L’œuvre de Napoléon Bonaparte n’est pas que militaire et politique, elle est aussi artistique. L’Empereur avait compris que la musique et l’opéra pouvaient être des instruments de propagande au service de son action politique. Durant son règne, il a donc contribué à forger l’opéra et il a veillé à la bonne marche de la musique.
À cet égard, il souhaite profiter des lieux de cultures tels que les théâtres ou plus encore l’opéra pour faire l’éloge de l’Empire. Appelée « Académie impériale de musique », depuis le 9 juin 1804, l’opéra de Paris se situe dans un bâtiment de deux mille places conçu par Victor Louis. Il fait face à la Bibliothèque nationale de la rue de Richelieu.
De toute évidence, l’intérêt de l’Empereur pour l’opéra obéit à des motivations autres que musicales. C’est le souverain et non le mélomane qui décide de privilégier cette scène. Il y disposera d’un incomparable outil de propagande pour construire sa légende de son vivant (1). Napoléon va d’ailleurs intervenir directement dans les thèmes et les choix des œuvres via son surintendant Auguste Laurent de Rémusat, qui va transmettre les instructions de l’Empereur au Directeur de l’opéra Louis Benoit Picard. Les goûts personnels de l’Empereur le portent plutôt vers l’Italie, vers le « bel canto » en particulier pour le compositeur napolitain Giovanni Paisiello (1741-1816), qu’on retrouvera plus tard.
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L’Empereur exerce un droit de regard sur les affiches qui, selon le monopole de 1807, sont constituées de pièces en langue française. Les thèmes des opéras vont donc être choisis pour leur coïncidence avec les souhaits de l’Empereur (restauration de l’ordre moral, conquêtes militaires, entre autres). Un « jury de lecture » est créé en 1798, chargé d’examiner les livrets susceptibles d’être portés sur la scène. Composé de membres de l’administration et de personnalités extérieures à l’opéra, il exerce une sélection sévère (sous l’Empire, il examina près de 181 pièces pour n’en retenir que 52). Sa tâche est néanmoins allégée, à partir de 1803, par un « examen préparatoire » effectué par l’autorité de tutelle (préfet du Palais et Surintendant des spectacles (1). Après ce premier contrôle politique, le jury poursuit la sélection suivant des critères essentiellement esthétiques puis musicaux (à partir de 1808).
L’Empereur a donc un droit de regard direct sur le choix et les thèmes des œuvres. D’ailleurs, les membres des comités sont nommés par l’autorité de tutelle sous l’influence de Napoléon. Le contenu des livrets scruté à la loupe, les références à l’Antiquité étaient très prisées, permettant au public de projeter sur Napoléon l’image des dieux et héros mythologiques (2). Une dernière instance, dépendant du ministère de la Police, doit donner son accord : la censure des spectacles, dit « Bureau de la presse » qui confirme, ou pas, l’autorisation définitive de l’œuvre.
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Les compositeurs
Ils sont principalement français et italiens. Parmi ceux-ci, 4 musiciens semblent particulièrement appréciés de l’Empereur : Loiseau de Persuis (1769-1819), Kreutzer (1766-1831), Méhul (1763-1817), et Berton (1764-1844). Etienne-Nicolas Méhul est, a priori, le plus connu de ces compositeurs, car il est l’auteur du Chant du Départ sur des paroles du poète Marie-Joseph Chénier. Considérant la période étudiée (après 1804), des compositeurs comme Le Sueur (1760-1837), Spontini (1774-1851), Cherubini (1760-1842), Catel (1773-1830) semblent en retrait par rapport aux faveurs de l’Empereur, ce qui ne les empêche pas de composer des opéras très bien accueillis, comme nous le verrons par la suite. Paisiello est un cas à part.
Le répertoire va se diviser en deux types d’ouvrages : les œuvres dites « de circonstances » et les « créations », selon la distinction de David Chaillou, dont nous détaillons ici quelques exemples emblématiques.
L’opéra dit « de circonstances » est une œuvre créée spécialement pour un événement, ou une occasion.
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Le 27 mars 1811, un opéra-ballet, Le Triomphe du Mois de Mars ou le Berceau d’Achille, composé par Rodolphe Kreutzer, sur un livret d’Emmanuel Dupaty (1775-1851), est représenté à l’Académie impériale de musique pour célébrer la naissance du roi de Rome survenue le 11 mars. Dans un décor pastoral où évoluent bergers et divinités, l’Empereur se devinait sous les traits du guerrier mythique Achille à qui un fils était donné. Et, pour que l’allusion soit bien comprise, la pièce s’achevait avec la descente sur la scène d’un berceau semé d’abeilles, identique à celui que la ville de Paris avait offert à l’héritier du trône.
Cette œuvre est la plus représentative des « œuvres de circonstances » durant la période napoléonienne. Kreutzer est 1er violon de l’Orchestre de l’Académie et plus particulièrement connu grâce à la sonate pour violon et orchestre que lui a dédié Beethoven en 1803. On peut citer également L’Oriflamme, un opéra représenté 1er février 1814, sur un livret de Pierre Baour-Lormian (1770-1854), composé par Etienne-Nicolas Méhul, Ferdinando Paër (1771-1839), Rodolphe Kreutzer et Henri-Montan Berton, qui composera l’hymne final « jurons d’être vaillants, d’être fidèles ». L’opéra compare Napoléon à Charles Martel combattant les Sarrasins qui, en fait, représentent les Prussiens et les Russes qui envahissent la France. Le but est clair : restaurer l’orgueil national pour un dernier combat qui garantira la paix.
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Les créations
Le répertoire de l’opéra de Paris était surtout constitué d’œuvres nouvelles, favorisées au détriment des pièces du répertoire. Ces créations vont être, en majorité, des œuvres de propagande. Les choix du jury de lecture vont porter sur un répertoire dont l’antiquité et la religion sont les sources d’inspiration privilégiées. Le lien entre ces thèmes est l’exaltation de la grandeur et de l’héroïsme, qui favorise les points de comparaison avec Napoléon 1er. En 1807, Jean-François Le Sueur fait représenter à l’opéra, l’Inauguration du temple de la Victoire, intermède patriotique qui célèbre les victoires napoléoniennes ; puis, le 23 octobre de la même année, le Triomphe de Trajan , en collaboration avec Louis-Luc Loiseau de Persuis, qui comporte des défilés militaires, avec des chevaux, et les spectateurs sont amenés à faire un rapprochement entre Trajan et l’Empereur des Français. C’est effectivement un panégyrique de l’Empereur et l’opéra rencontre un triomphe.
En 1808, fort de l’appui de l’Impératrice Joséphine, Gaspare Spontini, après son triomphe avec La Vestale (1807) (voir encadré 1), est choisi par Napoléon pour écrire un opéra qui va glorifier sa politique européenne. Nous sommes en 1808 et la guerre d’Espagne a débuté. Ce sera Fernand Cortez ou la conquête du Mexique où la glorification de Cortez comme civilisateur face à la barbarie mexicaine (métaphore de la lutte napoléonienne contre l’obscurantisme et l’Inquisition en Espagne) apparaît bien décalée par rapport à la vérité historique et sent nettement la propagande. La 1re représentation sera jouée le 28 novembre 1809, avec quelques incidents dus à la défaite française durant la guerre d’Espagne (1808-1809) puis remaniée, l’oeuvre connut par la suite un extraordinaire succès, artistique et financier, pour l’Opéra de Paris : elle n’eut pas moins de 247 représentations entre 1818 et 1837 (3).
En 1809, le même Le Sueur compose la Mort d’Adam sur un livret de Jean-François Guillard . Le héros y annonce la venue dans l’avenir d’un homme providentiel et ce héros représente Napoléon en sauveur, une posture chère au souverain : « ….ivres d’un vain orgueil, peuples ambitieux pensez-vous l’arrêter dans sa vaste carrière ? Devant son astre radieux, que deviendra votre pâle lumière ? Autant que l’aigle impérieux plane au-dessus du séjour du tonnerre, autant dans son vol glorieux, il domine en vainqueur sur votre tête altière »
En 1813, c’est Étienne de Jouy, auteur dramatique et librettiste, qui venait de s’illustrer en collaborant avec Spontini pour La Vestale (1807) (voir encadré) et Fernand Cortez (1809), qui fournit à Luigi Cherubini (1760-1842) le livret des Abencérages ou l’étendard de Grenade (1813). Parmi les corrections demandées par la censure impériale, figure la suppression partout imposée du mot « espagnol ». À cette date en effet, les souvenirs laissés par la guerre d’Espagne sont encore dans toutes les mémoires. Les censeurs exigent donc de transformer par exemple les vers du livret : « … Il amène à sa suite des guerriers espagnols une brillante élite » en « … Il amène à sa suite des chevaliers chrétiens une brillante élite » (4).
Napoléon 1er a toujours su prendre soin de son image et de sa légende (on dit aujourd’hui « storytelling » ). Il a su utiliser dans ce but la presse, les arts et, en particulier, l’opéra particulièrement intéressant, car on peut aisément adapter les livrets et faire passer des messages selon les objectifs. Ensuite, il y a la mise en scène, donc des décors qui furent, en l’occurrence, fastueux et grandiloquents, en rapport avec les sujets choisis, souvent à la gloire de l’Empereur. Napoléon 1er va laisser son empreinte dans différents opéras après son décès survenu le 5 mai 1821, comme , par exemple La fille du régiment de Gaetano Donizetti (1840), Madame sans-gêne d’Umberto Giordano (1915) ou Guerre et Paix de Serge Prokofiev (1942), autre œuvre de propagande. Comme le dit Jean Tulard, « Napoléon a inventé le culte de la personnalité » (5), concept qui sera repris tout au long du XXe siècle.
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Giovanni Paisiello (1740-1816), un compositeur méconnu.
Sa conception musicale raffinée le rendit très apprécié de ses contemporains et de Beethoven en particulier ou encore de l’Empereur lui-même qui a découvert ses œuvres lors de la Campagne d’Italie.. Il se distingue également par ses opéras (plus de cent œuvres) la musique sacrée, la musique de chambre et aussi dans ses huit concertos pour clavecin et orchestre. La plupart des manuscrits dorment aujourd’hui dans les bibliothèques des grandes capitales d’Europe. Son œuvre la plus connue aujourd’hui est le Barbier de Séville composé en 1782.
Après la signature du Concordat, le Premier Consul décide l’ouverture d’une chapelle au palais des Tuileries et appelle Paisiello pour en diriger la maîtrise, et celui-ci prend ses fonctions le 20 juillet 1802, mais devant l’hostilité de certains compositeurs français et l’intrigue montée par, entre autres, Méhul, il décide en 1804 de rentrer en Italie. Il suggère de choisir Le Sueur pour lui succéder à la tête de la chapelle des Tuileries. Paisiello regagne Naples en 1804 et est reçu en triomphe. Il reste au service du Roi de Naples, Joseph, jusqu’au retour des Bourbons en 1815 qui le privent de toute charge. Il meurt l’année suivante, sans avoir pu arranger sa situation. Paisiello laissera une trace dans l’épopée napoléonienne avec la Messe solennelle et le Te Deum composé pour le sacre de l’Empereur du 2 décembre 1804 (6).
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La Vestale
L’opéra est donné pour la première fois le 14 décembre 1807 sur un livret d’Estienne de Jouy. C’est un immense succès qui durera pendant trente ans à Paris et en Europe où il est traduit et représenté en italien, en suédois et en allemand (cette dernière version ayant été dirigée par Richard Wagner en personne) pour ensuite tomber dans l’oubli jusqu’en 1954. L’intrigue est relativement simple. Coupable d’avoir laissé s’éteindre le feu sacré du temple de Vesta tandis qu’elle déclarait sa flamme au général Licinius, Julia doit être exécutée, lorsque s’immisce une intervention divine. Le livret privilégie à la fois la profondeur psychologique des protagonistes et la transparence des allusions politiques. Comment ne pas assimiler, dans cet opéra dédié à Joséphine, le personnage de Licinius à Napoléon ? D’autre part, Les références romaines de La Vestale, avec aigles, sceptres, soldats et marches triomphales ne sont pas sans rappeler la symbolique impériale et incarnent à merveille l’esprit de l’Empire. C’est finalement grâce à Maria Callas que l’œuvre retrouve la voie du répertoire au XXe siècle lors de la reprise de l’opéra en 1954 à La Scala, pour le 180e anniversaire de Spontini, avec une mise en scène de Luchino Visconti (7)
Notes
- David Chaillou, « À la gloire de l’Empereur : l’opéra de Paris sous Napoléon Ier », Napoleonica. La Revue, 2010/1 (N° 7), p. 88-105. DOI : 10.3917/napo.101.0088. URL : 135. https://doi.org/10.3917/napo.081.0005
- André Peyrègne https://www.forumopera.com/actu/lopera-un-outil-de-propagande-napoleonienne
- https://www.napoleon.org/magazine/livres/fernand-cortez-ou-la-conquete-du-mexique/
- Mongrédien, J. (2008). À la découverte des Abencérages de Luigi Cherubini (1813) [1]. Napoleonica. La Revue, 1(1), 120-135. https://doi.org/10.3917/napo.081.0005
- Tulard, Jean. « V. Napoléon ou la maîtrise de l’opinion publique », François d’Orcival éd., Opinion publique et crise de la démocratie. Presses Universitaires de France, 2019, pp. 97-110
- Jean Mongredien https://www.revuedesdeuxmondes.fr/wp-content/uploads/2016/11/e1bd976323335db657b2de4f0252fc9a.pdf
- https://www.polimnia.eu/la-vestale.pdf
Pour aller plus loin
David Chaillou, « Napoléon et l’Opéra : La politique sur la scène (1810-1815) Éditions Fayard 2004
Discographie
La plupart des œuvres citées ci-dessus n’ont pas, ou peu, été gravées. Citons néanmoins :
La Vestale Maria Callas, Franco Corelli, Ebe Signiani, Nicola Rossi-Lemeni, Enzo Sordello Orchestre et chœurs de la Scala de Milan Dir. Antonino Votto 07.12.1954 remastérisé en 2017 Warner Classics
Les Abencérages ou l’étendard de Grenade Anita Cerquetti, Alvino Misciano, Mario Petri, Louis Roney Orchestre et chœur mai musical Florentin Dir.Carlo Maria Giulini 1956 remastérisé en 2007. Androméda.
Fernand Cortez ou la conquête du Mexique Dorian Schmunck, Luca Lombardo, André Courville, David Ferri-Dura, Gianluca Margheri Orchestre et chœur mai Musical Florentin Dir. Jean-Luc Tingaud 2019. Dynamic.
Messe du Sacre de Napoléon 1er Ensemble de cuivres Guy Touvron Solistes, chœur et Orchestre de la Cappella de Saint-Pétersbourg Dir. Vladislav Tchernouchenko 1995. Koch International Classics.