<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le Mozambique aux prises avec le défi djihadiste

2 octobre 2020

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Le Mozambique aux prises avec le défi djihadiste

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Ce grand pays lusophone d’Afrique australe affronte depuis des années dans le nord côtier une insurrection islamiste qui a fait allégeance à l’EI. Cette guérilla, qui agit dans une zone de contrebande riche en hydrocarbures, entrave les chances du Mozambique de sortir d’une situation de sous-développement chronique. 

 

Ce vaste pays lusophone de l’Afrique australe et de l’océan Indien couvrant une superficie de 801 590 km² pour moins de 30,5 millions d’habitants (2019) constitue une sorte d’angle mort géopolitique. Pourtant, le canal du Mozambique est l’une des principales routes du trafic maritime international. Le pays dispose de 2 470 km de côtes, d’abondantes ressources hydrauliques (fleuve Limpopo, fleuve Zambèze et son immense delta), de rubis, et plus récemment d’hydrocarbures qui lui confèrent une importance géostratégique indéniable.

L’ancienne colonie portugaise demeure néanmoins marquée par les séquelles de la guerre civile après l’accession à l’indépendance en 1975 conquise de haute lutte. Le conflit opposant le Frelimo (Front de libération du Mozambique), d’obédience marxiste, au pouvoir, et la Renamo (Résistance nationale mozambicaine), soutenue par le régime d’apartheid sud-africain, la Rhodésie et les États-Unis, avait fait 500 000 morts en seize ans. Depuis les accords de paix de Rome, signés le 4 octobre 1992, la vie politique est dominée par le Frelimo et deux partis d’opposition, la Renamo et le Mouvement démocratique du Mozambique (MDM, né en 2009 d’une scission de la Renamo). Si la paix est revenue, le Mozambique fait face depuis quelques années à une menace majeure. Pays parmi les plus pauvres du monde, il doit affronter à armes inégales une rébellion djihadiste dans la province du Cabo Delgado. Cette dernière, située à l’extrême-nord du Mozambique, limitrophe de la Tanzanie est délaissée, mais ultrasensible pour son sous-sol riche en rubis et en gisements d’hydrocarbures découverts en 2010.

 

Une franchise mozambicaine de l’EI

Frontalier de la Tanzanie et riverain de l’archipel des Comores, le Mozambique a des liens historiques avec les commerçants arabes du Yémen et d’Oman. La proportion de musulmans dans la population est estimée à 18 % répartis dans tout le pays et en particulier dans le nord. Profitant de la faiblesse relative de l’État, l’Arabie saoudite y a exporté l’idéologie wahhabite, investissant le Conseil islamique du Mozambique mis en place par le Frelimo en 1981. Son objectif était de concurrencer les structures religieuses traditionnelles auxquelles adhéraient les musulmans de la région, majoritairement favorables à la Renamo. À la fin de la guerre civile, des jeunes musulmans se radicalisent à l’occasion de séjours dans des universités islamiques en Arabie saoudite, en Égypte et au Soudan, et entrent en conflit avec le Conseil islamique. De retour au pays, ils ouvrent leurs propres madrasas (écoles coraniques), d’où émerge le mouvement Ansar Al-Sunna en 1998. De cette petite organisation naîtra les chababs, sans affiliation avérée avec le groupe djihadiste somalien affilié à Al-Qaïda. À l’instar de Boko Aram, ce groupuscule naît comme une secte revendiquant le droit de pouvoir vivre sous un régime de charia, sans contact avec l’État.

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En 2015, ce mystérieux groupe évolue dans une logique insurrectionnelle, multiplie les violences, sème la terreur dans de nombreuses communautés rurales, provoquant des déplacements forcés de populations. Son mode opératoire change en 2019. Visant jusque-là des civils, ses combattants s’attaquent dès lors aux forces de sécurité en tendant des embuscades. Équipés de fusils d’assaut et de treillis des forces de sécurité mozambicaine, des vidéos les montrent arborant le drapeau de Daech. Le nombre croissant de leurs raids, notamment contre des entreprises qui travaillent pour les projets gaziers, donne lieu à des communications officielles de l’AMAQ, l’agence de presse officielle de l’EI. C’est effectivement à l’été 2019 que les shebabs mozambicains prêtent allégeance à l’État islamique qui y revendique une opération dans un communiqué authentifié par l’entreprise américaine spécialisée dans la surveillance des sites internet islamistes, Site Intelligence Group. Mais en dépit de la publicité réalisée sur les réseaux sociaux, les chefs de cette guérilla sanguinaire demeurent méconnus, tout comme leurs motivations exactes.

 

Le Cabo Delgado, un foyer djihadiste en Afrique australe

Des paysages de désolation contrastent avec la beauté des côtes luxuriantes de cette région dont les touristes sud-africains sont friands. Depuis 2017, la province de Cabo Delgado à forte concentration musulmane est devenue un nouveau point sur la carte du djihadisme mondial. En trois ans, des raids de djihadistes ont causé la mort de près de 500 civils et poussé environ 60 000 personnes à fuir leurs villages. Cette guérilla sanglante a lieu dans une des régions les plus délaissées du pays, mais dont le sous-sol contient d’importantes réserves de rubis, qui attirent des milliers de mineurs illégaux, et d’immenses gisements d’hydrocarbures au large des côtes. En mars 2020, la guérilla gagne en intensité. Le 24 mars, un groupe armé djihadiste occupe pendant quarante-huit heures la ville côtière de Mocimboa da Praia, port stratégique dans la province de Cabo Delgado. Les combattants détruisent les bâtiments liés à l’État, les banques, et pillent les commerces. Deux jours plus tard, c’est au tour de la localité de Quisanga, quelque 200 kilomètres plus au sud, qui est mis à sac.

Certains observateurs ont vu dans l’évolution de l’insurrection djihadiste des points communs avec l’émergence de Boko Haram dans le nord du Nigeria : une région historiquement délaissée par le pouvoir central, un groupe marginalisé qui exploite les griefs locaux terrorisant de nombreuses communautés, offrant également une voie alternative aux jeunes chômeurs frustrés par un État corrompu, négligent et autoritaire. Un autre élément de comparaison est à observer au niveau des tactiques de guérilla courantes exercées par la Renamo à la fin des années 1970. À cette époque, ce mouvement n’avait pas d’agenda politique manifeste et le mode opératoire consistait à faire régner la terreur.

La frontière avec la Tanzanie n’étant pas suffisamment contrôlée, la région est devenue un lieu de passage par excellence des trafiquants en tout genre et des migrants du Kenya, de la région des Grands Lacs et de la Somalie qui transitent par le territoire mozambicain pour se rendre en Afrique du Sud. Parmi eux, des partisans des shebabs somaliens qui se sont déplacés vers le sud, à Kibiti en Tanzanie ; quand d’autres ont traversé la rivière Rovuma qui marque la frontière avec le Mozambique. Utilisant les revenus tirés de la contrebande, des réseaux religieux et des trafiquants de personnes, ils financent l’envoi de jeunes hommes en Tanzanie, au Kenya et en Somalie pour y recevoir une formation militaire et islamique. L’argent de la contrebande sert également à recruter des prédicateurs radicaux au Mozambique, acheter des officiers corrompus. La guérilla djihadiste tire un avantage sur sa forte mobilité et joue sur l’engrenage de la violence alimenté par la répression de la police sur la population locale. De fait, les autorités peinent à enrayer ce cycle de violence qui s’accentue depuis 2017. À ce clivage double confessionnel et socio-économique entre le centre et la périphérie, vient se greffer un conflit de nature interethnique. Dans le Cabo Delgado cohabitent trois ethnies qui se regardent en chiens de faïence. Les Makonde chrétiens, dont les ancêtres s’étaient réfugiés à l’intérieur des terres pour échapper aux raids esclavagistes, passés du statut de marginaux à celui d’élite militaire, occupant les meilleurs postes au ministère de la Défense ; et les Makua et les Mwani, deux communautés installées sur le littoral de l’océan Indien qui ont été islamisées il y a des siècles et qui nourrissent une rancœur croissante à l’égard des Makonde, accusés d’accaparer les fruits de la rente gazière.

 

Le mirage de la rente

L’État islamique, qui a revendiqué la responsabilité des récents attentats, cherche à étendre son influence dans ce pays dans le cadre d’une opération visant à installer une « franchise » mozambicaine qui lui a permis d’étendre son empreinte dans plusieurs régions d’Afrique. Mais les racines du problème de la Cabo Delgado sont à chercher ailleurs. Sur le plan économique, le Mozambique ne survit plus que grâce à l’aide internationale. Son IDH en 2018 occupait la peu glorieuse 180e place (sur 189) du classement mondial. La croissance économique oscillant autour de 7 % masque de profondes vulnérabilités. La part du secteur agricole demeure prépondérante, la population est largement sous-qualifiée, les inégalités sont criantes et la corruption chronique décourage les investisseurs. Le pouvoir sorti exsangue de la guerre civile espère profiter de la manne gazière pour développer un faramineux programme industriel. Mais les révélations en avril 2016 d’emprunts s’élevant à 1,4 milliard de dollars réalisés depuis 2013 par des entreprises mozambicaines avec garantie de l’État ainsi que la découverte de dettes non signalées au FMI ont conduit à la suspension du programme du FMI et de l’aide budgétaire (264,7 millions de dollars, soit 10 % du budget de l’État). Le Mozambique est depuis confronté à une grave crise financière qui ne lui a pas permis de payer les intérêts de sa dette en 2017.

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Autant de raisons qui expliquent pourquoi, aux yeux de Maputo, le contrôle de la province de Cabo Delgado est crucial. Dans un premier temps, le pouvoir mozambicain a réagi par le déni, minimisant la rébellion djihadiste, bloquant l’accès aux journalistes. Mais la crainte d’un débordement en Tanzanie a fléchi sa position. Cette région abrite d’immenses réserves gazières et représente l’une des seules planches de salut pour l’économie nationale en grande difficulté. Deux immenses blocs offshore de gaz, protégés tant bien que mal par les unités d’élite de l’armée mozambicaine, y sont exploités par Total, ENI, Exxon Mobil et Rovuma LNG. Ils devraient générer respectivement 22,6 et 27,1 milliards d’euros d’investissements. Pour sa part, l’entreprise américaine Anadarko y a investi près de 22 milliards d’euros pour monter un méga projet d’exploitation offshore de gisements gaziers. Ce faisant, le Mozambique, pays parmi les plus pauvres de la planète, se verrait projeté au rang de quatrième exportateur mondial de gaz. Mais l’insécurité régnante doublée à la chute des prix du gaz freine les ardeurs des compagnies gazières internationales. Dépassé, Maputo a fait (discrètement) appel à la Russie qui a envoyé un détachement estimé à 200 hommes, probablement issus de la société militaire privée Wagner. Le manque de préparation face à un adversaire maîtrisant bien mieux le terrain les a contraints à se replier après avoir subi d’importantes pertes, malgré un appui aérien. L’armée mozambicaine a également bénéficié du concours de mercenaires américains et sud-africains pour mater les insurgés, mais sans succès probant à ce jour.

 

La France entre en scène

La dégradation de la situation sécuritaire est une source d’inquiétude pour la Direction du renseignement militaire française (DRM) qui s’intéresse de plus en plus sérieusement à cette zone. Ce qui a poussé le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian à se rendre à Maputo en février pour y discuter notamment de la coopération dans la lutte contre le terrorisme. La dernière fois qu’un ministre français des Affaires étrangères s’était déplacé au Mozambique remonte à 2002.

Pour l’instant, la population locale n’a pas encore perçu les dividendes de ces projets faramineux. Le gaz ne sera produit dans la région qu’en 2022 et il n’y aura pas de recettes publiques importantes jusqu’en 2028 ou plus tard. Des travaux d’exploration en mer sont actuellement en cours et la construction d’infrastructures à terre. Mais il y a fort à parier que ce type de mégaprojets puisse bouleverser l’écosystème régional. Le chômage des jeunes reste donc très élevé, comme dans le reste d’un Mozambique de plus en plus corrompu. Profitant de l’absence d’un État fort, le nord côtier est devenu une importante plaque tournante du trafic de contrebande d’ivoire, de bois, d’héroïne et de rubis – avec la participation de la police et d’autres représentants du gouvernement. Les ingrédients d’une situation explosivement durable dans cette partie de l’Afrique Australe semblent être réunis.

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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