Le 30e anniversaire de la chute du Mur de Berlin a ranimé les souvenirs du bloc soviétique et de son écroulement. Mais un des Etats de ce bloc, la Roumanie, a essayé de sauver ce qu’il pouvait de l’ancien régime, pourtant particulièrement calamiteux.
Bienvenue dans ma « traversée du siècle », dont vous avez en fin d’article un sommaire, est une collection de souvenirs personnels resitués dans l’histoire et reflétant les opinions de l’époque.
La Roumanie était loin derrière le Mur de Berlin à tous points de vue : géographiquement, médiatiquement et politiquement.
- géographiquement, étant est loin à l’est et « encerclée » au nord par la Moldavie soviétique et au sud par la Bulgarie,
- médiatiquement du fait de l’absence d’un point de friction comme le mur de Berlin,
- et politiquement par l’opacité de son régime particulièrement fermé qui a partiellement perduré après la chute du mur et dont les derniers débris alimentent des élections actuelles.
Naturellement j’ai voulu savoir ce qui se cachait derrière le rideau de fer et ai visité ces pays conduits vers « l’avenir radieux » sous la direction de leur « grand ami et allié de l’Est », l’URSS.
Je suis allé dans le dernier pays dès 1964, ce qui m’a montré la face officielle et touristique de la Russie et de l’Ukraine (voir le récit de ce voyage rocambolesque), ainsi que certains aspects de la vie de l’élite.
Plus tard j’ai traversé rapidement la Pologne, et séjourné plusieurs fois en Roumanie et en RDA (République Démocratique d’Allemagne, « l’Allemagne de l’Est » en français courant).
Je suis bien sûr revenu voir les changements après la chute du Mur et de l’ensemble du Rideau de fer.
La Roumanie francophone de Ceausescu
Je suis allé 3 ou 4 fois dans ce pays dans les années 1960 et 70 comme touriste curieux ou en voyage d’affaires en prétextant un intérêt pour le pétrole roumain, déjà en voie d’épuisement.
Je précise tout d’abord que la Roumanie de l’époque était un pays très largement francophone.
Pourquoi cette présence du français ?
La tradition d’abord : les Roumains sont profondément persuadés d’être des Latins descendants des Romains. Cela se discute (très discrètement, car c’est un dogme) car les colons romains avaient été rapatriés, mais peut-être avaient-il eu le temps d’assimiler la population locale. Peut-être s’y est ajoutée l’influence des migrants « aroumains » venus des montagnes de l’ancienne Illyrie. De toute façon la langue est indéniablement latine.
L’histoire ensuite : l’État roumain a été créé au XIXe siècle, quand la langue internationale était le français, position renforcée par l’appui de notre pays à cette nouvelle nation, notamment pendant la première guerre mondiale. Et cette primauté donnée au français dans l’enseignement roumain a été renforcée par Ceausescu.
Cette Francophonie fut pour moi l’occasion d’avoir des contacts approfondis à tous les niveaux, y compris populaires.
Les Roumains me décrivaient la férocité communiste de leur dictateur, et la profonde misère qui en résultait. Ils rajoutaient que pour avoir un minimum d’appui populaire, il jouait la carte du nationalisme anti-russe en invitant De Gaulle et en bloquant l’enseignement du russe au bénéfice du français.
Pour expliquer ce relatif double visage de Ceausescu, faisons un bref retour en arrière sur les relations entre son pays et le voisin russe.
La Roumanie et l’URSS
Culturellement d’abord, la Russie puis l’URSS n’aimaient pas cet « îlot latin dans la mer slave » dont l’église nationale avait eu le culot de se rallier à Rome.
Les deux pays sont même devenus ennemis pendant la deuxième guerre mondiale. Le 5 septembre 1940, le gouvernement pro-nazi du maréchal Ion Antonescu force le roi Carol II qu’il considère comme anti-allemand à abdiquer et proclame roi son fils Michel qui a alors 18 ans.
Ce dernier n’a aucun pouvoir, mais aurait discrètement protégé la résistance roumaine démocrate et gardé le contact avec des pays antinazis.
Le régime Antonescu envoie l’armée roumaine appuyer l’Allemagne nazie sur le front russe, notamment à Stalingrad. Quand l’armée rouge approcha de la frontière roumaine à l’occasion de la déroute allemande, Michel 1er se débarrassa d’Antonescu, se proclama allié de l’URSS et ennemi de l’Allemagne, ce qui permit à l’armée soviétique de traverser la Roumanie sans combattre et de prendre le 3e Reich à revers en déboulant en Hongrie.
On m’a raconté les mésaventures d’aviateurs allemands décollant d’un aérodrome roumain allié, apprenant en vol que le pays avait changé de camp et recevant l’ordre d’aller mitrailler l’aérodrome qu’ils venaient de quitter … je suppose qu’ils se sont posés Hongrie, alliée, elle aussi à l’Allemagne nazie.
L’URSS mit une dizaine de jours à accepter le changement de camp de la Roumanie ce qui lui permit de la traiter en pays occupé.
La Roumanie a donc évité des combats sur son sol, mais au prix d’une certaine humiliation et de pillages lors de la traversée du pays par l’armée rouge. Cette dernière a laissé l’impression du déferlement d’une horde barbare violant à grande échelle et arrachant les montres des poignets. Les Roumains se souvenaient voir les soldats russes tenter de noyer leurs poux dans mer…
Les conditions de paix furent sévères avec la perte de la province roumaine de Bessarabie transformée en république soviétique de Moldavie et du territoire de la Dobroudja méridionale donnée à la Bulgarie.
Pour couronner le tout, les Soviétiques chassèrent le roi et mirent au pouvoir une équipe ayant pour mission de minorer « la latinité » en accordant l’autonomie à tout ce qu’ils pouvaient trouver de populations non roumaines, en particulier à l’importante minorité hongroise. Ce qui était d’autant plus désagréable au nationalisme roumain que les Hongrois étaient un ennemi héréditaire déjà favorisé par l’empire austro-hongrois puis par les nazis.
Tout cela explique le manque de sympathie des Roumains envers l’URSS, et l’on peut imaginer que Ceausescu ait réussi à convaincre le Kremlin qu’il pouvait être d’autant plus loyal à l’URSS qu’il flatterait par ailleurs le sentiment national roumain … et sa francophonie.
Un pays misérable
La misère et le délabrement sautaient aux yeux et m’étaient confirmés par les discussions en français sur la pénurie générale.
En ville, les immeubles avaient été nationalisés et n’étaient plus entretenus, les loyers étant très bas.
Il n’y avait pratiquement pas de construction neuve lors de mes premiers voyages, et les appartements étaient partagés, comme en Russie. Un couple divorcé était en pratique obligé de continuer à cohabiter.
Les centres villes hongrois, allemands ou roumains, magnifiques quartiers historiques avant la guerre, s’écroulaient mais avaient encore de beaux restes.
Les Allemands, terme populaire pour désigner les Roumains descendants des colons allemands, se faisaient rares. Ceausescu les vendait à l’Allemagne : cette dernière les acceptait au nom du droit du sang moyennant un gros paiement en Deutsche Mark à l’État roumain pour le visa de sortie.
À la campagne, où chacun bricolait son logement, la misère était moins visible. On remarquait toutefois la différence entre la plaine, royaume des kolkhozes, et certains endroits montagneux où la propriété des terres était restée privée et qui paraissaient pimpants par contraste.
Un matin, dans un hôtel du « bled » je m’étonnais de ne pas avoir de lait, alors que je voyais des vaches :
« Pourquoi n’allez pas en demander aux paysans ? »
« Monsieur, les paysans doivent livrer toute leur production à la coopérative ».
« Alors pourquoi n’allez-vous pas en chercher à la coopérative ? ».
« Monsieur, la coopérative n’a pas le droit d’en vendre, elle doit tout livrer à l’administration pour l’exportation (je savais que c’était souvent payable en roubles, c’est-à-dire en pratique en bon d’achat de production russe). Mais si vous voulez absolument du lait, allez voir discrètement le paysan et donnez-lui un dollar. »
Les boutiques, pharmacies comprises, étaient pratiquement vides. Il y avait néanmoins de longues queues attendant une prochaine livraison. Faute également de personnel de vente, réputé parasitaire en marxisme qui ne reconnaît que le travail de l’ouvrier d’usine ou du kolkhoze.
Un changement de régime très progressif
Le 25 décembre 1989, soit environ 2 mois après la chute du mur, les cadres du régime cherchèrent le moyen de s’auto-succéder tout en sacrifiant à l’air du temps.
Une mise en scène macabre (des cadavres extraits des hôpitaux disposés dans les rues de Timisoara) donna l’impression d’une révolte populaire brutalement réprimée puis sauvée par une équipe de collaborateurs de Ceausescu. C’est du moins l’impression que ces événements très controversés m’ont laissé.
Ces grands cadres du régime communiste improvisèrent un procès ultra-rapide, informel et médiatisé de Ceausescu et sa femme, considérée comme son inspiratrice. Ils les fusillèrent immédiatement et se proclamèrent alors « représentants de la révolution ».
Naturellement je me suis précipité dès 1990 pour voir ce « nouveau régime », puis ai décroché quelques contrats de coopération avec l’équivalent roumain de l’Électricité de France et la Banque de Roumanie.
L’ambiance était à la liberté de parole et d’expression, ce qui était un immense progrès, mais le reste n’avait pas vraiment changé.
Les partis politiques renaissants, dont les libéraux, s’étaient vu attribuer un immeuble où ils cohabitaient et lançaient de nouveaux journaux. Les mauvaises langues disaient que cet immeuble avait été ébranlé par un tremblement de terre et tomberait bientôt sur la tête des audacieux qui y travaillaient.
L’ancien régime restait économiquement en place, après ce coup d’État interne sur fond de protestation populaire… ce qui me rappelle la situation de l’Algérie d’aujourd’hui.
La coopération avec l’entreprise nationale d’électricité, toujours en français, fut confiée à EDF avec comme priorité l’examen des centrales nucléaires soviétiques « type Tchernobyl ».
Ma participation à la formation, en français également, des fonctionnaires à la privatisation m’a paru vite comme une hypocrisie polie pour entrer dans les vues occidentales. L’intention réelle des participants semblait plutôt être de les retarder au maximum, ou de se voir attribuer des postes de direction dans les entreprises concernées.
L’offensive anglophone en Roumanie
Je fus le témoin de la percée britannique qui réussit à s’attribuer tout le mérite de la coopération avec l’Union Européenne… alors que sa contribution au budget européen, donc à l’aide à la Roumanie, était égale à celle de la France.
Commença alors le basculement vers l’anglais, accentué ensuite par un déluge de bourses américaines.
Il n’est pas certain que la diplomatie française ait vraiment analysé l’évolution de la situation.
Je me demande même si ça l’intéressait : ce n’est pas le seul pays où des Français de haut rang mettent un point d’honneur à afficher leur bonne connaissance de l’anglais !
Aujourd’hui si une bonne part des Roumains sont toujours francophones, notamment autour de certaines entreprises françaises, dont Renault, et dans l’enseignement de la médecine, la majorité des jeunes semblent se contenter de cet anglais sommaire qu’est le « globish ».
L’aide européenne est toujours importante et « c’est l’anglais qui est la langue de l’Europe ».
L’actualité politique roumaine
Il a fallu des années pour que la situation politique se décante et que disparaissent peu à peu les personnalités et les pratiques de l’ancien régime.
Les promesses de démocratisation totale et de lutte contre la corruption à l’occasion de l’admission dans l’Union Européenne ne furent pas complètement tenues.
Actuellement le président libéral Klaus Johannis, issu de la minorité allemande et célèbre pour sa rénovation de la vieille ville de Sibiu, est largement en tête au premier tour de la présidentielle.
Le gouvernement social-démocrate, parti considéré par certains comme le lointain successeur du parti communiste a été renversé le 10 octobre 2019 au bénéfice du parti libéral, ce qui laisse prévoir de prochaines élections législatives, avant le terme normal de décembre 2020.
Les amis de la Roumanie espèrent alors voir ce pays se débarrasser des rémanences de l’ancien régime et devenir pleinement européen. Ce qui ne signifie pas se laisser écraser par le rouleau compresseur du globish. J’espère que le président germanophone de la Roumanie utilisera sa langue maternelle, langue de travail théoriquement à égalité avec le français et l’anglais !
Umberto Eco disait que « la langue de l’Europe, c’est la traduction ». Excellent exercice qui manque visiblement aux fonctionnaire de Bruxelles, dont le galimatias est de moins en moins compris y compris par les Anglais.