Le souvenir de la cinglante défaite de 1870 a biffé d’un trait de plume toute l’œuvre de Napoléon le petit, comme le moqua Victor Hugo. Pourtant l’auteur de l’extinction du paupérisme mérite beaucoup mieux que ce jugement de notre géant des lettres. Par maints côtés le dernier empereur des Français fut un visionnaire, ne serait-ce que pour le royaume arabe qu’il concevait pour l’Algérie ou la grande attention qu’il porta, comme personne avant lui, à l’économie et la question sociale.
Mieux que nul autre, écrit l’auteur, grand spécialiste du IIIe empire, Napoléon III incarna le siècle de l’industrialisation, de la foi dans le progrès, des grands questionnements sociaux, le siècle des idéologies, des tensions entre l’ordre et le mouvement ou encore de l’aspiration conjointe à la stabilisation politique et à la liberté, le siècle du romantisme, du réalisme et de l’éclectisme. Pourtant ajoute -t-il, il ne figure pas parmi les cent plus grands compatriotes de tous les temps. À cela il voit trois explications majeures.
L’homme fut complexe, longtemps dénigré, incompris. Véritable « Saint-Simon à cheval », il crut comme le comte de Saint-Simon et ses disciples socialistes, en l’avènement d’une société heureuse grâce au progrès matériel et moral, au rapprochement des classes sociales et à l’établissement d’une paix durable, mais il ne se contenta pas de spéculations, se voulut homme d’action et le devint. À cheval, en train ou en bateau, il ne voyagea plus qu’aucun autre souverain de son temps. Mais il mit aussi la France au pas avec un coup d’État et prit souvent les armes, c’est ce qu’on lui reprocha le plus. Avec Napoléon III, personnalité riche et complexe donc, rien n’est simple.
Un empereur socialiste ?
Tour à tour homme de réflexion et d’action, romantique, réaliste, autocrate et démocrate, autoritaire et libéral, réactionnaire et progressiste, fils de l’Église et de la Révolution, apôtre de la paix et fauteur de guerre, défenseur des nationalités et chantre de la primauté français. Après un long purgatoire il devint véritablement un objet historique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il convient de l’admettre : Napoléon III accomplit une œuvre sociale, économique et urbanistique sans précédent et très en avance pour l’époque. Lui qui s’était toujours qualifié de socialiste fut le premier chef d’État à engager aussi nettement les pouvoirs publics dans le domaine social, abandonné jusque-là à la bonne volonté patronale et à la charité religieuse.
Il dota la France d’une législation de grande ampleur, ce qui lui permit d’affirmer, après sa chute : « Qui donc sur les trônes ou dans les conseils suprêmes, ne s’est jamais préoccupé de l’ouvrier ? Moi seul. » La troisième République attendit ensuite 1884 pour légaliser les syndicats, 1890 pour supprimer le livret ouvrier, 1892 pour créer une Inspection du travail et 1894 pour accorder des retraites facultatives aux mineurs, projets qu’il avait fait mettre à l’étude à la fin de l’Empire. L’Allemagne ne se lança dans une politique équivalente qu’au début des années 1880 et la Grande-Bretagne dans les années 1900.
Un souverain conscient des enjeux de l’économie
Sa pensée fit aussi de lui le souverain de son temps le plus préoccupé par l’économie qu’il entendait mettre au service de la société et de l’homme. Convaincu que l’État avait un rôle d’impulsion et de régulation à jouer, même s’il ne pouvait et ne devait tout faire, Napoléon III adopta une politique volontariste, en développant les banques, les transports, l’agriculture et l’industrie. Son œuvre urbanistique grandiose procura à Paris un regain de rayonnement et modernisa les infrastructures d’une multitude d’autres villes. Dans ses Souvenirs, le marquis de Chennevières, directeur des Beaux-Arts sous l’Empire, lui rendit un vibrant hommage : « L’empereur a été, par son initiative personnelle en vrai chef d’État, le créateur des monuments qui datent de son règne. … Les dix-huit ans de l’Empire forment ce qu’en histoire on appelle un siècle. »
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Sur le plan commercial, Napoléon III ne fut jamais partisan du protectionnisme outrancier ni du libre-échange complet. Le traité franco-britannique et ceux qui le suivirent répondirent à de multiples considérations qui n’étaient pas toutes d’ordre économique, comme celle de resserrer les liens avec l’Angleterre, ce que le souverain jugeait primordial, et celle de pacifier les relations entre les peuples. L’Union latine, cette communauté monétaire créée en décembre 1865 entre la France, la Belgique, la Suisse et l’Italie, répondit partiellement au même objectif. De tous les hommes politiques du XIXe siècle, Napoléon III fut le plus ouvert sur l’extérieur, le plus préoccupé du devenir du monde, le plus attaché à le conduire. Il avait durablement vécu en Allemagne, en Suisse, en Italie, aux États-Unis et en Angleterre, avait eu une éducation cosmopolite et parlait couramment quatre langues. L’esprit des Lumières, l’exemple de son oncle et l’altruisme saint simonien l’influencèrent, mais il eut le mérite de développer sa propre doctrine en la matière et de chercher à l’appliquer courageusement, contre vents et marées.
Politique extérieure : entre échecs et grandeurs
En dépit de quelques échecs et de la tragédie finale, son règne fut, pour la France, un moment de grandeur sur la scène internationale et connut de belles réussites dans les Balkans, au Moyen-Orient et outre-mer. Napoléon III estimait que la France avait une glorieuse mission à remplir, celle d’être l’initiatrice des peuples sur la voie de la liberté, du progrès et de la civilisation. Il envisagea de transformer l’Algérie en un royaume arabe, car il pressentit l’émergence d’une nation dont il voulut faire de la France la protectrice et l’amie. Il essaya d’accompagner les unifications italienne et allemande qu’il jugeait inéluctables, en partie pour mieux les contenir. Il incita le pape à renoncer à son pouvoir temporel en l’assurant que, de la sorte, son autorité morale augmenterait. « Plus l’État sera petit, plus le souverain sera grand », fit-il écrire à La Guéronnière. Cette prophétie se réalisa soixante-dix ans plus tard, avec les accords du Latran. S’il ne crut jamais aux États multinationaux comme l’empire d’Autriche, devenu d’ailleurs, en 1867, l’empire d’Autriche-Hongrie, Napoléon III encouragea l’Union ibérique.
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Comme Tocqueville qui devint son ministre des Affaires étrangères, il fut l’un des premiers à annoncer le grand destin qui attendait les géants américain et russe. Il se persuada surtout de la nécessité d’établir « un système de paix générale ». Sous son impulsion, le congrès de Paris de mars 1856 et les conférences internationales qui furent organisées à sa suite réglementèrent la navigation sur les fleuves et les mers, harmonisèrent les réseaux télégraphiques et établirent des conventions sanitaires applicables pendant les conflits et les déplacements internationaux de populations. En novembre 1863, Napoléon III proposa même aux autres souverains un congrès permanent pour régler les litiges entre États. Après l’échec de ce grand projet de « tribunal européen » et d’arbitrage suprême, il ne renonça pas. Apôtre de la sécurité collective, il écrivit jusqu’à ses derniers jours sur la question. Il n’eut certainement pas renié la Société des Nations, puis l’Organisation des Nations unies. Malheureusement, ses rêves d’anticipation, beaux, généreux et justes lui firent négliger certaines réalités immédiates, ne furent pas partagés par les autres souverains et servirent même les desseins de ses ennemis.
L’aventure mexicaine, beau projet au demeurant, mais mal préparé et mal conduit, finit en désastre. Conquérant résolu du pouvoir, puis chef d’État ferme et énergique, Napoléon III devint avec l’âge, la maladie et l’usure du pouvoir un empereur velléitaire qui laissait parfois échapper les fils, en particulier en politique extérieure, pour ne plus les ressaisir que par intermittence. Bismarck sut en profiter. Parallèlement, l’ouverture qui fut tentée vers la jeune génération libérale fut, au mieux, un demi-succès, tant étaient nombreux ceux qui ne la croyaient pas sincère ou qui l’estimaient insuffisante. Comme sous les monarchies précédentes, les couches nouvelles de la société furent insuffisamment associées au pouvoir et le régime continua de s’appuyer sur les notables. Ces derniers ne renversèrent pas Napoléon III alors qu’ils avaient voté la déchéance de son oncle, mais ils restèrent passifs le 4 Septembre. L’éloignement de l’armée et de la paysannerie, deux des soutiens les plus fidèles du souverain, fit le reste.
Portrait bien louangeur, mais en vérité réaliste, que celui de Éric Anceau, qui restitue la stature d’un souverain tant décrié, victime de la terrible défaite de 1870 qui effaça comme d’un trait de plume toute l’œuvre accomplie, qui est de taille.