « à la fois un despotisme éclairé et une forme de démocratie ». Est-ce la recherche d’une voie médiane ou est-ce une opportunité visant à ménager tel camp et tel autre en même temps ?
EA : Il y a un peu des deux. On cite souvent la formule de Napoléon, « ni talons rouges ni bonnet rouge, je suis national », c’est-à-dire la quête d’une voie médiane qui permette de réconcilier tous les Français. Il s’agit de ne pas pencher vers l’aristocratisme ni vers la sans-culotterie, mais de trouver un équilibre qui permette de faire l’union, ce que cherche aussi Napoléon III. Le bonapartisme que nous évoquions tout à l’heure c’est aussi cela : un centrisme surplombant qui rejette les divisions partisanes. Sous le Second Empire, on parle, concernant le régime en cours et le Premier Empire, de « césarisme démocratique », formule de Troplong, le plus grand jurisconsulte de Napoléon III, qui présidera le Sénat. Il y a besoin d’une assise populaire, mais la démocratie est orientée : dans un plébiscite, on oriente la réponse qu’on en attend, et on oriente les électeurs. Sous le Premier Empire, on vote à registre ouverts, sous le Second le vote est secret. Il y a certes le système de la candidature officielle, mais on applique le suffrage universel masculin. En même temps, il y a cette verticalité, héritière du despotisme éclairé. Napoléon n’avait pas peur de se revendiquer despote éclairé.
AW : Oui, ce n’était pas particulièrement un terme péjoratif, il vient de la philosophie des Lumières…
EA : Non, pas péjoratif du tout. Les philosophes des Lumières l’utilisent, en particulier Voltaire avec Frédéric II de Prusse et la grande Catherine de Russie.
AW : Vous insistez sur la manière dont la politique était organisée sous le Consulat et l’Empire. C’est selon vous un régime policier qui censure et empêche la liberté d’expression, tout en insistant sur la propagande. Napoléon est-il en rupture avec les temps qui le précèdent, annonce-t-il des usages ultérieurs, est-il innovant en la matière ?
EA : Toutes proportions gardées, Napoléon est plus tourné vers l’avenir que vers le passé. Pendant les campagnes d’Italie et d’Egypte, il a innové par l’usage de la presse, sur place mais aussi en France par l’intermédiaire de ses frères Joseph et Lucien qui occupent des responsabilités importantes sous le Directoire, lui permettant aussi de revenir réaliser son coup d’Etat. Une fois parvenu au sommet de l’État, il censure la presse et use de la propagande avec les titres qu’il maintient, les Bulletins de la Grande Armée, les artistes qui traduisent son épopée en images. Sur ce plan, son neveu est son héritier direct, tant du point de vue de la censure que de celui de l’opinion publique. J’ai d’ailleurs qualifié le Second Empire de régime de l’opinion publique, le premier de ce genre en France et l’un des tout premiers dans le monde. Napoléon III cherche à s’appuyer sur l’opinion publique, tantôt à suivre ses désirs, tantôt à l’orienter : il reprend, avec des moyens qui sont décuplés ce qu’a initié son oncle Napoléon Ier : les rapports de toute l’administration (corps préfectoral, armée et gendarmerie, justice) remontent jusqu’au sommet de l’État. D’un autre côté, les deux régimes de la presse les plus durs au XIXe siècle en France sont le Premier et le Second Empires. Cependant, les deux Empires libéraux changent la donne. La période des Cent Jours, avec Benjamin Constant, voit un assouplissement, partie par nécessité de soutien, partie par l’urgence du temps. Sous le Second Empire, la libéralisation des années 1860 voit l’adoption de la grande loi de presse de 1868, la suppression du système de l’avertissement et de l’autorisation préalable en usage à partir de 1852, pour un système simplement déclaratif des journaux en préfecture : on passe du régime le plus compressif, celui de 1852, à un régime parmi les plus libéraux du siècle. En 1869-1870, Napoléon III est traîné dans la boue par des journalistes, ce qu’aucun président de la IIIe République ne tolèrera : la loi de 1881 sur la liberté de la presse en tire d’ailleurs les leçons et punit l’outrage au chef de l’Etat.
AW : Donc dans la loi de 1881, souvent retenue comme la loi de la liberté de la presse, tout ne va pas dans le sens de plus de liberté…
EA : Non. Il y a bien sûr, avec la IIIe République, la création d’un Etat de droit, d’ailleurs déjà en germe sous le Second Empire comme l’ont montré, entre autres, les travaux sur le Conseil d’État de l’époque et de grandes libertés publiques, mais celles-ci ne sont pas si totales que le disent les républicains. Il y a des restrictions au sein même des libertés comme l’a montré il y a près d’un demi-siècle, le juriste Jean-Pierre Machelon dans sa thèse d’État[6].
AW : On retient plus souvent la loi de 1881 que celle de 1868, de même qu’on retient les lois Ferry davantage que les lois Guizot pour l’alphabétisation…
EA : Exactement, ou ce qu’a fait Victor Duruy sous le Second Empire avec l’extension de l’enseignement primaire ou l’instauration des cours secondaires pour les jeunes filles, Duruy dont Jules Simon et Jules Ferry sont d’ailleurs les admirateurs.
AW : Revenons pour finir à Napoléon. Vous écrivez qu’après la campagne d’Italie, il se présente plutôt comme un civil que comme un militaire. Qu’est-ce que cette figure hybride, est-ce une volonté calculée d’incarner à la fois la grandeur par la puissance militaire et de se montrer proche du commun, du peuple ?
EA : C’est exactement cela. Il y a des précédents de grandes figures militaires qui se sont imposées, mais ce n’est pas forcément quelque chose dont on peut tirer gloire et modèle : Cromwell et sa République sont très vite devenus impopulaires après le renversement du roi Stuart Charles Ier au milieu du XVIIe siècle. De son côté, Bonaparte a cette volonté de tirer bénéfice de son aura militaire. Il arrive parce que Sieyès a besoin d’un sabre pour réaliser son coup d’Etat qui lui permettra de renverser le Directoire et de mettre en place le régime qu’il a en tête depuis les débuts de la Révolution pour en stabiliser l’œuvre. Puis Bonaparte se débarrasse de Sieyès en le mettant à la tête du Sénat conservateur qu’il vient de créer. Et le militaire prend les rênes du pouvoir. Mais cela ne fait pas de la France un régime militaire pour autant. Napoléon s’entoure de civils. Il apparaît lui-même souvent comme un civil. Il préside lui-même les séances de « son » Conseil d’État avec talent et intérêt. Il joue remarquablement de ces deux rôles. Je précise, comme nos questions et réponses nous amènent à des parallèles constants entre Napoléon et Napoléon III, que je prépare une biographie croisée de Napoléon et de Napoléon III avec mon alter egoPierre Branda de la Fondation Napoléon, pour aborder ce qu’ont de commun et de différent les deux hommes et leurs deux règnes. Nous ferons ressortir contrairement à une idée reçue les très nombreuses similitudes entre les deux parcours alors que pourtant les règnes et les personnalités sont très différentes. Parmi les différences, j’enfonce ici une porte ouverte, Napoléon III n’a absolument pas le génie militaire de son oncle alors qu’il est pourtant lui-même officier d’artillerie de formation. C’est d’ailleurs ce tropisme qui le conduira à sa perte, à la tête de son armée, dans la cuvette de Sedan, le Waterloo du Second Empire…
À lire également
Napoléon, de la réalité au mythe – Entretien avec Thierry Lentz
[1] Thierry Lentz, Pour Napoléon, Paris, Perrin, 2021
[2] Pierre Branda, Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Perrin, 2021
[3] David Chanteranne, Les douze morts de Napoléon, Paris, Passés composés, 2021
[4] Jacques Jourquin, La dernière passion de Napoléon. La bibliothèque de Sainte-Hélène, Paris, Passé composés, 2021
[5] Alexis de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution, vol. 4, Œuvres complètes, Alexis de Tocqueville, M. Lévy, 1866 (1856)
[6] Jean-Pierre Machelon, La République contre les libertés, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976