On sait que le Moyen- Orient, concentre dans un espace somme tout assez restreint, un maximum de questions par nature géopolitiques, d’antagonismes multiples, comme d’enjeux politiques, religieux, économiques, sociaux et culturels. Aucun espace du monde comme celui situé entre Méditerranée, mer Noire, Caspienne, mer Rouge et mer d’Oman ne compte autant de guerres, de conflits, d’affrontements et de secousses. D’où le grand intérêt qui s’attache à l’œuvre monumentale de Gérard Fellous consacrée à la région du Moyen -Orient, à nulle autre pareille.
Que l’on en juge, cinq tomes, en tout plus de 2500 pages amples, serrées documentées qui s’étendent sur tous les pays, toutes les questions touchant à cette zone géopolitique vitale au confluent de trois continents.
Gérard Fellous a suivi dans sa carrière journalistique les évolutions géopolitiques des pays du Moyen et du Proche-Orient, à la tête d’une agence de presse internationale. Expert auprès des Nations unies, de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe pour les Droits de l’homme et de l’Organisation internationale de la francophonie, il a été consulté par nombre de pays arabo-musulmans. Secrétaire général de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) auprès de neuf Premiers ministres français, entre 1986 et 2007, il a traité, en symbiose avec la société civile, des questions de société posées à la République.
Sans pouvoir en rendre en compte dans la totalité, nous en rendons compte de l’essentiel, en parcourant les cinq volumes, qui constituent autant de points de repère essentiels.
Tome 1 : Entre choc chiites-sunnites, pétrole et soulèvements populaires, Le Moyen-Orient en restructuration – L’Harmattan, 2020, 434 pages
Préface de Adama DIENG Secrétaire général adjoint de l’ONU
Au début de l’année 2020, alors que le Machrek et le Maghreb, non sans mal, sous la pression des conflits armés, s’efforçaient d’entrer dans leur troisième ère de restructuration, la pandémie du coronavirus-Covid-19 était venue frapper l’ensemble des pays, surajoutant à une crise sanitaire, de nouveaux handicaps sociaux, économiques et financiers qui se sont traduits par autant de freins politiques dans l’accession de la région au XXIe siècle. C ‘est par une analyse très détaillée de l’impact du coronavirus sur le Moyen-Orient qu’achève Gérard Fellous, sa monumentale œuvre.
Dans cette somme, il a tout analysé, tout couvert, tout replacé dans la longue durée, tout en décrivant toutes les questions se rapportant à cette zone majeure. Mais son regard et ses analyses s’étendent au-delà de ce cadre géopolitique déjà fort vaste, car en abordant toutes les facettes du terrorisme islamique, il s’étend sur le Sahel, auquel il consacre une bonne vingtaine de pages, aux Philippines, l’Indonésie, le Cachemire, vieille question opposant dès 1947 Inde et Pakistan qui s’est réveillée l’été dernier. De même il consacre près de soixante pages aux actions islamistes en France : Entre août 1982 et janvier 2020, la France fut victime de 34 attaques islamistes, avec deux pics en 2015 et 2016, faisant un total de 292 morts et 1 034 blessés. Sur chacune des questions qu’il examine et il y a plusieurs centaines on trouve le même souci de la précision, qui côtoie la réflexion géopolitique, économique, juridique, sociale et culturelle. Des semaines seront nécessaires pour lire et pénétrer cette œuvre de référence, qui, en définitive, évite l’écueil des jugements définitifs et par trop tranchés en présentant la variété des points de vue, la diversité des intérêts, la multiplicité des acteurs, intérieurs et extérieurs présent sur la scène moyen -orientale, jamais en manque d’imprévus, de retournements, d’explosions de joie, de cris de désespoir de haines recrues, comme de témoignages de solidarité.
Quelle ligne de force peut -on en définitive dégager de toutes ces guerres qui se prolongent, de ces secousses qui ébranlent pouvoirs et sociétés, régions, groupes religieux et ethniques qu’il décrit en profondeur, de ces lignes de clivage, qu’il décrypte, qui traversent depuis des lustres les frontières ? Maints experts et analystes, par légitime souci de comparaison ont avancé l’hypothèse que le conflit israélo- arabe n’étant plus la préoccupation centrale des pays de la région c’est désormais le conflit Chiites – Sunnite qui s’est substitué à lui. Ainsi une nouvelle guerre de Trente Ans plane sur la région. Mais la similitude historique s’arrêtera là, car à ce jour, rien ne laisse penser que demain, au Moyen-Orient une « Paix de Westphalie » jettera les bases d’un « droit public » commun, générant des structures étatiques véritables, c’est-à-dire souveraines, sécularisées, adeptes de la démocratie. Pour déchiffrer le Moyen-Orient de ce début du XXIe siècle, il faudrait que l’Occident admette que pour les peuples qui le composent, l’Histoire n’a pas les mêmes origines et ne va pas dans le même sens, contrairement à ce que certains laisseraient présager. Vouloir lire le Moyen-Orient avec les références historiques européennes nous mènerait à des contre-sens. Nos schémas occidentaux de compréhension, construits sur le substrat de notre culture gréco-latine, puis à l’aune de nos États démocratiques et laïques seraient peu opérationnels pour appréhender les réalités géopolitiques de cette région qui fut qualifiée d’« Orient compliqué. »
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Ce constat dressé, qui au demeurant est largement partagé, bien que pas toujours mis en pratique, Gérard Fellous constate que le Moyen-Orient est entré depuis près de trois décennies dans sa troisième phase historique de recomposition, et se demande donc vers quel destin politique il se dirigerait. Trois décennies, cela correspond à la première guerre du Golfe (1990-1991), l’effondrement de l’URSS et l’annonce par George Bush, de l’avènement d’un nouvel ordre mondial, tous évènements mondiaux qui se sont répercutés sur l’écheveau moyen -oriental. Le droit international tel que partagé par la communauté internationale y est-il toujours pertinent ? Les Nations Unies sont -elles en mesure d’instaurer une paix juste et durable ? La croissance économique peut -elle être distribuée de manière plus égalitaire ? La coexistence entre les différentes minorités confessionnelles, ethniques, régionales peut- elle être garantie ? Un ordre de paix et de coopération analogue à celui qui a été instauré en Europe avec sa famille d’organisations régionales, Conseil de l’Europe, OSCE, émergera-t-il à un horizon plus ou moins proche ? On n’en voit guère apparaitre les prémisses.
Une coopération plus étendue et plus efficace apportera-t-elle des solutions en matière environnée ? talé de ressources hydriques (qui opposent bien des pays, Egypte/Ethiopie, Turquie /Syrie et Irak, Israël et ses voisins au sujet du Jourdain), dans les domaines migratoires, des contacts frontaliers, étant entendu que tout ceci suppose d’éradiquer les causes d’expansion des fondamentalismes islamiques -sujet sur lequel s’étend longuement l’auteur. Telles sont quelques-unes des questions, parmi tant d’autres qu’explore en profondeur l’auteur, tout au long des cinq volumes qu’il consacre à ce sous-continent qui entre dans le XXIe siècle, après avoir enfanté, à ses origines, des trois religions monothéistes.
La première structuration du Moyen Orient avait commencé au lendemain de la Première guerre mondiale de 14-18, il y a un siècle, alors que la quasi-totalité de la région est sous domination ottomane. Deux coalitions s’y affrontaient. D’un côté, l’Empire ottoman, l’Allemagne et la puissance austro-hongroise, et de l’autre côté, les empires coloniaux français, britannique et russe. L’enjeu principal en était économique avec la maîtrise des ressources énergétiques (le pétrole avait découvert en Iran en 1908). On peut dire, au vu du renouveau ottoman de la Turquie auquel de longues pages sont consacrées, que cette période n’a pas été soldée.
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La deuxième restructuration de la région commença dès la fin de la Seconde guerre mondiale sous l’impulsion des administrations Roosevelt puis Truman. D’emblée elle s’est située dans le contexte de la guerre froide, avec la crise iranienne (1945-1946). Elle se mettait en place autour du pétrole dont le Moyen- Orient détenait les 2/3 des réserves, de surcroît les moins chères de la planète. Les principaux pays du Moyen-Orient exportateurs, entendaient reprendre alors le contrôle de leurs ressources, processus qui s’étala sur près de trente ans, avec les diverses nationalisations, les accords de Téhéran de 1971, avant que n’intervienne le premier choc pétrolier en 1973, qui porta le prix du baril de 2,50 $ à 11,65 $ en janvier 1974. Un second choc, consécutif à la « révolution iranienne » le porta au niveau de 40$ en 1980, à peu près son niveau actuel ! Les pays consommateurs, tels que les États-Unis pratiquaient une ingérence directe lorsque leurs intérêts étaient menacés, comme dans l’Iran de Mossadegh en 1953. Face à eux, l’ensemble des pays producteurs créaient en mai 1960 l’Organisation des pays exportateurs de pétrole, l’OPEP, dont la majorité des membres se situaient au Moyen-Orient.
Dans le milieu des années 1950, les réserves pétrolières d’Irak évaluées à 10% des réserves mondiales- étaient toujours contrôlées conjointement par la Grande-Bretagne et les États-Unis, alors que le pays régressait économiquement, jusqu’à la révolution du 14 juillet 1958 qui a aboli la monarchie. Apparaissent alors un régime militaire à Bagdad, et un affrontement régional entre, d’une part le monde communiste, conduit par la Chine et l’Union soviétique, et d’autre part l’Occident démocratique.
En entrant dans le XXIe siècle, le Moyen-Orient ouvre une nouvelle phase de restructuration qui marquerait le dernier avatar de la post décolonisation, après les échecs, quasi généralisés, des « Printemps arabes » Plus de cinquante ans ont passé après la « Guerre des Six-jours » qui avait marqué un tournant dans le conflit israélo-palestinien, épisode guerrier qui marquait l’effondrement du panarabisme nasserien.
Aujourd’hui les affrontements politiques et militaires qui déchirent le Proche et le Moyen-Orient depuis le milieu des années 2000, trouvent leur origine, pour beaucoup dans des conflits religieux locaux et régionaux entre les deux courants dominant de l’Islam. C’est quasiment là et pas ailleurs dans le monde qu’apparaît aujourd’hui, avec la plus grande netteté la différence entre ces deux courants de l’Islam qui se sont affrontés depuis le premier siècle de notre ère. Cet affrontement a été maintes fois décrit, mais l’originalité de l’auteur, spécialiste des droits de l’homme et de la laïcité est d’ajouter cette dimension religieuse, éthique et juridique de cet affrontement -qui comme tout affrontement global touche à bien des sphères de l’activité humaine. Jusqu’où ira donc ce conflit ?
La crainte de voir éclater une Troisième Guerre mondiale à partir des conflits et des instabilités du Moyen-Orient était apparue dans les années 1990, dans le cadre d’une analyse géopolitique polémique entre d’une part, Francis Fukuyama et sa thèse de « La fin de l’Histoire », et d’autre part, Samuel Huntington, qui annonçait un « Choc des civilisations. » En ce début de XXIe siècle, ces analyses pourraient donner sens à la troisième restructuration géopolitique du Moyen-Orient qui s’ébauche. Pour Fukuyama, le village planétaire devrait constituer l’horizon du XXIe siècle, dans lequel « une homogénéisation croissante de toutes les sociétés humaines autour de la Démocratie, des Droits de l’homme et de l’économie libérale mettrait fin aux guerres. » Ce consensus engendrerait une pacification des relations internationales, avec la fin des blocs idéologiques et la mondialisation des échanges économiques.
Le choc des civilisations ou la fin de l’histoire?
Pour Huntington, nous assisterions depuis trois décennies à la multiplication de conflits locaux sanglants. Sa thèse est qu’en dépit des apparences économiques, le monde évolue vers l’éclatement plutôt que vers l’unification, vers les clivages et les rivalités, plutôt que vers la paix. Il affirme que : « Si le XIXème siècle a été marqué par les conflits des États-Nations, et le XXème par l’affrontement des idéologies, le XXIème siècle verra le choc des civilisations, car les frontières entre cultures, religions et races sont désormais des lignes de fracture. » Les multiples crises qui frappent le Moyen-Orient donneraient-elles raison à Huntington ? Aujourd’hui, si les « peuples non occidentaux qui connaissent un développement économique florissant, ne sont pas pour autant prêts à brader leurs valeurs culturelles et religieuses », ainsi que le prédisait Huntington, alors cela voudrait dire que le véritable ressort de l’Histoire de ce siècle naissant ne serait pas seulement d’ordre économique, mais également d’ordre culturel et spirituel. Pour autant le concept de culture devrait être ramené à celui de civilisation, et le monde pourrait-il être entrainé dans une « guerre des religions » ?
Pour Gérard Fellous le Proche-Orient serait alors aux frontières de l’alternative Huntington/Fukuyama. On est à la fois dans le choc des civilisations, mais on aspire à la fin de l’histoire mais sans vraiment y croire. Tant d’eschatologies terrestres se sont effondrées.
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De multiples foyers de tensions menacent les équilibres des alliances et de la dissuasion entre États de cette région. Gerard Fellous les passe tous au peigne fin avec un luxe de détails. Celui qui semble les absorber tous sont celui entre Chiites et Sunnites, tensions attisées entre le régime théocratique des Mollahs, et la monarchie de droit divin des Saoud, se profile une « Guerre des religions » aux perspectives apocalyptiques. Les combattants extrémistes religieux du Moyen-Orient-djihadistes auraient pour objectif ultime de provoquer une troisième « Guerre mondiale », au nom d’une « guerre sainte », nécessitant la constitution d’une coalition militaire des puissances occidentales et des États arabo musulmans modérés. De fait les djihadistes espèrent provoquer un embrasement général duquel leur foi sortirait triomphante avec « l’aide divine. » Le fanatisme religieux aurait accédé à son « sacrifice. » Le « djihad », nullement limité au Moyen -Orient, a essemé dans tout la Méditerranée orientale et bien au-delà en Afrique et en Asie, jusque sur nos terres d’Europe occidentale. Cette vocation ne s’est pas éteinte en ce début du XXIe siècle. Les « guerres éternelles » au service de la divinité, les conflits pour des territoires et des ressources opposant tribus, clans, familles, milices, armées nationales usent, comme hier, de la « puissance des mots » aujourd’hui décuplée par les techniques nouvelles du numérique et de ses réseaux sociaux de communication, mises au service des armes classiques sophistiquées et nucléaires. Alors aux armes létales de toutes puissances, aux négociations politique et diplomatique, que l’on qualifiait jadis de « palabre », viennent s’ajouter la « guerre de l’information », de la propagande belliqueuse et de l’intoxication, des « Fake news », des « prises de position » et des pseudo engagements. Il faut alors faire la part du vrai-du faux, des postures, héritières du « droit du sang » ou des concessions verbales des redditions « sans perdre la face » qui mènent, comme jadis, aux déplacements de populations, aux massacres de civils sans uniformes, armées ou pacifiques, aux guerres asymétriques provoquant des destructions massives ou multiples s’étalant dans le temps, qui font aujourd’hui entrer la région du Moyen-Orient dans sa troisième restructuration.
Quelle approche face à la menace au Moyen-Orient?
Quelle approche adopter pour faire face à cette menace globale, durable, qui n’est pas près de s’éteindre ? On ne peut que constater les limites de l’action diplomatique que ce soit celle des Nations -Unies, que des grandes puissances mondiales, aux premiers rangs desquelles les États-Unis d’Amérique, la Chine et l’Europe. Chacune d’entre elles veut écarter la perspective d’un conflit militaire généralisé. Chacune veut préserver ses réseaux d’alliances, de protégés, d’amis, de protégés, dont certains pratiquent les doubles allégeances, les retournements, comme l’a fait Sadate en 1972 en coupant les ponts avec l’URSS avant de s’engager dans la guerre d’octobre 1973. On ne compte plus les plans aux noms plus ou moins prestigieux, aux efforts de médiation. N ‘a-t-on pas qualifié de diplomatie de la navette les efforts de Kissinger en 1974 – 1975 qui ont abouti, entre autres à la réouverture du canal de Suez ? Depuis les navettes, moins prestigieuses se sont multipliées.
Une autre approche, certainement plus féconde, mais plus malaisée visant à désamorcer l’explosion moyen-orientale se trouverait sur le terrain théologique qui est prioritairement de la responsabilité de la sphère musulmane. Elle est également de la responsabilité des autres religions monothéistes, unies dans un effort de concorde et de Paix. Pour désamorcer les prémices d’un « choc des civilisations », la réponse viendrait alors des majorités dites « modérées » ou « réformées » des trois religions abrahamiques qui font d’ores et déjà entendre leur voix, en donnant des signes apaisants. Cette vocation ne s’est pas éteinte en ce début du XXIe siècle. Les « guerres éternelles » au service de la divinité, les conflits pour des territoires et des ressources opposant tribus, clans, familles, milices, armées nationales usent, comme hier, de la « puissance des mots » aujourd’hui décuplée par les techniques nouvelles du numérique et de ses réseaux sociaux de communication, mises au service des armes classiques sophistiquées et nucléaires.
Alors aux armes létales de toutes puissances, aux négociations politique et diplomatique, que l’on qualifiait jadis de « palabre », viennent s’ajouter la « guerre de l’information », de la propagande belliqueuse et de l’intoxication, des « Fake news », des « prises de position » et des pseudoengagements. Il faut alors faire la part du vrai-du faux, des postures, héritières du « droit du sang » ou des concessions verbales des redditions « sans perdre la face » qui mènent, comme jadis, aux déplacements de populations, aux massacres de civils sans uniformes, armées ou pacifiques, aux guerres asymétriques provoquant des destructions massives ou multiples s’étalant ans le temps, qui font aujourd’hui entrer la région du Moyen-Orient dans sa troisième restructuration.