Véritable serpent de mer ultramarin, la problématique de la vie chère s’est de nouveau invitée en Une des médias. Pas de profiteurs de crise en Martinique, mais une superposition de facteurs géographiques et d’acteurs économiques, seul l’État ayant, in fine, la légitimité et les moyens d’arbitrer pour redonner du pouvoir d’achat aux Martiniquais.
Barricades et barrages, incendies de voitures et coups de feu, commerces aux rideaux baissés, opérations escargots menées par les taxis et les chauffeurs routiers, déploiement des forces anti-émeutes, population désemparée… Il flotte, entre les dernières vapeurs de pneus brûlés, comme un air de déjà-vu en Martinique. Si l’ordre semble avoir, après « un déferlement inédit de violences », été rétabli à Fort-de-France, où le couvre-feu demeure en vigueur au moins jusqu’à jeudi, l’actuel mouvement contre la vie chère n’est pas sans rappeler les troubles qui s’étaient emparés de l’île en 2009 ou, plus récemment, en 2021-2022.
Autrement dit, « la problématique de la vie chère n’a pas commencé le 1er juillet dernier et ne s’est pas conclue le 31 août », comme le précise dans la presse locale le préfet de la Martinique, Jean-Christophe Bouvier. Une manière pour le représentant de l’État de reconnaître que la question ne date pas d’hier sur l’île antillaise, où le coût de la vie était déjà en 2022, d’après l’INSEE, en moyenne 14 % supérieur à ce qu’il est en métropole, et de 40 % sur les produits alimentaires. Steaks surgelés à 20 euros, paquets de pâtes à 2 euros, packs d’Evian à plus de 8 euros… : dans les supermarchés de l’île, les Martiniquais interrogés par les journalistes confessent volontiers se sentir « étouffés, […] étranglés ». « On ne peut plus rien acheter », lâche, dépitée, une ménagère locale au micro de BFM.
Qui est vraiment responsable de la vie chère à la #Martinique ? Pour aller au-delà des apparences parfois trompeuses ! https://t.co/bLXdQLagfC
— PERRI (@pascalperri) September 25, 2024
Une crise structurelle plus que conjoncturelle
Elus et fonctionnaires, consommateurs, acteurs économiques martiniquais : tous partagent donc le constat d’un pouvoir d’achat en berne. Mais pourquoi les produits alimentaires et de première nécessité sont-ils si chers en Martinique – et, plus généralement, dans l’ensemble des territoires ultramarins ? Le premier – et, de loin, le plus important – des facteurs entrant en ligne de compte tient au caractère insulaire du territoire. Eh oui, la Martinique est une île, perdue au milieu des Caraïbes. Géographiquement éloignée de la métropole et disposant, avec ses 360 000 habitants, d’un marché relativement limité, la Martinique nécessite, pour être approvisionnée, la mise en place d’une chaîne logistique particulièrement complexe.
Et particulièrement couteuse, donc. Alors que 75 % des références présentes en grande surface sont importées, de nombreux surcoûts viennent immanquablement faire gonfler l’addition finale : fret, octroi de mer (une taxe qui varie entre 9 % et 22%), dédouanement, transit local, débarquement, transport terrestre, frais de dépotage, etc. C’est ainsi qu’une bouteille d’eau de source, vendue 18 centimes en métropole, va voir son prix atteindre 71 centimes en Martinique ; car au prix d’achat de ladite bouteille (15 centimes) et à la logistique hexagonale (3 centimes), il faudra ajouter les frais d’approche (33 centimes), l’octroi de mer (13 centimes) et les frais de stockage et livraison (0,9 centime).
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Entre deux bouteilles identiques, il existe donc un différentiel de près de 300 % de frais et taxes supplémentaires. Ce différentiel s’explique, notamment, par le fait que le fret maritime est facturé au volume, et non en fonction de la valeur de la marchandise transportée. En d’autres termes, les compagnies de fret factureront le même tarif pour un container contenant des fruits et légumes ou pour un container transportant des écrans plats. Résultat : plus la valeur unitaire du produit est faible, plus son transport représentera une part importante dans son prix de revient. C’est une des raisons pour lesquelles les Martiniquais peuvent acheter des produits high-techs à des prix très compétitifs, mais subissent des prix prohibitifs sur les denrées du quotidien.
Péréquation, continuité territoriale : les outils à la disposition de l’État
Si certains pointent du doigt les distributeurs actifs sur l’île, ceux-ci ne pratiquent pourtant pas de marges supérieures à celles de leurs homologues métropolitains. Il n’y a pas, comme on pourrait le penser, de profiteurs de crise ; mais plutôt une superposition de facteurs conduisant à cette même crise. Comment, dès lors, redonner un peu de marge de manœuvre financière aux consommateurs de Martinique ? La solution pourrait venir du côté de la « continuité territoriale », cette politique publique consistant à effacer ou compenser les surcoûts liés à l’éloignement. C’est cette politique qui permet, par exemple, de maintenir les tarifs pratiqués en Corse à des niveaux acceptables pour le portefeuille des ménages locaux.
Une telle solution a, évidemment, un coût non négligeable et implique des choix politiques que seuls les élus nationaux sont à même de faire et d’assumer. Une autre piste consisterait à recourir à la fiscalité et à la péréquation des frais d’approche. Des milliers de produits du quotidien pourraient ainsi être exonérés de certains frais et taxes à l’importation, à condition que les recettes non perçues soient répercutées sur des familles de produits plus chers, sur lesquels ces hausses paraîtront presque indolores : de 1 000 euros, le fameux écran plat passerait, par exemple, à 1 100 euros. Permettant d’envisager une baisse de 20 % des prix de nombreux produits de première nécessité, une telle piste nécessiterait, cependant, de sortir du prix unique pour les containers et d’obtenir l’aval des collectivités locales bénéficiant de l’octroi de mer.
La sortie de crise sera politique
Consommateurs, distributeurs, logisticiens et transporteurs (maritimes et terrestres), élus et collectivités territoriales : face à cette superposition d’acteurs publics comme privés, seul l’État a « l’autorité morale et politique […] de faire des arbitrages », estime Jean-Christophe Bouvier. Et le préfet de Martinique de mettre les points sur les i : « il n’y a pas de grand méchant loup, de personnes, de fonctions ou de métiers qui viennent capter la richesse des Martiniquais ». Si sortie de crise il y a, celle-ci sera donc politique, ou ne sera pas. Bonne nouvelle : à quelques milliers de kilomètres de Fort-de-France, un nouveau gouvernement vient justement d’être nommé à Paris. Entre l’île et sa métropole a donc sonné l’heure de refaire, enfin, de la politique. « Au travail », a dit Michel Barnier. Il était temps.