Jacques Rueff, le franc et l’ordre monétaire

7 décembre 2019

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : La Banque centrale européenne à Francfort, Auteurs : Caro / Ruffer /SIPA, Numéro de reportage : 55008612_000008.

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Jacques Rueff, le franc et l’ordre monétaire

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A une époque où les crises financières se succèdent et fragilisent, toujours plus, l’économie mondiale, il parait intéressant de se tourner vers les enseignements de Jacques Rueff, conseiller économique de Présidents mais aussi théoricien qui a pensé l’ordre social et la place de la monnaie. Sa réflexion sur le rôle de l’or est plus utile que jamais au moment où la zone euro vacille et où la monnaie devient un instrument de guerre économique.

Nous vivons à une époque monétaire étrange. En Europe et au Japon, les banques centrales ont mis en place des taux d’intérêt négatifs pour stimuler les économies léthargiques, en dépit de preuves accablantes que de telles politiques ne fonctionnent pas. La Banque centrale européenne a même relancé son programme d’assouplissement quantitatif mis en place il y a quatre ans pour tenter de surmonter l’anémie de la croissance dans toute la zone euro. De l’autre côté de l’Atlantique, la Réserve fédérale tente de calibrer les taux d’intérêt pour aider l’Amérique à éviter une récession, même s’il n’y a pas de consensus parmi les prévisionnistes quant à une récession imminente. Les appels à la Fed pour qu’elle se dirige vers des taux d’intérêt négatifs s’intensifient.

Ces tendances suggèrent un système monétaire international dans lequel certaines des principales banques centrales du monde semblent motivées par une réaction politique à des événements immédiats et ne se concentrent pas sur l’objectif premier d’un système monétaire sain : fournir une unité de compte stable qui facilite le libre choix économique des consommateurs, des ménages et des entreprises sur le long terme. De ce point de vue, un type de désordre monétaire se développe dans l’ensemble de l’économie mondiale.

Pour s’attaquer au problème de façon globale, il faut certainement examiner ce qui constitue vraiment l’ordre dans un système monétaire. Peu de gens ont réfléchi à cette question plus que l’économiste et fonctionnaire français Jacques Rueff (1896-1978).

1. Un restaurateur de l’économie française

Peut-être l’économiste français le plus en vue du XXe siècle, Jacques Rueff est surtout connu pour avoir conçu les réformes économiques (Le plan Pinay-Rueff) imposées par le nouveau gouvernement de Charles de Gaulle en décembre 1958 à une France enlisée dans la crise économique, l’endettement et la récession. Ces réformes – libéralisation des échanges commerciaux, réduction des dépenses, modifications majeures de la fiscalité et du bien-être, suppression des subventions à de nombreuses industries et dévaluation du franc – sont largement reconnues comme ayant sauvé la France d’une tempête d’instabilité monétaire, d’inflation élevée, de secteurs non compétitifs, de marchés financiers faibles et de faible productivité. La réforme conduite par Jacques Rueff a assuré la croissance économique des années De Gaulle Pompidou.

Au cours des quinze dernières années de sa vie, Rueff est passé de la scène française à la scène internationale, devenant ainsi l’un des principaux artisans du rétablissement de l’étalon-or classique à mesure que le système de Bretton-Woods s’effondrait progressivement.

Mais Rueff s’intéressait aussi beaucoup aux questions fondamentales de l’économie politique. Il est devenu un critique public de John Maynard Keynes dès la fin des années 1920. Au cours de la même période, Rueff a acquis la conviction que l’économie de marché et le système monétaire qui la sous-tend constituaient un ensemble fragile d’arrangements susceptibles de corruption et de dégradation. Au cours de sa propre vie, M. Rueff a été témoin de plusieurs défaillances graves des systèmes monétaires occidentaux. Il n’avait guère confiance que des solutions émergeraient spontanément d’en bas, d’une manière ou d’une autre.

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2. L’Ordre social

Comme les libéraux allemands Walter Eucken et Wilhelm Röpke, Rueff a insisté sur le fait que certaines décisions d’ordre étaient nécessaires pour établir et protéger certaines institutions si l’économie de marché devait survivre. Pour M. Rueff, la liberté est sortie de l’ordre, et non l’inverse.

Beaucoup des réflexions de Rueff sur ces questions se trouvent dans son livre le plus important, L’Ordre Social (1945). Une grande partie de ce texte a été écrite pendant la période d’exil forcé de Rueff de l’éminent service public par le gouvernement de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale en raison de ses antécédents juifs.

L’Ordre Social est un travail difficile. Il intègre l’économie hautement technique dans des réflexions sur la nature de la monnaie, les dangers des déficits, l’inflation, la montée d’Hitler et de l’État pour arriver à une théorie générale de l’ordre social (comme le titre du livre l’indique). Les principales sections concernant l’ordre monétaire se trouvent dans les sixième et septième parties de l’ouvrage.

Selon M. Rueff, l’économie de marché repose sur des relations sociales qui sont beaucoup plus délicates qu’on ne le pense. De telles relations sont difficiles à raviver une fois qu’elles se corrodent au-delà d’un certain point. C’est pourquoi, selon M. Rueff, l’État doit respecter certaines règles qui renforcent ces relations sous-jacentes.

Si M. Rueff avait en partie à l’esprit l’application stricte des droits de propriété et la primauté du droit, il était particulièrement préoccupé par la stabilité monétaire. Les relations du marché s’effondreraient rapidement si l’État subordonnait la stabilité monétaire à la réalisation d’objectifs comme un faible taux de chômage. En l’absence de stabilité monétaire, a insisté M. Rueff, les gouvernements auraient probablement recours à des mesures draconiennes comme le contrôle des prix pour maintenir l’ordre. De telles politiques compromettraient toutefois gravement la liberté et mineraient encore davantage l’efficacité des échanges sur le marché, générant ainsi davantage de demandes d’intervention.

3. Droits réels et faux droits

Mais quel type de cadre devrait guider le renforcement de la stabilité monétaire par l’État ? Cela nous amène à l’un des aspects les plus novateurs de la pensée de Rueff sur l’ordre monétaire : sa distinction entre les vrais droits (vrais ou réels) et les faux droits (faux droits).

Par « droits réels », Rueff avait à l’esprit des droits tels que le droit à la propriété. Celles-ci établissent un minimum d’ordre économique en clarifiant qui possède quoi, permettant ainsi la propension naturelle et la liberté des gens à posséder, utiliser et échanger des choses. Ces droits doivent néanmoins recevoir une forme, une structure et un contenu dans les politiques gouvernementales et les décisions juridiques. L’établissement de lois sur les contrats, par exemple, permet aux particuliers de coordonner l’utilisation de leurs biens d’une manière mutuellement avantageuse.

La reconnaissance juridique de ces droits est effective parce qu’elle correspond aux vérités économiques de l’humanité. Ces droits sont donc « réels ». Inversement, les lois et les politiques qui contredisent certains faits économiques – l’offre et la demande, le fonctionnement des incitatifs, la tendance des humains à poursuivre leurs propres intérêts, etc.

Un gouvernement peut déclarer, par exemple, que les gens ont droit aux soins de santé. Mais si les marchés des soins de santé ne sont pas autorisés à fonctionner, un tel droit n’existe que sur le papier : d’où sa fausseté. De plus, le fait que l’État ait affirmé qu’il s’agissait d’un droit, mais s’est avéré incapable de le réaliser encourage le non-respect de la loi ainsi que les citoyens à exiger de plus en plus que le gouvernement réalise ce qu’il ne peut réaliser. Dans les sociétés démocratiques, croyait M. Rueff, il était difficile pour les politiciens de résister à de telles pressions. Il en résulte des politiques qui amplifient la prolifération de faux droits dans l’économie.

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4. Les conséquences pour la monnaie

Comment la conception que Rueff a des droits réels et faux façonne-t-elle sa compréhension de l’ordre et du désordre monétaires ?

Dans L’Ordre Social, Rueff donne l’exemple d’un gouvernement qui veut atteindre de nouveaux objectifs. Toutefois, au lieu de payer les coûts en augmentant les impôts ou en réduisant les dépenses dans d’autres domaines, le gouvernement s’engage dans des dépenses déficitaires. Pour masquer les coûts réels, les banques centrales doivent soit acheter la dette publique à des prix inférieurs à ceux du marché, soit la monétiser purement et simplement. De cette façon, écrit Rueff, les gouvernements et les banques centrales « injectent de faux droits dans les actifs de[leurs] créanciers, d’une manière continue et d’une qualité appréciable ».

L’une des conséquences de ces politiques est l’inflation. Les faux droits s’introduisent donc dans le système monétaire, ce qui compromet sa capacité à fournir une unité de compte stable. Mais le problème ne peut se limiter à la sphère monétaire. Plus les législateurs considèrent la politique monétaire comme un moyen d’éviter de faire des choix difficiles en matière d’impôt et de dépenses, plus ils abandonnent leurs responsabilités politiques fondamentales, comme celle de dire la vérité aux citoyens sur ce qui se passe réellement. Par la suite, le désordre monétaire cache aux citoyens l’ensemble des coûts associés à la propagation de faux droits tout en minant la moralité politique.

Un exemple contemporain de la façon dont la politique monétaire peut créer de faux droits est celui des banques centrales qui tentent de maintenir le chômage à un bas niveau ou de stimuler la croissance par des taux d’intérêt négatifs et un assouplissement quantitatif. En soi, la croissance économique et le faible taux de chômage sont des objectifs louables. Pourtant, les taux d’intérêt négatifs et l’assouplissement quantitatif génèrent de faux droits. Il peut s’agir, par exemple, du maintien à flot des banques zombies au lieu de les laisser entrer en faillite, ou de la constitution d’actifs financiers dont la viabilité dépend de l’apport régulier d’argent facile dans l’économie. Une autre conséquence de ces faux droits est de rendre une grande partie de la population, du secteur financier et des politiciens résistants aux propositions visant à sortir l’économie de sa dépendance à l’argent facile.

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5. Rétablir l’étalon or

L’une des raisons pour lesquelles M. Rueff était si déterminé à rétablir l’étalon-or classique était sa conviction qu’il limiterait considérablement la possibilité pour les gouvernements et les banques centrales d’injecter de faux droits dans l’économie par la politique monétaire et, par conséquent, de corrompre la vie économique et politique. M. Rueff a également souligné le formidable succès de l’étalon-or dans le maintien de la stabilité des prix, actualisant ainsi un droit juridique crucial nécessaire au maintien des relations commerciales à long terme.

La clé de l’ordre monétaire, nous enseigne Rueff, est de créer des institutions qui aident les relations du marché à fonctionner, plutôt que de les subvertir. L’établissement et la protection de telles règles exigent la conviction intérieure nécessaire pour résister aux tentations du court terme et une force de caractère qui semble dépasser la plupart des législateurs et de nombreux banquiers centraux d’aujourd’hui. Raison de plus pour écouter Jacques Rueff – quelqu’un qui n’a pas peur de dire la vérité économique aux politiciens de toutes obédiences – et pour tenir compte de son point de vue à notre époque de troubles monétaires rampants.

Traduction de Conflits.

Source : Law and Liberty

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Photo : La Banque centrale européenne à Francfort, Auteurs : Caro / Ruffer /SIPA, Numéro de reportage : 55008612_000008.

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À propos de l’auteur
Samuel Gregg

Samuel Gregg

Samuel Gregg occupe le poste de Distinguished Fellow en économie politique à l'American Institute for Economic Research, et est chercheur affilié à l'Acton Institute. Parmi ses précédents ouvrages, mentionnons The Next American Economy: Nation, State and Markets in an Uncertain World (2022), The Essential Natural Law (2021), For God and Profit : How Banking and Finance Can Serve the Common Good (2016), et Becoming Europe (2013).
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