Naissance du gouvernement limité et de l’état de droit

8 août 2022

Temps de lecture : 26 minutes

Photo : l'université de Trieste, lieu des premières réflexions géopolitiques italiennes. (c) Wikipédia

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Naissance du gouvernement limité et de l’état de droit

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La réflexion politique sur la nature du gouvernement a connu de vives discussions durant la période médiévale. La notion de « gouvernement limité » a été notamment étudié par Thomas d’Aquin et les scolastiques.

Par Martin Rhonheimer. Prêtre et co-fondateur et président de l’Austrian Institute of Economics and Social Philosophy, Vienne.

Article original publié par Acton Institute. Traduction en français d’Acton.

Pour comprendre l’apport de Thomas d’Aquin à l’idée de gouvernement limité, il convient préalablement de s’interroger sur ce qu’est un gouvernement limité et sur ses présuppositions historiques et philosophiques.

L’idée de gouvernement limité est particulièrement moderne. Elle inclut la conviction selon laquelle, pour prévenir l’abus de pouvoir étatique et protéger les droits des citoyens (en particulier leurs droits aux libertés fondamentales), le gouvernement doit être limité et contrôlé par des restrictions légales, appliquées par le pouvoir de l’État qui, à son tour, est contrôlé par un pouvoir judiciaire indépendant, en conformité avec la loi. La portée du gouvernement limité est celle de substituer, dans la mesure du possible, la règle de droit à la règle arbitraire des personnes humaines, dans le but de protéger les droits humains fondamentaux et civiques des citoyens. Plutôt que d’accorder un pouvoir souverain à des personnes déterminées, le gouvernement limité conçoit le droit comme souverain et les droits-libertés comme des revendications ayant force exécutoire face au pouvoir gouvernemental ou étatique.

La réalisation pratique d’une telle conception présuppose un système juridique « multiniveaux »,et en principe constitué de deux niveaux. Cela a été formulé en 1789, dans le sillage de la Révolution française, par l’abbé Emmanuel Joseph Sieyès dans son pamphlet Qu’est-ce que le tiers état ? Ce système consistait selon lui en la dualité (1) du « pouvoir constituant » – un organe, représentant la “nation”, établissant une loi fondamentale appelée « constitution » – et (2) des « pouvoirs constitués » qui sont les organes gouvernementaux, les institutions et les règles de procédure, fondés sur le droit constitutionnel, à la fois ordonnés et limités par les dispositions légales de la constitution.

Le gouvernement limité, par conséquent, équivaut au constitutionalisme dans son acception moderne et libérale. Comme indiqué précédemment, les restrictions étant appliquées par un pouvoir judiciaire indépendant, respecté, et dont les décisions sont applicables par le pouvoir étatique, l’idée d’un gouvernement limité suppose une séparation des pouvoirs – exécutif, législatif et judiciaire – au sens de « freins et contrepoids » mutuels, comme l’a formulé William Blackstone1

L’absolutisme : condition historique préalable à l’idée de gouvernement limité

Il apparaît clair que Thomas d’Aquin n’a pas soutenu cette doctrine. Il n’était pas constitutionaliste au sens moderne du terme. Prétendre le contraire serait anachronique pour une raison simple. Le constitutionalisme moderne et libéral, ainsi que son idée de gouvernement limité, était une réaction à quelque chose qui n’existait pas au temps de Thomas d’Aquin et dont il n’avait pas fait l’expérience : l’État territorial souverain moderne et l’absolutisme sous sa première forme d’apparition moderne. L’absolutisme investissait un souverain monarchique des pleins pouvoirs en permanence, le plaçant, du moins en théorie, au-dessus de la loi. Malgré l’existence des droits des domaines traditionnels (principalement pour l’aristocratie) et des organes d’administration régionaux, sa position lui permettait en pratique de gouverner selon sa propre volonté. La théorie de l’État absolutiste au XVIIe siècle affirmait également que la volonté du monarque incarnait – par mandat divin – l’intérêt ou la « raison supérieure » de l’État et de l’ensemble de la communauté, et qu’en tant que telle, elle ne pouvait se tromper.

Sous le règne d’un monarque absolu, il n’y avait guère de citoyens ; uniquement des “sujets” sans droits ni moyens légaux de se défendre contre l’arbitraire du pouvoir étatique. La compréhension médiévale de la figure du monarque, avec laquelle saint Thomas était familier, était bien différente. Un roi était défini comme juge et exécuteur de la loi qui, contenue dans la tradition et la coutume, était considérée comme un dû, et n’était ni conçue ni modifiable par lui2.

Ainsi, l’absolutisme était une forme de gouvernement inconnue au Moyen Âge puisque l’État souverain moderne ne s’était pas encore développé. L’unique forme d’abus de pouvoir était la tyrannie, peut-être plus typique des petites cités-états. Mais la tyrannie n’était pas l’absolutisme, car elle n’avait pas de justification légale. En d’autres termes, elle n’était pas un système de gouvernement, mais simplement une forme d’abus de pouvoir personnel.

D’un point de vue juridique, le fondement justificatif du pouvoir absolu était la lex regia romaine, issue de l’époque impériale et selon laquelle la loi était « ce qui plaisait au souverain » (lex est quod principi placuit). La lex regia justifiait l’exercice sans entrave et sans contrôle du pouvoir gouvernemental, ou le principe selon lequel le législateur n’était pas lui-même soumis à la loi, mais en était exempté (princeps legibus solutus). Nous y reviendrons. En pratique, le monarque absolutiste, dès lors qu’il était fort, pouvait par exemple taxer ses sujets et disposer d’eux sans limites. En France, la résistance au système absolutiste et en faveur de la liberté religieuse fut systématiquement réprimée, souvent dans le sang, jusqu’au lendemain de la Révolution française, où le roi a dû se soumettre à l’exigence de convoquer les États généraux. En Angleterre, les tentatives de Jacques Ier et de Charles Ier d’introduire l’absolutisme a conduit à une réaction parlementaire qui revêtit la forme de la Pétition des Droits de 1628, puis à la guerre civile, et enfin à la Révolution glorieuse de 1688, qui a aidé à rétablir une monarchie contrôlée par le Parlement et un système produisant de manière graduelle une souveraineté parlementaire, dont le plus célèbre défenseur et théoricien fut John Locke. Les idées de ce dernier devinrent, aux côtés de celles de Montesquieu et de William Blackstone, l’une des sources les plus influentes de l’idée moderne de gouvernement limité au sein des colonies américaines.

Il est ainsi crucial de comprendre que le constitutionalisme libéral, dans la mesure où il met l’accent sur la liberté individuelle, les droits civiques fondamentaux, et un gouvernement limité, n’était pas opposé à l’appréhension médiévale de l’idée de gouvernement. Il s’opposait néanmoins à l’absolutisme moderne. Au Moyen Âge, un gouvernement n’étant rattaché à aucune loi était qualifié de tyrannie et clairement rejeté pour son caractère immoral et politiquement pernicieux. Mais il s’agissait d’un abus de pouvoir au nom d’un intérêt personnel et, par conséquent, d’une forme de gouvernement pervertie. L’absolutisme, en revanche, était compris et défendu par ses promoteurs comme une forme de gouvernement supérieure et fondée sur une idée – ou une idéologie – de raison publique incarnée par le monarque.

Les clarifications précédentes nous aident à nous poser correctement la question de l’apport de Thomas d’Aquin à l’idée de gouvernement limité. Nous procèderons dès lors comme suit : dans un premier temps, nous fournirons un éclairage sur les sources aristotéliciennes et médiévales prémodernes du constitutionnalisme libéral moderne et anti-absolutiste. Dans un deuxième temps, nous expliquerons brièvement dans quelle mesure l’on retrouve ces éléments dans la théorie politique anti-absolutiste moderne, notamment chez l’un de ses représentants les plus éminents et influents, John Locke. Troisièmement, nous apporterons des précisions sur l’apport de Thomas d’Aquin à ces sources prémodernes de l’idée libérale et anti-absolutiste de gouvernement limité et ainsi, indirectement, son apport à l’idée moderne de gouvernement limité.

Les composantes prémodernes de l’idée moderne de « gouvernement limité »

De nombreuses recherches historiques au cours des dernières décennies nous ont montré que le constitutionalisme moderne et l’idée d’un gouvernement limité ne sortaient pas de nulle part et n’étaient pas tombés du ciel, telle la manne au le désert. Le constitutionalisme libéral classique, et par conséquent l’idée de gouvernement limité, a ravivé une tradition plus ancienne issue de la scolastique médiévale, tradition nourrie par la loi romaine – interprétée par les chrétiens –, l’aristotélisme politique, et l’idée, issue du féodalisme, que les dirigeants représentent les intérêts de leurs vassaux, que le lien réciproque peut être dissous et qu’une résistance légitime peut être élevée à l’encontre des dirigeants qui ont cessé de représenter leurs sujets.

Cette doctrine pourrait en soi facilement conduire à l’anarchie, plutôt qu’à un ordre politique durable. Elle a néanmoins fusionné avec la doctrine classique sur la tyrannie, à laquelle Aristote avait déjà réfléchi. Un tyran était considéré comme un dirigeant qui gouvernait non pas pour le bien commun, mais pour son bien personnel et à ses dépens, ce qui rendait la résistance contre ce tyran et son retrait du pouvoir moralement légitimes.

Pourtant, à partir de la fin du XIVe siècle, une autre idée puissante fut à l’œuvre. Il s’agit du “conciliarisme”, une idée déjà présente chez Marsile de Padoue et Guillaume d’Ockham3. Cette théorie – qui entrait en contradiction avec le dogme catholique, mais qui fut promue à l’époque pour mettre fin au Grand Schisme – comprenait l’idée que le pape était élu par le Collège des évêques réunis en concile et qu’il était responsable devant eux. Par conséquent, un souverain qui ne remplissait pas ses devoirs ou agissait contre la volonté du corps qui l’avait élu pouvait être légitimement déposé.

Au cours des XVIe et XVIIe siècles, principalement par le truchement des théologiens de l’Université de Paris et de son chancelier Jean de Gerson, cette idée a fait son chemin au sein de la pensée politique. Elle s’est mêlée à l’idée plus ancienne de la souveraineté populaire et du contractualisme médiéval – doctrine selon laquelle ceux qui gouvernent sont unis à ceux qu’ils gouvernent par un lien contractuel de protection et d’obéissance et sont donc responsables devant eux. Ainsi, lorsque le dirigeant rompt ce lien, l’allégeance mutuelle est dissoute et la désobéissance devient licite.

Cette tradition a finalement donné forme aux tentatives des calvinistes de formuler une doctrine de la résistance légitime, qu’ils avaient auparavant rejetée dans une approche augustinienne car, selon eux, les tyrans devaient être supportés dans une optique de punition divine pour les péchés de ceux qui étaient gouvernés par eux. Mais les calvinistes ont commencé à considérer le gouvernement d’un roi infidèle – à savoir catholique – comme une violence illégitime à l’égard du peuple, ce qui rendait licite la résistance violente contre le roi. Pour cette raison, les calvinistes, de même que les luthériens, évoquaient le principe juridique romain vim vi repellere licet, populaire parmi les juristes depuis le XIIIe siècle. De manière ironique, ils ont efficacement repris à leur compte les doctrines catholiques de résistance légitime contre la tyrannie, créant ainsi un pont décisif entre la pensée politique médiévale et moderne4. La philosophie politique de Thomas d’Aquin est peut-être l’ingrédient le plus influent de cette tradition médiévale.

Il y eut également une autre source importante, sinon décisive, de théories modernes de gouvernement limité : la tradition anglo-saxonne de la common law, et son idée d’« État de droit », qui a évolué au fil du temps.  Elle ne fut pas créée par des théologiens ou des philosophes, mais plutôt par des juristes et des politiciens, et de manière éminemment pratique et politique. Prenons, par exemple, le De Legibus et Consuetudinibus Angliae (« Sur les lois et les coutumes d’Angleterre ») d’Henry de Bracton au XIIIe siècle5 ou, au XVIIe siècle, la Pétition des droits (1628) du Lord juge en chef britannique Edward Coke, qui limitait le droit du roi de taxer et qui, surtout, établissait le droit civil fondamental d’habeas corpus6.

Cela nous mène au philosophe qui, d’une certaine façon, incarne toutes ces traditions ou dont, du moins, la philosophie politique dépend et s’inspire : John Locke. Il est le penseur politique anti-absolutiste qui, dans le même temps, dépend de l’héritage médiéval. En nous penchant plus avant sur Locke, nous comprendrons mieux la présence de l’héritage médiéval et de Thomas d’Aquin dans l’idée moderne de gouvernement limité.

John Locke : un intermédiaire moderne de la tradition ancienne

Le Premier Traité du gouvernement civil de Locke était à la fois une critique et un rejet de la théorie patriarcale de gouvernement monarchique de Robert Filmer, qui n’était autre qu’une défense de l’absolutisme. Ce n’est que dans son Second Traité du gouvernement civil que Locke expose sa conception propre. Et c’est dans celui-ci que l’on retrouve les éléments de la tradition mentionnés précédemment – avec quelque chose en plus.

Ce « quelque chose en plus », qui n’a pas été cité jusqu’à présent mais qui est d’une importance cruciale dans la théorie politique de Locke, est le droit naturel. La théorie politique de Locke est essentiellement une théorie du gouvernement légitime basé sur le droit naturel. Il s’agit cependant d’une version post-absolutiste – et, en ce sens, moderne – de cette théorie. Pour Locke, c’est précisément le droit naturel qui définit l’objectif de tout gouvernement légitime et qui, par conséquent, en trace également les limites. C’est dans sa conception du droit naturel que convergent tous les courants de la tradition médiévale, pour finalement former un nouveau type de pensée politique.

D’où Locke tire-t-il son approche du droit naturel ? Comme l’a déjà fait remarquer Alexandre Passerin d’Entrèves7 et comme l’a plus récemment montré Alexander S. Rosenthal8, elle a été profondément façonnée par Richard Hooker, le théologien anglican de l’époque élisabéthaine, qui a vécu un siècle avant Locke. Le chef-d’œuvre de Hooker est son célèbre ouvrage Of the Lawes of Ecclesiastical Politie. Dans son Second Traité, Locke fait plusieurs fois référence au « judicieux Hooker » et cite des extraits de cet ouvrage. Bien qu’étant anglican, Hooker adhérait à la renaissance thomiste anglicane qui a émergé durant le règne d’Élisabeth Ire.

Hooker a ainsi transmis à Locke d’importants éléments sur la pensée de Thomas d’Aquin au sujet du droit naturel. Il y a en conséquence bien plus de continuité que d’opposition entre le constitutionnalisme moderne et la pensée médiévale du droit naturel dont le Docteur angélique était la source la plus importante. Selon Rosenthal, cela illustre combien Leo Strauss et son école de pensée avaient tort d’opposer la théorie du droit naturel de Locke, en tant que théorie des “droits”, au “droit naturel” médiéval.

Cette influence explique la célèbre citation de Hooker dans le Second Traité du gouvernement civil de Locke, au chapitre 11, § 136. Locke semble ne pas avoir eu conscience que la formule de Hooker reprenait celle de Thomas d’Aquin presque mot pour mot. Voici ce que l’on peut lire dans le Second Traité de Locke :

Les lois humaines sont des mesures à l’égard des hommes dont elles doivent diriger les actions, mais ces mesures sont telles qu’elles ont aussi leurs règles supérieures qui doivent les mesurer, lesquelles règles sont au nombre de deux, la loi de Dieu et la loi de la nature ; de sorte que les lois humaines doivent être faites selon les lois générales de la nature, et sans contradiction avec toute loi positive de l’Écriture, sinon elles sont mal conçues.9

Locke cite Hooker – et par conséquent Thomas d’Aquin – dans une note d’un chapitre intitulé « De l’étendue du pouvoir législatif ». La référence à Hooker vise à étayer ce qu’il dit dans le corps du texte ici reporté :

Le législatif, ou l’autorité suprême, ne peut pas s’arroger le pouvoir de gouverner par des décrets arbitraires improvisés, mais est tenu de rendre la justice et de décider des droits du sujet par des lois permanentes promulguées et des juges autorisés connus : car la loi de la nature n’étant pas écrite et ne pouvant donc se trouver que dans l’esprit des hommes, ceux qui, par passion ou intérêt, la méconnaissent ou l’appliquent mal, ne peuvent être facilement convaincus de leur erreur là où il n’y a pas de juge établi.10

Cela signifie que l’exercice légitime du pouvoir législatif humain est à la fois défini et limité par le droit naturel qui, étant implicite, doit être interprété et appliqué pour être efficace. Ces lois positives qui incarnent les principes du droit naturel sont finalement appliquées par un pouvoir judiciaire. Cela signifie également que les lois allant à l’encontre des préceptes du droit naturel ne sont pas légitimes, car elles ne répondent pas à l’objet même du droit positif. Cela fait écho à Thomas d’Aquin qui a affirmé dans une célèbre formule qu’une loi qui contredit le droit naturel n’est pas une loi mais plutôt une violence11. Sous l’influence de Hooker, Locke se fait l’écho de cette doctrine, quoique dans un contexte différent, à savoir celui de son rejet et son opposition à l’absolutisme.

D’une certaine manière, la théorie du gouvernement limité de Locke, fondée sur le droit naturel, a donc relancé l’idée médiévale du droit à la résistance face à un gouvernement tyrannique, reconnu par Thomas d’Aquin. Dans le Second Traité de Locke, l’intégralité du chapitre 18 intitulé « De la tyrannie », rappelle la conception médiévale de la tyrannie comme forme illégitime de gouvernement. Il affirme que « la tyrannie est l’exercice d’un pouvoir au-delà du droit, auquel aucun corps ne peut avoir droit. Et c’est faire usage du pouvoir que quelqu’un a entre les mains, non pas pour le bien de ceux qui y sont soumis, mais pour son propre avantage privé et séparé » 12. Locke développe ainsi l’idée des droits individuels et de leur protection contre la possibilité d’un gouvernement tyrannique opposé au bien commun, qui est à son tour principalement formulé en termes de droits fondamentaux du citoyen. Cette absence d’orientation vers le bien commun de la part du gouvernement était précisément la raison d’être de la justification médiévale du droit à la résistance.

Par conséquent, le constitutionalisme peut être davantage compris comme étant l’institutionnalisation du droit de résistance. Il est important de garder à l’esprit ce lien entre l’idée de gouvernement limité et le droit de résistance car il rattache l’idée de gouvernement limité au droit naturel et à la conception, d’origine aristotélicienne, selon laquelle le but du gouvernement légitime et de la législation est le bien commun.

Ayant fait la lumière sur les sources du constitutionalisme moderne – anti-absolutiste et libéral – et son idée de gouvernement limité, nous disposons à présent des éléments nécessaires pour préciser l’apport particulier de Thomas d’Aquin à cet égard. Nous trouverons les germes des caractéristiques essentielles de la théorie de gouvernement limité de Locke et, plus généralement, du constitutionnalisme moderne. Il ne s’agit néanmoins que de germes car, comme nous le verrons, la doctrine mûrie du gouvernement limité va plus loin.

Thomas d’Aquin : droit naturel, gouvernement par le droit et constitution mixte

En se référant à la théorie du gouvernement de l’Aquinate, les chercheurs se concentrent généralement sur son adaptation de la distinction aristotélicienne entre droit royal et politique, et sa théorie du régime politique en tant que regimen commixtum : une forme d’organisation politique qui allie des éléments monarchiques, aristocratiques et démocratiques. Ils en concluent que le philosophe défendait pleinement l’idée de gouvernement limité13. Cette thèse doit être nuancée afin de bien comprendre ce qu’est le constitutionnalisme moderne et d’éviter une lecture anachronique des théories politiques médiévales.

Examinons d’abord le résumé bien connu de ce que Thomas d’Aquin appelle gouvernement mixte, tel qu’il est formulé dans sa description du système de gouvernement donné par Dieu à l’Israël antique :

la meilleure forme de gouvernement est celle d’un État ou d’un royaume, où un seul individu dispose du pouvoir de diriger tout le monde, tandis que d’autres ayant le pouvoir de gouverner lui sont subalternes; or une telle forme de gouvernement est acceptée par tous, tant parce que tous sont aptes à gouverner, que parce que les règles sont choisies par tous. Cette forme de gouvernement est en effet la meilleure, car elle est partiellement royaume, puisqu’un seul dirige tout ; partiellement aristocratie, dans la mesure où le pouvoir est confié à un certain nombre de personnes ; partiellement démocratie, c’est-à-dire gouvernement par le peuple, dans la mesure où les gouvernants peuvent être choisis parmi le peuple, et le peuple a le droit de choisir ses gouvernants.14

L’idée de gouvernement mixte – regimen commixtum – est héritée d’Aristote. Cependant, le rôle et le contenu de cette doctrine dans la théorie politique de Thomas d’Aquin sont considérablement différents15. Tandis qu’Aristote se préoccupait de l’établissement d’une stabilité politique en équilibrant les différentes classes, saint Thomas mettait l’accent sur un gouvernement conforme au droit et ordonné par celui-ci. Bien que ce dernier soutienne dans De Regno que la monarchie, à savoir le règne d’un seul homme, est en théorie la meilleure forme de gouvernement, il estime également que si l’on prend en compte la réalité de l’homme, la monarchie ou la royauté ne peuvent garantir la légalité d’un gouvernement.

Il pensait que cela dégénérerait très probablement en tyrannie.

L’Aquinate considère crucial que le gouvernement ne soit pas “personnel” mais régulé par la loi, qui est à son tour une « ordonnance de la raison » (ordinatio rationis), orientée vers le bien commun16. C’est précisément la raison pour laquelle il est le véritable précurseur de l’idée de gouvernement limité au sens d’un État de droit, davantage qu’Aristote.

Aristote a établi une distinction célèbre entre gouvernement royal, politique et despotique, à partir desquels il a catégorisé les différents types de régimes, qu’ils soient sains ou dégénérés. Comme l’a soutenu William Blythe, il est important de comprendre que la lecture que Thomas d’Aquin fait d’Aristote était en réalité un malentendu dû à une traduction quelque peu erronée du latin original. Par “pouvoir politique”, qui était le régime qu’il privilégiait, Aristote entendait un type de gouvernement dans lequel les gouvernants et gouvernés étaient interchangeables au sens d’une rotation des fonctions. En revanche, pour saint Thomas, un “gouvernement politique” impliquait de “gouverner en partie seulement”, en d’autres termes être contrôlé et limité par des lois. Son entière préoccupation était donc de trouver le type de gouvernement qui garantissait le mieux un système, non pas tant de droit, mais par le droit, garantissant ainsi l’orientation du gouvernement vers le bien commun.

La distinction de Thomas d’Aquin entre pouvoir royal et politique, adaptée d’Aristote, acquiert par conséquent un nouveau rôle argumentatif : elle opère une distinction entre le gouvernement par le pouvoir absolu, à savoir le pouvoir des hommes non fondé sur le droit, et le gouvernement par le droit. Cependant, cela évoque l’affirmation aristotélicienne selon laquelle le pouvoir des « meilleures lois » doit être préféré au pouvoir du « meilleur homme », car la loi est sans émotion tandis toute âme humaine est affectée par les passions17. C’est sur cette base qu’Aristote rejette la monarchie, et il s’avère ainsi que la lecture « erronée » que Thomas d’Aquin fait d’Aristote a rejoint ses véritables intentions, à savoir l’insistance sur l’idée que le gouvernement doit obéir aux bonnes lois plutôt qu’aux hommes bons.

En effet, il s’agit d’une forme de critique de l’absolutisme avant la lettre. L’Aquinate soutient que si la royauté, comprise comme un pouvoir incontrôlé légalement, est combinée à des éléments aristocratiques et démocratiques de gouvernement – y compris une élection à chaque fonction, en particulier celle du monarque, par tous les citoyens – alors le droit prévaudra, le danger de la tyrannie sera écarté et le gouvernement sera orienté vers le bien commun. La raison en est, selon lui, que le mélange d’éléments gouvernementaux monarchiques, aristocratiques et populaires garantit que les intérêts de tous les groupes sociaux, et pas qu’un seul d’entre eux (le monarque), seront représentés. Dans ces conditions, le droit prévaut sur le pouvoir arbitraire.

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Comme William Blythe l’affirme, le rejet par Thomas d’Aquin du pouvoir “absolu”, à savoir le seul pouvoir monarchique, « porte sur la nature inhérente de l’homme et pas uniquement sur une situation à tel ou tel endroit. » Cela vaut non seulement pour la monarchie mais également pour l’aristocratie et la démocratie. Dans leurs formes pures, elles doivent, elles aussi, être rejetées « en faveur de l’Etat de droit politique. » Par conséquent, « tous les efforts de Thomas d’Aquin étaient destinés à priver le roi de ses prérogatives royales pour en faire un dirigeant politique soumis aux lois. »18

La question qui se pose dès lors est la suivante : s’agit-il d’une théorie de gouvernement limité au sens moderne de l’État de droit ? J’hésite à répondre simplement par l’affirmative. La raison de cette hésitation est que, selon Thomas d’Aquin, aucune disposition n’est intégrée à une constitution mixte de ce type pour contrôler ou limiter tout exercice du pouvoir gouvernemental. Encore une fois, ce que préconise le Docteur angélique n’est pas à proprement parler l’État de droit mais le gouvernement par le droit. Ces deux notions sont différentes. Pour lui, le degré auquel la loi est effectivement respectée ne dépend pas tant de l’organisation institutionnelle ou des dispositifs de contrôle, mais plutôt des vertus de ceux qui participent au gouvernement.

Bien entendu, en combinant les pouvoirs de différents groupes, certains freins et contrepoids sont intégrés dans cet ordre constitutionnel mixte. Cela confère sans nul doute beaucoup de pouvoir à la loi. Cela vaut également pour l’insistance de Thomas d’Aquin sur le rôle des juges, contraints d’adhérer à la loi écrite19. Ce qui est le plus intéressant dans le contexte actuel, cependant, c’est son souci de voir le gouvernement fondé sur la loi et non sur la tyrannie. L’opposition entre le droit et la tyrannie est sa véritable préoccupation. C’est là que réside son véritable héritage – et c’est exactement ce que nous retrouvons dans le Second traité du gouvernement civil de Locke.

Les contraintes morales du droit naturel et la portée limitée du droit humain

Quelle est donc cette loi que Thomas d’Aquin veut pour guide fondamental et limite de tout gouvernement ? Il s’agit de la triple loi à laquelle Locke fait référence dans sa citation « thomiste » de Hooker. Comme nous l’avons vu, dans son Second Traité, Locke affirme que les lois humaines « ont aussi leurs règles supérieures qui les mesurent, et qui sont au nombre de deux, la loi de Dieu et la loi de la nature ; de sorte que les lois humaines doivent être faites selon les lois générales de la nature, et sans contradiction avec aucune loi positive de l’Écriture, sinon elles sont mal faites. » Pour Locke, la loi de la nature était déjà là, moralement contraignante, avant que la société politique n’existe.

Pourtant, comme le souligne Locke, le droit naturel n’avait guère de force dans l’état de nature et était parfois peu clair et contesté. Il n’y avait pas de juge impartial pour trancher un litige entre deux parties, et même s’il y en avait un, il n’avait guère le pouvoir d’imposer son verdict. La solution de Locke à ce problème de la primauté du droit est un mécanisme institutionnel davantage que les vertus de ceux qui gouvernent. Ce mécanisme institutionnel de gouvernement limité – incluant l’ordre constitutionnel et juridique – vise à faire prévaloir la loi indépendamment de la vertu des gouvernants. Là réside le point essentiel de la philosophie politique moderne, sa marque distinctive, et son accomplissement décisif que beaucoup n’ont toujours pas compris. Il y a par exemple parmi ceux-là les communistes et les conservateurs antilibéraux qui critiquent la pensée politique moderne, en particulier la pensée libérale, comme étant moralement déficiente car elle cherche – entre autres choses – à rendre les institutions et les procédures garantissant le bien commun politique aussi indépendantes que possible des vertus morales de ceux qui sont à la tête du gouvernement.

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Néanmoins, un point semble clair, qui est une idée maîtresse de la philosophie politique de Locke : il existe un critère du bien et du mal pour la législation humaine préexistant à celle-ci et qui est à la fois la raison pour laquelle le pouvoir de légiférer de l’État doit être limité, et le critère pour limiter ce pouvoir. Ce critère est celui des droits fondamentaux d’un individu vivant en société avec ses semblables et coopérant avec eux – principalement les droits à la vie, à la liberté et à la propriété et, par conséquent, les droits des familles et autres réalités sociales fondées sur la liberté et la propriété. La tâche de la structure constitutionnelle consiste avant tout à garantir l’application juridique de ces normes de droit naturel sous la forme de droits de liberté civile.

D’une manière similaire, la théorie de gouvernement mixte de Thomas d’Aquin, qui est une théorie de gouvernement politique caractérisée par le gouvernement par le droit, nous mène à la question suivante : quel devrait être le critère de base du droit humain ? Ce critère, comme l’affirme Thomas d’Aquin, est la loi naturelle qui, comme toute loi, notamment pour ce qui concerne la communauté politique, vise le bien commun et non le bien d’un seul groupe, circonscription, classe sociale ou, pire encore, celui d’un dirigeant lui-même (ou d’un clan de dirigeants), ce qui est la marque caractéristique d’un gouvernement tyrannique.

Cependant, il y a d’autres raisons pour lesquelles le gouvernement par la loi est limité. Il est limité non seulement parce que le droit positif ne devrait pas contredire le droit naturel, mais également parce que le droit positif, déterminé par les organes législatifs de l’autorité politique, est strictement limité à la finalité politique de la politique, à savoir la paix et la justice. Les éléments constitutifs du bien commun, si on les considère d’un point de vue politique, sont la paix et la justice – et non pas la perfection morale ou l’épanouissement humain au sens de la perfection des vertus.

Bien que la perfection des hommes et leur épanouissement ultime consistent à agir de manière vertueuse, Thomas d’Aquin se montre clair quant au fait que le droit positif de la cité ne vise pas à rendre les hommes moraux simpliciter ; il leur impose plutôt de respecter les normes morales minimales strictement nécessaires pour que les citoyens puissent vivre ensemble dans la paix et la justice. L’Aquinate ne nie pas l’idée d’Aristote selon laquelle « la loi humaine a pour but d’amener les hommes à la vertu »20, mais il limite strictement cette tâche à l’objectif du gouvernement civil, qui est « le bien commun de la justice et de la paix » 21. De plus, il affirme que « la fin de la loi humaine est la tranquillité́ de la cité dans le temps présent ; la loi y parvient en réfrénant les actes extérieurs, dans la mesure où leur malice peut troubler la paix de la cité. »22 C’est pourquoi il adhère à quelque chose qui ressemble au principe (étonnamment libéral) de non-nuisance lorsqu’il dit que « la loi humaine n’interdit pas tous les vices dont les hommes vertueux s’abstiennent, mais seulement les plus graves, dont il est possible à la majeure partie des gens de s’abstenir ; et surtout ceux qui nuisent à autrui. Sans l’interdiction de ces vices-là, en effet, la société humaine ne pourrait durer ; aussi la loi humaine interdit-elle les assassinats, les vols et autres choses de ce genre. »23

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Bien sûr, cela requiert toujours de la part des citoyens des actes appartenant aux vertus – en effet, toute action qui n’est pas vicieuse appartient au moins à une vertu – mais cela ne requiert pas de vertu en tant qu’attitude intérieure ou perfection morale. Cela n’exige pas non plus les actes de toutes les vertus. L’Aquinate souligne que la perfection morale est le but de la loi divine ; la loi humaine, au contraire, « est imparfaite par rapport à la loi éternelle » et « ne peut pas défendre tout ce que la loi de nature interdit » 24. Pour la loi humaine, il suffit de ne pas contredire la loi divine ou naturelle ou de ne pas exiger d’actes qui les contredisent.

Cela nous conduit à citer une autre limite de la loi humaine, qui est en lien immédiat avec la précédente : la loi humaine se limite à des actes extérieurs ; elle ne se réfère pas à des intentions : « Or le législateur humain n’a compétence que pour juger des actes extérieurs…Dieu seul, auteur de la loi divine, peut juger les mouvements intimes de la volonté. »25 Le seul cas dans lequel la loi humaine prend en considération l’intériorité d’une personne est l’éventuelle ignorance de la loi. Mais celle-ci est considérée comme un facteur d’exemption.

Le gouvernement limité, meilleure forme de gouvernement dans la condition humaine présente

Le droit naturel implique l’idée que les êtres humains ont un code moral et des droits indépendants d’un pouvoir ou d’un gouvernement constitué. D’une certaine façon, cela présuppose que l’état de nature est concevable, pas en tant que fait historique mais en tant qu’idée normative. Par opposition à la tradition augustinienne, Thomas d’Aquin croit que notre besoin de gouvernement entre en plein accord avec la nature de l’homme : ce n’est pas une conséquence du péché originel ou propre à une nature déchue. Même si dans l’état de nature déchue, le gouvernement acquiert de nouvelles propriétés plus répressives et coercitives, il demeure naturel à l’homme en tant que pouvoir qui oriente vers le bien commun et il aurait existé dans un état d’innocence persistante. Cette idée implique un « état de nature » au sens de l’existence d’une norme, valable avant même l’établissement d’un gouvernement, et qu’il est bon d’établir politiquement. Ce “naturalisme politique”26, clairement aristotélicien, porte à nouveau en lui un germe important de l’idée moderne de gouvernement limité, dès lors qu’il est fondé sur le droit naturel.

Ainsi, nous pouvons déduire de la théorie de Thomas d’Aquin selon laquelle la monarchie serait la meilleure forme de gouvernement (si les êtres humains n’étaient pas tels qu’ils sont en réalité, c’est-à-dire corruptibles par le pouvoir et enclins à en abuser pour leur propre avantage) que son idée de gouvernement par le droit est celle qui s’applique au monde réel, car elle tient compte de l’actuelle condition déchue de l’homme. Pour l’Aquinate, la condition de la nature humaine après la chute n’implique pas sa corruption mais seulement un état d’« abandon à elle-même » (natura sibi relicta). Il s’agit d’une condition dans laquelle la nature humaine est privée de l’assistance de la grâce surnaturelle et des dons divins, qui dépassent la nature et l’élèvent, conduisant ainsi la nature humaine à réaliser son plus grand potentiel intrinsèque. Les faiblesses et désordres de la nature humaine dans le monde réel, qui doivent être surmontés par la vertu morale, sont donc réellement naturels et en aucune façon infra-naturels ni des signes de la corruption de la nature humaine. Ils n’existaient tout simplement pas (ils ont été guéris ou “compensés” par la grâce) dans l’état de perfection surnaturelle initiale qui existait avant la chute et c’est précisément en ce sens qu’ils sont des « blessures » infligées à la nature humaine comme conséquence du péché originel27.

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Par conséquent, saint Thomas soutient que si le roi était parfaitement vertueux, et donc le gouvernement non corrompu, alors le régime monarchique serait le meilleur de tous.  Mais celui-ci « dégénère facilement en tyrannie, à cause du pouvoir considérable qui est attribué au roi, si celui qui détient un tel pouvoir n’a pas une vertu parfaite, comme dit Aristote : “Il n’appartient qu’au vertueux de soutenir comme il faut les faveurs de la fortune.” Or la vertu parfaite est rare » 28. De là découle la règle générale selon laquelle une constitution mixte, incapable de dégénérer en tyrannie, est la meilleure forme de gouvernement en ce monde, car elle assure le gouvernement non pas par un pouvoir arbitraire mais par la loi.

Locke a analysé l’impuissance de la loi naturelle dans un état de nature et son incapacité à contenir un état de guerre et a conclu que la création d’une société civile et d’un gouvernement était indispensable pour rendre la loi naturelle efficace. Il s’ensuit que chez Locke et plus généralement dans le projet constitutionnaliste moderne, l’on retrouve quelque chose de plus que chez Thomas d’Aquin. Pour que la loi puisse réellement régner, au sens du contrôle juridictionnel, une sorte d’institutionnalisation de cette limitation de la législation humaine est nécessaire.

Chez Locke, cette théorie est développée de manière plutôt imparfaite : c’est le juge, appuyé par le pouvoir étatique, qui doit garantir cette “primauté de la loi”. C’est la loi qui doit gouverner ; la simple force directrice de la loi ne suffit pas. En politique, il s’ensuit que nous ne devons pas simplement compter sur l’existence de la vertu humaine, mais plutôt construire des institutions de manière à garantir l’État de droit, même dans un monde où la vertu fait souvent défaut et où les mauvais comportements sont plutôt courants.

Gouvernement par le droit ou État de droit ?

Nous arrivons ici au véritable point de divergence entre Locke et le constitutionalisme moderne d’une part, et ses prédécesseurs médiévaux de l’autre, au point que nous percevons Thomas d’Aquin comme un prémoderne. Comme nous l’avions préalablement remarqué, malgré sa formation aristotélicienne selon laquelle le règne des « meilleures lois » est préférable au règne du « meilleur homme », Thomas d’Aquin ne formule pas une théorie de l’ »État de droit », justifiée par le mécanisme institutionnel que nous appelons gouvernement limité, mais plutôt du « gouvernement par le droit », dont l’efficacité dépend en définitive des vertus des gouvernants. Certes, en optant pour une forme mixte de gouvernement, il entendait clairement rendre le gouvernement indépendant de la menace d’être perverti par des comportements vicieux. Le gouvernement mixte est en fait un mécanisme institutionnel destiné à surmonter la faiblesse humaine et à rendre possible le gouvernement par la loi29. Cependant, il manque à sa vision l’élément – à mes yeux décisif – de l’ »État de droit » et, donc, du gouvernement limité. Cet élément consiste à placer la loi en quelque sorte au-dessus de ceux qui sont chargés de l’appliquer.

L’absence de cet élément dans la théorie de Thomas d’Aquin est illustrée par son interprétation du principe de droit public romain princeps legibus solutus (« le souverain est exempt de la loi »), contenu dans le Code de l’empereur Justinien et largement débattu tant dans l’Antiquité tardive qu’au Moyen Âge30. Bien qu’il ait continué à défendre ce principe, le Docteur angélique penchait en faveur d’une version atténuée de celui-ci. À cet égard, sa théorie ne répond pas à l’idée moderne de gouvernement limité, principalement dans sa forme constitutionnaliste. Il affirme ainsi :

Le prince est dit exempt de la loi, quant à son pouvoir coercitif ; en effet, personne n’est contraint, à proprement parler, par soi-même ; et la loi n’a force de contrainte que par l’autorité du souverain. C’est de cette manière que le prince est dit exempt de la loi, parce que personne n’est compétent pour le condamner s’il agit contre la loi.31

L’on peut voir que cela va à l’encontre des intentions les plus essentielles du constitutionnalisme moderne. Dans son interprétation atténuée de ce principe, Thomas d’Aquin réduit à une obligation morale le fait de suivre la vis directiva de la loi, dont Dieu seul – et non pas les hommes – est juge. Il poursuit :

C’est pourquoi, devant le jugement de Dieu, le prince n’est pas exempt de la loi, quant à sa puissance de direction ; il doit exécuter la loi de plein gré et non par contrainte. En outre, le souverain est au-dessus de la loi en ce sens que, s’il le juge expédient, il peut modifier la loi ou en dispenser selon le lieu et le temps.32

D’un point de vue moderne, et avec la connaissance historique de toutes les aberrations commises par des dirigeants au nom du fait qu’ils n’étaient responsables que devant Dieu, cela est quelque peu décevant. Cela nous montre que l’idée moderne de gouvernement limité est véritablement quelque chose d’ajouté et d’original, et pas simplement le retour d’idées anciennes. Il s’agit d’une théorie juridique des institutions politiques, qui trouve pour l’essentiel ses racines dans la tradition anglo-saxonne de la common law et dans le parlementarisme anglais. Même la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen s’inspire largement de cette même tradition. En effet, c’est Thomas Jefferson, qui était alors ambassadeur des États-Unis à Paris, qui a aidé les Français à la rédiger en 1789. Ce qui manquait à Thomas d’Aquin – comme à tous les hommes de son temps – est précisément l’expérience de l’absolutisme ! Cela explique également pourquoi, au début de la période moderne (qui fut l’époque du véritable absolutisme), l’Aquinate a été utilisé par des théologiens catholiques tels que Francisco Suárez et le cardinal Bellarmin pour défendre l’absolutisme en partant du principe que les princes sont legibus solutus. Ce principe n’était pas rejeté, du moins à condition que le monarque soit catholique33.

Il n’en demeure pas moins que l’idée moderne de gouvernement limité est enracinée et profondément façonnée par la tradition ancienne dont Thomas d’Aquin est bien plus un interprète original et surtout créatif qu’un simple témoin ou transmetteur. Selon Walter Ullmann, ce dernier est le véritable fondateur d’une théorie médiévale du regimen politicum, fondée sur les aspirations de la nature humaine et sur la loi naturelle. Selon lui, « Thomas a ouvert de nouvelles perspectives à ses contemporains… Il a mis en évidence le thème de la nature comme partie intégrante de l’ordre divin : la nature devait revendiquer son propre droit ; dans ses propres termes de référence, la nature était autonome et indépendante, travaillant selon ses propres lois, prémisses et objectifs. »34

En conclusion, nous pouvons dire que Thomas d’Aquin a fourni des éléments constitutifs cruciaux au constitutionnalisme moderne. Cela inclut notamment son idée que le gouvernement doit être limité par la loi, devenant ainsi un gouvernement par la loi, afin que son orientation vers le bien commun soit garantie, et que cela présuppose un mécanisme constitutionnel déterminé, revêtant la forme d’une constitution mixte d’éléments monarchiques, aristocratiques et démocratiques. Un autre aspect fondateur de sa pensée était sa théorie du droit naturel comme critère pour toute législation humaine, ce qui comprenait le droit à la résistance. Cette théorie, ainsi que de nombreuses autres traditions prémodernes déjà mentionnées, constituaient le fondement décisif sur lequel le constitutionnalisme moderne, l’État de droit et le gouvernement limité ont finalement été bâtis le moment venu ; quand fut venu le temps de la lutte contre l’absolutisme moderne sous toutes ses formes.

Notes

Sir William Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises, traduit de l’anglais sur la quinzième édition par N.M. Chompré, [1822], Volume I, Tome Ier, chapitre II, 267-269 :

« Il est hautement nécessaire, pour maintenir la balance de la constitution, que le pouvoir exécutif soit une branche, et non la totalité du pouvoir législatif (…)La vraie excellence du gouvernement anglais consite dans le fait que toutes les parties de celui-ci exercent un contrôle mutuel les unes sur les autres. Dans la législature, le peuple est un frein pour la noblesse, et la noblesse pour le peuple, par le privilège mutuel pour chaque partie de rejeter ce que l’autre a résolu ; tandis que le roi exerce un contrôle sur l’une et l’autre, ce qui préserve le pouvoir exécutif de toute usurpation. »

  1. Fritz Kern, Gottesgnadentum und Widerstandsrecht im früheren Mittelalter. Zur Entwicklungsgeschichte der Monarchie, 2nd ed. (1954; repr., Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1980); idem, Recht und Verfassung im Mittelalter (1952; repr., Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1981). Les deux études sont disponibles en anglais en un volume: Kingship and Law in the Middle Ages, Studies in Mediaeval History, vol. 4 (1956; repr., Clark, NJ: The Lawbook Exchange, 2006); Walter Ullmann, Principles of Government in the Middle Ages (London: Methuen & Co., 1961).
  2. Brian Tierney, The Idea of Natural Rights: Studies on Natural Rights, Natural Law, and Church Law 1150-1625 (Grand Rapids: Eerdmans, 1997); Quentin Skinner, The Foundations of Modern Political Thought, vol. 2: The Age of Reformation (Cambridge: Cambridge University Press, 1978).
  3. Cf. Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, vol. 2.
  4. Bracton, De Legibus et Consuetudinibus Angliae, trans. Samuel E. Thorne, Latin text of George Woodbine (Bracton online: http://amesfoundation.law.harvard.edu/ Bracton/). Cf. vol. 2, 110: “The king has a superior, namely, God. Also the law by which he is made king. Also his curia, namely, the earls and barons, because if he
    is without bridle, that is without law, they ought to put the bridle on him.” (« Le roi a un supérieur, à savoir Dieu. Et la loi par laquelle il est fait roi. Et aussi sa curie, c’est-à-dire les comtes et les barons, parce que s’il demeure sans bride, c’est-à-dire sans loi, ils doivent lui mettre cette bride. »).
  5. Pour Coke, Cf. Jean Beauté, Un grand Juriste Anglais: Sir Edward Coke 1552-1634. Ses idées politiques et constitutionnelles ou aux origines de la démocratie occidentale moderne, préface de Jean-Jacques Chevalier (Paris: Presses Universitaires de France, 1975).
  6. Passerin d’Entrèves, The Medieval Contribution to Political Thought: Thomas Aquinas, Marsilius of Padua, Richard Hooker (Oxford: Oxford University Press, 1939; repr. New York: Humanities Press, 1959).
  7. Alexander S. Rosenthal, Crown Under Law: Richard Hooker, John Locke, and the Ascent of Modern Constitutionalism (Lanham: Rowman & Littlefield, 2008).
  8. John Locke, Two Treatises of Government, ed. Peter Laslett (Cambridge: Cambridge University Press, 1960), 358n. Il est fait référence à Hooker, Pol., 1.3.9. La traduction en français n’est pas officielle.
  9. Locke, Two Treatises, 358n. La traduction en français n’est pas officielle.
  10. Summa Theologica (ST), I-II, 96, 4; voir également ST I-II, 93, 3, ad 2.
  11. John Locke, Two Treatises of Government, 398-99 (§ 199).
  12. Thomas Gilby, Principality and Polity: Aquinas and the Rise of State Theory in the West (London; New York: Longmans, Green and Co., 1958); James M. Blythe, “The Mixed Constitution and the Distinction between Regal and Political Power in the Work of Thomas Aquinas,” Journal of the History of Ideas 47 (1986): 547-65,
    repr. in John Dunn and Ian Harris, ed., Aquinas, vol. 2 (Cheltenham; Lyme: Elgar, 1997), 375-93; John Finnis, Aquinas: Moral, Political, and Legal Theory (Oxford: Oxford University Press, 1998), 258-66.
  13. ST I-II, 105.1.
  14. Blythe, “The Mixed Constitution,” 547-65.
  15. ST I-II, 90, 4.
  16. Aristote, La Politique, 3.10.126a9-20.
  17. Blythe, “La Constitution mixte,” 563.
  18. Finnis, Aquinas, 250-51.
  19. ST I-II, 96, 2 ad 2.
  20. ST I-II, 96, 2 a. 3.
  21. ST, I-II, 98, 1.
  22. ST, I-II, 96, 2.
  23. ST, I-II, 96, 2, ad 3.
  24. ST, I-II, 100, 9.
  25. Georges De Lagarde, La naissance de l’esprit laïque au déclin du moyen âge, vol. 2: Secteur social de la scolastique (Louvain; Paris: Éditions E. Nauwelaerts; Béatrice Nauwelaerts, 1958), 51-85.
  26. Il s’agit clairement de la doctrine de l’Aquinate sur le péché originel et la nature déchue, exprimée dans nombre de ses écrits, mais qui est – sous l’influence de la théologie augustinienne et protestante, très dépendante de saint Augustin – souvent mal comprise, même par les thomistes.
  27. ST, I-II,105, 1.
  28. Finnis, Aquinas, 250-51.
  29. Kenneth Pennington, The Prince and the Law, 1200-1600. Sovereignty and Rights in the Western Legal Tradition (Berkeley; Los Angeles; Oxford: University of California Press, 1993), 77-106.
  30. ST, I-II, 96, 5 ad 3.
  31. ST, I-II, 96, 5 ad 3.
  32. Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, vol. 2.
  33. Ullmann, Principles of Government in the Middle Ages, 254-56.

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