La monarchie espagnole, entre crise institutionnelle et crise sanitaire

24 mai 2020

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Le roi Philippe VI d'Espagne et son épouse, la reine Letizia, le 6 février 2020 à Ecija, en Espagne 00943919_000057 Photo : Miguel Cordoba/SIPA

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La monarchie espagnole, entre crise institutionnelle et crise sanitaire

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Le 3 février 2020, comme c’est la coutume, le roi Philippe vi – accompagné de son épouse, Letizia, et de ses deux filles, Leonor et Sofía – inaugure la nouvelle législature après que Pedro Sánchez a été élu président du gouvernement le 7 janvier et a constitué son gouvernement. Devant les députés et sénateurs espagnols réunis à la chambre basse des Cortes (le Parlement espagnol), il prononce un discours dont la principale mission est de rappeler les grands principes politiques qui régissent la vie parlementaire et institutionnelle outre-Pyrénées.


L’agenda de la famille royale est alors bien rempli et une visite d’État aux États-Unis d’Amérique est même prévue en avril. En début d’année, les médias du monde entier évoquent certes une étrange épidémie grippale qui sévit dans une ville chinoise et qui commence à se répandre du côté de l’Italie. Peu imaginent pourtant que la vie va s’arrêter pendant de longues semaines et que des dizaines de milliers de personnes vont décéder, en Europe comme ailleurs, d’une pandémie de coronavirus.

Avant la tempête… la tempête !

 

Alors que la menace sanitaire se précise en Espagne entre la fin du mois de février et le début du mois de mars, la monarchie de notre voisin ibérique est secouée par un nouveau scandale. Et il concerne une fois de plus Juan Carlos, père de Philippe vi. La presse espagnole affirme en effet que le « roi émérite »[1] aurait accepté une commission illégale et secrète de la part de la famille royale saoudienne, en 2008[2]. Le souverain en aurait reversé une partie à sa maîtresse de l’époque, l’entrepreneuse et aristocrate allemande Corinna zu Sayn-Wittgenstein[3].

Une autre partie de ces sommes d’argent aurait été placée sur des comptes en Suisse, notamment afin que les descendants de Juan Carlos (au premier titre desquels Philippe vi) puissent en bénéficier après sa mort[4]. Si l’enquête à ce sujet n’a pas encore vraiment commencé à l’heure actuelle, les révélations suscitent de nombreux commentaires indignés ou, à tout le moins, suspicieux. Quelques jours plus tard, Philippe vi prend une décision cruciale (et probablement difficile d’un point de vue personnel) en renonçant à l’héritage de son père et en excluant totalement ce dernier de la famille royale.

Certes, depuis mai 2019, l’ancien monarque s’est déjà retiré de la vie publique. Toutefois, la rupture est désormais totale et le budget annuel qui lui est alloué lui est retiré sur décision de son successeur.

Ce scandale n’est que le dernier d’une liste qui remonte à la fin des années 2000 (partie de chasse au Botswana ; frasques amoureuses ; affaire de détournement de fonds concernant sa fille Christine et son beau-fils, Iñaki Urdangarin). Or, tout le travail de Philippe vi depuis sa proclamation, le 19 juin 2014, consiste justement à redorer le blason de l’institution royale en lui insufflant plus de transparence dans le domaine financier et matériel. Une stratégie qui lui a plutôt réussi jusqu’à présent.

Le désordre causé par les révélations de février-mars sur Juan Carlos incite la « gauche radicale » d’Unidas Podemos (qui est fidèle en cela à sa ligne classique concernant la monarchie) à demander une enquête parlementaire – toutefois rejetée par bon nombre d’autres formations, dont le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). De son côté, une part importante de l’opinion publique salue la décision de l’actuel monarque – certes symbolique pour le moment, puisque l’héritage de Juan Carlos ne pourra formellement être refusé qu’à la mort de ce dernier. C’est sur ces entrefaites qu’arrive la crise du Covid-19.

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Le silence (relatif) puis l’action

 

Dans les premiers jours, voire la première semaine de l’état d’alerte sanitaire décrété par le gouvernement de Pedro Sánchez, la confusion autour de la pandémie de coronavirus est palpable. Le scandale entourant Juan Carlos est logiquement mis sous le boisseau, car les préoccupations ont radicalement changé. La (mauvaise) gestion de l’exécutif accapare la plupart des conversations, tout comme le sinistre décompte du nombre de morts[5].

Si les médias français ont beaucoup parlé de l’intervention télévisée de la reine Élisabeth ii lorsque le Royaume-Uni a été confronté à l’essor de l’épidémie, ils ont beaucoup moins commenté celui de Philippe vi, pourtant antérieur (il date du 18 mars). Court, grave, il démontre la préoccupation du roi d’Espagne face à la situation. Les mots du souverain sont, comme toujours, savamment pesés et l’on sent la tension dans sa voix[6].

À l’époque, certains commentateurs font remarquer que le roi n’évoque à aucun moment l’affaire qui touche son père – même s’il est vrai que le moment serait mal choisi pour en parler et que Philippe vi a préféré les décisions aux belles paroles.

Puis, durant plusieurs jours, c’est le silence radio quasi-total. Au palais de La Zarzuela (résidence habituelle de la famille royale, en banlieue de Madrid), la quarantaine a aussi été décrétée et le service fonctionne au ralenti[7]. Il faut dire que la reine Letizia elle-même a été en contact quelques jours auparavant avec la ministre de l’Égalité, Irene Montero, qui a été diagnostiquée positive au Covid-19. La femme du roi est donc placée en isolement durant la période réglementaire, bien que les tests la concernant soient tous négatifs.

C’est à la fin du mois de mars que Philippe vi reparaît en public, que ce soit pour visiter l’hôpital improvisé du palais des congrès de l’IFEMA, à Madrid, ou réaliser toute une série d’appels auprès de divers responsables espagnols. Le silence (relatif) fait donc place à l’action[8].

Bien que, constitutionnellement parlant, le roi d’Espagne règne et ne gouverne pas, son rôle symbolique, médiatique et psychologique est non négligeable. Il se doit d’être sur le terrain ou, à défaut, de montrer qu’il s’intéresse de près à la situation du pays[9].

Avec son épouse, il organise des visioconférences quotidiennes avec des représentants de tous les secteurs du pays : politique, monde syndical et économique, associations, patronat, artistes, sportifs, personnel sanitaire, forces de l’ordre, militaires, etc.[10]. À intervalle régulier, dument ganté et masqué, il sort du palais de La Zarzuela, le plus souvent en compagnie de la reine Letizia, pour rendre visite à des acteurs de terrain qui assurent la continuité de la santé publique, de la sécurité ou encore des infrastructures[11]. Philippe vi a tout à la fois le droit et le devoir de se maintenir informé au plus près de la situation, ce qu’il fait[12].

Du reste, cette attitude n’a rien d’exceptionnel puisque le roi et la reine sont toujours présents lors des moments de crise que traverse leur pays[13]. Le 23 avril 2020, les deux filles du couple enregistrent et font diffuser un message de réconfort aux enfants espagnols confinés chez eux[14].

Mais le soutien aux Espagnols ne s’arrête pas aux mots[15]. Le roi décide en effet très tôt de céder les effectifs de la Garde royale et de son service de sécurité aux forces de l’ordre et à l’armée, laquelle patrouille dans de nombreuses villes du pays, afin de soulager un peu les policiers et soldats qui sont sur le terrain.

Et Philippe vi va plus loin, démontrant ainsi l’utilité de sa personne et de l’institution qu’il représente. Au moment où le gouvernement de Pedro Sánchez est empêtré dans ses contradictions et son inefficacité à propos de la protection des Espagnols, le souverain fait jouer ses réseaux et ses contacts privilégiés avec des acteurs espagnols ou étrangers. Il fait ainsi venir de Chine 500 000 masques ainsi que des tests à la fin du mois de mars puis encore un million de masques chirurgicaux, 20 000 lunettes sanitaires, 20 000 équipements spécifiques et 100 000 paires de gants.

La bonne nouvelle suivante, le 3 avril, provient des États-Unis. Après une conversation téléphonique avec le président américain, Donald Trump, Philippe vi réussit à débloquer la vente de respirateurs en provenance d’outre-Atlantique, ce qui n’était pas gagné d’avance.

Au moment où j’écris ces lignes, l’activité sur le terrain ou au palais de La Zarzuela se poursuit pour le couple royal espagnol. Il est évident que ses moyens concrets sont limités et que la lourde charge de juguler l’épidémie de coronavirus en Espagne ne lui revient pas – c’est au gouvernement de s’en occuper. Cependant, la présence symbolique, l’écoute et les démarches de la monarchie ne sont pas neutres dans l’affaire.

L’institution royale parviendra-t-elle à faire oublier les frasques réelles ou supposées de Juan Carlos grâce à son action en pleine crise sanitaire ? Sans doute pas – et l’enquête judiciaire concernant les hypothétiques commissions saoudiennes que l’ancien roi aurait reçues devra se poursuivre lorsque la justice espagnole pourra reprendre le cours normal de son activité. Pourtant, s’il fallait démontrer que le monarque a un intérêt en Espagne, c’est me semble-t-il chose faite – une fois de plus.

[1] Le titre exact qu’il porte depuis son abdication, en juin 2014, est tout simplement celui de roi.

[2] Irujo, José María, « Al Jubeir, el influyente diplomático saudí que avaló la donación de 100 millones a Juan Carlos i », El País, 1er avril 2020.

[3] Prieto, Carlos, « El expediente Corinna: cómo el amor (al dinero) devoró al rey Juan Carlos », El Confidencial, 8 mars 2020.

[4] González, Miguel, « El Rey renuncia a la herencia de su padre y le retira su asignación por sus supuestas cuentas en Suiza », El País, 16 mars 2020.

[5] Klein, Nicolas, « Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? – L’Espagne et son système de santé face au coronavirus », Cercle Aristote, 8 avril 2020.

[6] Il est disponible dans son intégralité à cette adresse : https://youtu.be/iDjUCQJ_m8A.

[7] Enríquez, Carmen et Rojo, Alfonso, « Zarzuela se adapta a la cuarentena », La Razón, 4 avril 2020.

[8] Esteban, Paloma, « Del perfil bajo a la mascarilla: el Rey cambia de estrategia y entra en la crisis del Covid-19 », El Confidencial, 28 mars 2020.

[9] Klein, Nicolas, Comprendre l’Espagne d’aujourd’hui – Manuel de civilisation, op. cit., pages 18-20.

[10] Martínez-Fornés, Almudena, « Así es la vida de los Reyes en la crisis del Covid-19 », ABC, 4 avril 2020. À titre d’exemple, voici quelques images de l’une des vidéoconférences en question : https://youtu.be/6GrVlMZRw3g.

[11] C’est le cas, par exemple, lors d’une visite au siège du Réseau électrique d’Espagne, clef de voûte de l’approvisionnement en électricité du pays : https://youtu.be/2COt7JAXtlE.

[12] Rojo, Alfonso, « El papel del Rey durante la crisis: contacto «permanente y continuo» », La Razón, 17 mars 2020.

[13] Tiburcio, Núria, « Foto a foto: los Reyes siempre ahí en los peores momentos para los españoles », El Confidencial, 29 mars 2020.

[14] La vidéo en question est disponible à cette adresse : https://youtu.be/38A-vAtNAmA.

[15] Rojo, Alfonso, « Los Reyes muestran su apoyo a los sanitarios », La Razón, 23 mars 2020.

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À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).

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