<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Entretien avec Bruno Parmentier : « Pour nourrir plus et mieux il faut développer la technologie »

10 septembre 2020

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Entretien avec Bruno Parmentier : « Pour nourrir plus et mieux il faut développer la technologie »

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Bruno Parmentier est auteur, conférencier et consultant, spécialisé dans les questions agricoles et alimentaires. Avec son site Nourrir Manger, il veut imaginer l’agriculture et l’alimentation de demain. Pour Conflits, il livre son éclairage sur l’état de la production alimentaire dans le monde, ses défauts et ses défis.

Entretien avec réalisé par Jean-Baptiste Noé et Adèle Deuez.

Conflits : Quel est l’état de la production alimentaire aujourd’hui dans le monde ?

Bruno Parmentier : Pour trois grandes céréales (blé, riz, maïs), il y a seulement une vingtaine de pays dans le monde qui sont capables de produire plus que ce qu’ils mangent. Certains pays sont capables de produire beaucoup. Le premier pays producteur de riz et de blé, c’est la Chine, mais elle n’exporte pas et produit pour son milliard 400 millions d’habitants. L’Inde est un gros producteur aussi, mais exporte à peine. Donc les zones où il y a des bonnes terres et un beau climat sont peu nombreuses dans le monde. Parmi ces zones, il y a peu de zones desquelles on exporte. Pour le blé, il y a la Russie, l’Ukraine et le Kazakhstan, les États-Unis et le Canada, l’Europe de l’Ouest, surtout la France, l’Argentine et de temps en temps l’Australie, et c’est tout. Il suffit qu’il y ait une crise climatique pour que ce soit très tendu immédiatement.

Pour le riz, c’est pareil, il y a le Vietnam, l’Inde, la Thaïlande. Pour le maïs aussi, il y a le Brésil et les États-Unis. Vu comme ça, comme la grande majorité des pays de monde n’arrivent pas à se nourrir seuls, il y a une vingtaine de pays qui, quand les situations se tendent, tiennent littéralement la vie des autres entre leurs mains.

On a vu ça de façon spectaculaire en 2007 : six années des premières années du XXIe siècle sont déficitaires en céréales. Entre 2000 et 2007, il n’y a eu qu’une année où on a produit plus que ce que l’on a consommé en céréales. Autrement dit, les stocks mondiaux ont baissé et en 2007 ils étaient au plus bas niveau depuis la Seconde Guerre mondiale. La mauvaise récolte de 2007 est celle qui a mis le feu aux poudres, on a eu des embargos sur les exportations, l’agriculture mondiale a commencé son XXIe siècle en juillet 2007 avec 37 pays où il y a eu des émeutes de la faim, et 80 millions de plus de gens qui sont entrés en insécurité alimentaire radicale. Trois ans après, de nouveau, une mauvaise récolte. C’était l’année où la Russie a brûlé de Moscou jusqu’à Vladivostok et à l’inverse, le Pakistan était inondé, donc pas de blé en Russie, pas de blé au Pakistan, pas de blé non plus en Australie.

Le prix du blé a doublé, ça a été une cause majeure des Printemps arabes. L’Égypte est un grand pays en termes de surface, mais qui est un désert absolu. Il n’y a que 4% de la superficie qui est cultivable. Or, ils sont 100 millions de personnes donc il est impossible techniquement de nourrir 100 millions sur 4% des terres. Année après année, l’Égypte est le premier ou le deuxième importateur mondial de blé. En 2010, le prix du blé a doublé et Moubarak a sauté. On s’aperçoit qu’il y a une donnée dans l’histoire du monde que nous, Français, sommes bien placés pour connaître : le 14 juillet 1789, ce qu’il n’y avait pas à Paris c’était du pain. Le prix du pain avait triplé et cela a causé directement la Révolution française. Quand on ne mange pas dans la capitale, il se passe des choses.

Aujourd’hui en France et en Europe, comme on mange à notre faim, et qu’on a une surabondance alimentaire, on ne se rend plus compte de ce qu’est ne plus avoir assez à manger et parfois on prend les questions alimentaires de manière superficielle. On a l’impression que nous sommes dans le folklore alimentaire et qu’on en oublie les fondamentaux, c’est-à-dire d’abord fournir les calories de base à la population et avoir accès à ce qui nourrit vraiment.

En Europe, on s’est bien organisé depuis les années 1950. L’épidémie de coronavirus a été un crash test de la politique agricole commune. On a organisé une agriculture forte bien subventionnée pour qu’elle soit productive et on a libéré les échanges dans 28 pays du monde, donc les pays d’Europe qui ne produisent pas assez à manger peuvent quand même manger. Or il y a beaucoup de pays d’Europe qui ne produisent pas assez à manger, par exemple l’Angleterre est radicalement incapable de nourrir les Anglais. Les paysans suisses sont incapables de nourrir les Suisses, les paysans norvégiens idem. Dans l’Europe des 28, on produit suffisamment pour se nourrir. Certes, nous n’aurons pas de fruits exotiques si les frontières se ferment mais ce n’est pas fondamental. En revanche, il y a une dépendance extrêmement importante : celle de la nourriture pour nos animaux.

Nos animaux européens mangent massivement du soja et du maïs d’Amérique latine. Si les bateaux s’arrêtent de circuler dans le monde, nos poulets et nos cochons auront faim, mais les Français n’auront pas faim et continueront à manger la nourriture française de base (blé et pommes de terre). Dans le temps, on mangeait du pain et on buvait du vin. Partout où les terres étaient cultivables, on faisait du blé et là où les terres étaient mauvaises pour le blé on faisait de la vigne. Les années où il y avait une mauvaise récolte de blé, il y avait une famine en France. Depuis qu’on s’est mis à manger des pommes de terre et du pain, le niveau de famine a baissé, car ce n’est pas forcément les mêmes années où l’on fait une mauvaise récolte de pommes de terre et une mauvaise récolte de blé. On redécouvre que la nourriture essentielle, c’est d’abord celle qui fournit des calories. Les Français produisent deux fois plus de blé que ce qu’ils consomment donc ils ne manquent ni de pain ni de farine.

D’ailleurs, lorsqu’on a manqué de farine dans les supermarchés, on ne manquait pas de pain, on manquait de paquets d’un kilo de farine. Il n’y a que 5% de la farine en France qui est consommée via les supermarchés, par petits paquets d’un kilo. Au début de la crise, les boulangeries ont baissé de 30% leur approvisionnement, cette farine qui allait dans les boulangeries n’allait pas par paquets d’un kilo, mais par camion entier. Donc on a eu un problème d’emballage, c’est-à-dire de recycler la farine qui était vendue par camion pour qu’elle soit vendue par paquets d’un kilo. C’était une apparence de manque, mais on n’a jamais manqué de farine en France. De même, on n’a jamais manqué d’œufs, mais on a manqué de boîtes de six œufs. Chez nous, il n’y a pas de pénurie. Il y a un problème sur les fruits qui ont du mal à être récoltés. En Europe, les zones où il n’y a pas assez à manger mangent quand même.

L’abondance est vraie pour l’Europe, mais qu’en est-il des autres continents ?

Revenons en Afrique ou en Asie. En Afrique, il n’y a pas un seul pays africain qui soit indépendant du point de vue alimentaire. Tous les pays africains, sans exception, importent une partie plus ou moins importante de leur nourriture. Cela peut aller jusqu’à 80%, les pays pétroliers sont souvent les pires en agriculture. L’Algérie est très dépendante, le Gabon aussi, l’Angola également, même la République démocratique du Congo qui devrait être l’équivalent du Brésil, une grande puissance agricole, importe une bonne partie de sa nourriture. Beaucoup de pays africains pourraient se nourrir beaucoup mieux, et on peut se demander pourquoi ils sont restés en dehors de la révolution verte ? L’Asie a beaucoup de puissances agricoles, pareil pour l’Amérique latine, mais l’Afrique n’en a pas. On peut s’interroger. État faible + richesses minières = faim. En effet, il n’y a pas un seul pays pétrolier ou minier dans lequel on mange bien, sauf les pays pétroliers ou miniers à État fort, comme la Norvège. Les guerres civiles ne favorisent pas non plus l’agriculture. On est dans une situation très défavorable en Afrique, car les investissements agricoles faits dans d’autres régions du monde n’ont pas été faits en Afrique. Depuis l’indépendance de l’Algérie, la France a triplé sa production agricole. Depuis les années 1960, on est passé de 30 à 80 quintaux à l’hectare en blé.  On est passé de 50 à 120 quintaux à l’hectare en maïs, et de 15 à 40 tonnes en pommes de terre, parce qu’on a fait des investissements massifs dans l’agriculture. On n’a donc pas peur de manquer. L’Algérie n’a pas amélioré son agriculture, mais a triplé sa population depuis les années 1960. Autrement dit, l’Algérie est plus dépendante du point de vue alimentaire qu’elle ne l’était en 1960. Il faut 10 à 20 ans pour améliorer une agriculture.

Donc en 2020, on ne va pas multiplier les récoltes en Afrique, qui a besoin que des cargos de riz et de blé rentrent dans le port de Dakar. Si on commence à spéculer, à perdre son sang-froid comme en 2007 et à faire un embargo sur les exportations de céréales, ça va aller très mal. On peut se rassurer en disant que la situation de 2020 du point de vue des céréales dans le monde est nettement meilleure que celle de 2007. On a fait 4 ou 5 bonnes récoltes ces dernières années, on a reconstitué les stocks. Les stocks mondiaux de céréales sont plutôt bons. En principe, les récoltes de céréales en 2020 s’annoncent plutôt bonnes, donc il n’y a pas de raison de manquer de céréales dans le monde. Les pays qui ont besoin d’importer vont donc pouvoir importer. Dans ces cas-là, il faut que tout le monde garde son sang-froid. Si tous ceux qui achètent, achètent deux fois plus parce qu’ils ont peur, nous manquerons. Aussi, si ceux qui vendent spéculent et se disent qu’en cas de pénurie les prix vont monter, cela va être dramatique. On a vu quelques signes. Le Vietnam a dit qu’il n’était pas sûr d’exporter son riz, la Russie a dit qu’elle limiterait ses exportations de blé. D’où cet avertissement solennel de toutes les agences des Nations Unies, l’OMS pour la santé, l’ONC pour le commerce, la FAO pour l’agriculture et le programme alimentaire mondial, suppliant les pays qui peuvent exporter des céréales de continuer. J’espère que ça marchera. Cela veut dire qu’il y aura des céréales débarquées à Alexandrie, à Alger ou à Dakar.

Mais cela est-il suffisant pour lutter contre la faim ?

La faim, c’est d’abord un phénomène silencieux des villages isolés du tiers-monde. Une fois que le blé est débarqué à Dakar, il n’est pas encore dans le dernier village du Burkina Faso, parce que la logistique pour décharger le bateau est très compliquée, surtout quand il y a des problèmes internes. La saison des pluies rend la circulation des camions très difficile. Au centre de l’Afrique, les camions ont du mal à circuler. La situation peut se tendre à chaque rupture de moyens de transport. Ensuite, il y a les grandes villes et les bidonvilles. Il y a 1.4 milliard de personnes qui vivent dans des bidonvilles. Première chose : il ne faut pas imaginer que dans les bidonvilles les gens ont stocké de la nourriture, leurs moyens ne le permettent pas. Ils doivent acheter de la nourriture tous les jours et pour cela il faut pouvoir sortir et gagner sa vie. De la même manière, ces gens n’ont pas de compte en banque. Un bidonville peut représenter un million d’habitants. Imaginez que l’on confine, que les gens n’aient plus le droit de sortir et de faire leurs petits boulots, et qu’en plus les marchés ont du mal à être approvisionnés. Cet équilibre précaire qui tournait autour de la débrouille risque d’être rapidement et fortement remis en question. Il peut y avoir du blé qui débarque dans le port de Dakar, ça ne veut pas dire que dans le bidonville de Dakar on mangera.

Ce que vous montrez, c’est que l’alimentation est une chaîne générale. Il y a l’agriculteur ou le paysan qui produit, mais cela suppose qu’il y ait des entreprises qui produisent les outils agricoles, des entreprises de transformation alimentaire, des chaînes de transport. C’est une chaîne complexe avec beaucoup d’acteurs, et si un élément ne fonctionne plus, l’ensemble de la chaîne ne peut plus fonctionner. Si on prend la question du matériel agricole, cela suppose de l’ingénierie.

Là vous parlez d’un problème à moyen terme. Aujourd’hui, il y a des gens qui ont des tracteurs et ceux qui n’en ont pas. Quand on parle de semaines et de mois, les situations sont figées. Les réorientations industrielles sont toujours lentes. Quelque chose me frappe, je trouve ça presque humiliant de dire que la France est la cinquième économie du monde, mais les masques qui sont un objet technologique de très basse intensité ne sont pas capables d’être produits par la France. Autrement dit, fermer une usine va très vite, mais quand on ferme une usine, on perd tout l’environnement, les techniciens, les ingénieurs, les acheteurs, les machines, etc. Même sur un objet ridiculement simple comme le masque, on n’arrive pas à le sortir. Refaire des moissonneuses batteuses, des moulins pour moudre le blé, s’approvisionner en camions, etc., représente des années. Reconstituer une force agricole et agro-industrielle, c’est des investissements colossaux et constants pendant des années. Dans bon nombre de pays du monde, il faut commencer par les barrages mais un barrage, c’est dix ans d’investissement.

Il y a eu aussi une évolution du modèle agricole qui est de plus en plus intensif. Vous dites qu’il faudrait un modèle agricole fondé sur une écologie intensive. Que signifie ce concept ?  

L’augmentation spectaculaire de la productivité agricole a eu lieu entre les années 1960 et 1990 dans nos pays. À cette période, c’était simple : un quintal de plus à l’hectare tous les ans. On est passé de 30 quintaux de blé à l’hectare à 70 en l’espace de trente ans. On est passé de vaches qui donnaient 3 000 litres à des vaches qui donnaient 10 000 litres de lait par an. Mais tout ça s’est arrêté dans les années 1990. On est arrivé à 70-75 quintaux de blé et depuis 25 ans on stagne à ce niveau. Les progrès sont derrière nous, et depuis 25 ans on n’arrive pas à continuer à augmenter. Or, si on prend l’humanité dans sa globalité, il faut encore augmenter de 70% la production agricole mondiale d’ici 2050. Il faut augmenter d’un tiers, car il y a aura un tiers de population de plus dans le monde. Il faut augmenter d’un deuxième tiers, car il y a beaucoup de petits riches qui mangent de la viande et boivent du lait. La première chose quand on augmente le niveau de vie, c’est se mettre à manger de la viande et boire du lait. Or, la production d’animaux, ce sont des concentrés de végétaux, les animaux mangent des végétaux sauf qu’il faut 4 à 5 kilos de végétaux pour faire un kilo de poulet, 5 à 8 kilos pour un kilo de cochon et 10 à 15 kilos de végétaux pour faire un kilo de bœuf. Comme il y aura beaucoup plus de gens qui vont manger de la viande et/ou boire du lait, il faut encore augmenter d’un tiers à cause de cela. Puis, augmenter de 12% parce qu’on gâche énormément. Donc il faut augmenter de 70% la production agricole mondiale, soit en augmentant le nombre de champs, soit en augmentant la productivité.

Augmenter le nombre de champs, c’est impossible. C’est ce qu’on fait en brulant la forêt vierge, mais il faut se rendre compte qu’on retire autant de champs sur la planète qu’on en ouvre, car on passe son temps à bétonner et polluer. Les champs de céréales, qui sont les plus importants, n’augmentent plus depuis les années 1980. On cultive toujours 700 millions d’hectares de céréales. Il n’y a donc pas d’autres choix que l’augmentation de la productivité. D’un côté on peut dire qu’il n’y a que sur la moitié de l’humanité qu’on a augmenté la productivité, il y a d’énormes réserves en Afrique par exemple, car ils n’ont pas fait la révolution verte. C’est pour cette raison que tous les riches du monde commencent à se payer des terres dans les pays du tiers-monde. On peut donc augmenter encore la productivité dans beaucoup d’endroits dans le monde, mais il faut aussi réfléchir à pourquoi l’agriculture moderne permet d’augmenter la productivité et ensuite ça stagne. Ça stagne parce que les inconvénients de cette agriculture tout chimique, tout pétrole, rattrape assez vite les avantages. On baisse fortement la biodiversité, la fertilité des sols, on augmente l’érosion, la pollution, on diminue le nombre d’insectes, d’oiseaux, etc. Nos semences sélectionnées, nos animaux sélectionnés sont des Ferrari très sensibles à tout le reste. Ça marche quand tout fonctionne comme prévu, mais dès qu’il fait sec cela ne marche plus, dès que ça gèle pareil.

Donc on a besoin d’une deuxième révolution agricole, et c’est là qu’il faut prendre du recul. La révolution agricole traditionnelle est un aveu d’incompétence. On ne connaît rien des êtres vivants. Les petites bêtes étant toutes petites, on n’avait pas les moyens de les connaître. Dans un gramme de terre, il y a 4 000 espèces de bactéries et 2 000 espèces de champignons. On considère que sous un mètre carré de sol, il y a 230 millions d’êtres vivants. Comme on ne les connaissait pas, on a inventé deux choses violentes : on remue la terre et on met des poudres pour ne pas être embêté. C’est une manière extrêmement primitive de résoudre le problème. L’autre manière est d’essayer de faire connaissance. C’est seulement maintenant avec les progrès fulgurants de l’informatique qu’on commence à faire connaissance. On s’aperçoit qu’il y a environ 115 000 espèces de bactéries différentes dans nos champs. On s’aperçoit que si on arrive à peser les bactéries qui sont dans nos champs, cela pèse 1 200 fois le poids de l’humanité. Toutes ces bêtes sont très puissantes. Les deux systèmes de production de matières végétales qui sont les plus efficaces au monde n’ont jamais vu un paysan. La forêt vierge et la prairie naturelle, c’est toute cette biodiversité.

On a donc encore de grandes réserves de productivité ?

Exactement. Si on change notre fusil d’épaule et qu’on passe des alliances avec la nature, plutôt que de dire : je me méfie de cette nature et je la détruis et je recommence à zéro sur un sol vierge. Cette nouvelle agriculture agroécologique, une agriculture d’alliance avec la nature plutôt que de destruction et de méfiance a beaucoup de réserves de productivité, mais la transition est très complexe, car c’est un changement radical de vision. Le changement le plus spectaculaire c’est le labour. Le labour est le symbole même de l’agriculture depuis des millénaires, et on s’aperçoit que le labour est une folie. Il faut arrêter le labour ! Ses inconvénients sont incommensurables par rapport aux avantages.

Le premier inconvénient est qu’on ne cultive que six mois par an. Quand on fait du blé dans la région parisienne, on récolte le blé le 10 juillet, donc le moment où commence le rayonnement solaire maximum et on déclare que le soleil de juillet, août et septembre n’a plus aucune importance, car on n’en a plus besoin. Autrement dit, la terre nue ne capte plus les rayons de soleil et on a un énorme problème d’énergie dans le monde et il est hors de question de se priver de photosynthèse au moment même où le soleil est le plus actif. Il faut couvrir le champ de plantes 365 jours par an, et il faut faire au moins deux récoltes par an sur son champ, une récolte de céréales et une récolte d’engrais. Qu’est-ce qu’on va faire quand on sème le 10 juillet ? On va semer des mélanges de plantes qui vont profiter du rayonnement solaire, qui vont fixer de l’azote, du carbone, de l’oxygène et de l’hydrogène, et on va fabriquer notre propre engrais. L’engrais n’est pas quelque chose qui s’achète, mais quelque chose qui se fabrique. Mais l’herbicide n’est pas non plus quelque chose qui s’achète, mais quelque chose qui se cultive. Le successeur du Glyphosate n’est pas un autre produit chimique, cela consiste à sélectionner des plantes qui vont nous rendre service, c’est-à-dire des plantes qui, par exemple, poussent plus vite que les autres, qui déploient des feuilles larges et donc elles s’épanouissent, elles font de l’ombre aux autres, c’est-à-dire des plantes herbicides. Enfin, elles gèlent l’hiver donc se transforment de nouveau en engrais. C’est pareil pour les insecticides, ça s’élève. Chaque coccinelle mange cent pucerons par jour. Les vrais insecticides sont des animaux auxiliaires de culture, des animaux qui mangent les petites bêtes qui mangent nos plantes.

Enfin, des arbres partout. L’arbre n’est pas du tout l’ennemi de l’agriculteur. Or, quand on va de Paris à Reims, on ne voit plus un seul arbre. L’arbre va chercher les éléments nutritifs beaucoup plus profonds parce que les plantes n’ont pas le temps, il fixe l’humidité, il fixe le carbone, il sert de refuge aux animaux auxiliaires de culture. Donc c’est une erreur totale que de penser que lorsqu’il n’y a plus d’arbres sur dix kilomètres, on va produire plus et mieux. On produit avec plein de produits chimiques, mais on produit moins bien. On va faire de l’agroforesterie. Ce changement total d’une agriculture fondée sur la chimie et la méfiance de la nature, à une agriculture d’alliance avec la nature parce qu’on fait connaissance et on aide les petites bêtes et les plantes à faire leur travail, et les bactéries également, c’est un changement considérable qui nous rend très optimistes. La puissance de la nature est à peine entamée, on peut produire beaucoup plus avec cela, mais c’est un changement gigantesque qui nécessite un effort gigantesque. En Europe, l’idée est de maintenir les excellents rendements, mais avec beaucoup moins de produits chimiques, et maintenir au moins 80 quintaux de blé à l’hectare de cette manière, et on remplace le labourage par le ver de terre. Élever des vers de terre est bien plus un métier d’avenir que de labourer la terre. Les pays du tiers-monde où la productivité est faible sont pour la plupart des pays tropicaux où les forces de la nature sont très fortes. Quand on en est à 2 ou 3 tonnes seulement de riz à l’hectare, comme la plupart des pays africains, ce n’est pas compliqué de passer à 5 tonnes de riz par des méthodes agroécologiques. En plus, c’est beaucoup moins d’investissements industriels, ce n’est que de la matière grise.

Vous expliquez qu’il faut augmenter la production si on veut nourrir toute la population. Or, l’agriculture biologique revient plutôt à une diminution de la production. Si en France, par exemple, on a un accroissement de l’agriculture biologique, on ne pourra plus nourrir les pays africains qui dépendent de nos céréales ?

Revenons au blé. Le blé industriel stagne à 75 quintaux/hectare, le blé bio stagne à 35. Si on passe tout notre blé en bio, on divise par deux notre production de blé, on en aura assez pour nous, mais les Égyptiens auront faim. Les chiffres sont têtus, il faut faire de la quantité. C’est très bien qu’il y ait une croissance du bio, mais il ne faut pas vivre dans l’illusion que l’on va nourrir l’humanité avec des rendements deux fois inférieurs ou au moins 30 ou 40% inférieurs avec ceux que l’on a actuellement. Le bio est une très bonne chose à condition de l’intensifier. Par exemple, le « sans labour » est aussi important pour le bio que pour le non-bio. On est passé de 2% à 5% de bio, on va passer à 7 ou à 10%. Retirons l’idéologie, car aucun pays n’est arrivé à 80% de bio. Les pays les plus « bio » comme la Suisse et l’Autriche, ils en sont à 14% de bio, cela veut dire que 86% restent non-bio. Le bio est un truc de super fana ! Pour 5 à 10% de la population des agriculteurs, cette interdiction est très excitante, « je sers l’humanité, je suis un héros et je ne compte pas mes heures », mais l’on ne peut pas dire cela pour 100% d’une profession.

C’est pareil pour les consommateurs, tout le monde mange de temps en temps un œuf bio ou un litre de lait bio, mais entre manger quelque chose de bio de temps et temps et dire que je ne mange que bio, local et équitable, il y a un changement de vie considérable. Une très petite partie de la population est capable de dire qu’elle change sa vie pour manger 100% bio. Donc le bio montre la voie, le bio sera toujours minoritaire, il sert à faire causer. Le bio c’est 10% de la nourriture et 70% des conversations. Le bio, c’est d’abord un truc culturel qui explique que l’on peut imaginer un monde autrement. Mais pour la réalité de l’ensemble des agriculteurs, dans les 20 ans qui viennent, il faut pratiquement qu’il n’y ait plus un champ marron en France, il faut couvrir le sol en permanence. Ce n’est pas juste pour 5% des champs, mais pour la totalité des champs. C’est comme le fait qu’il y ait des écrivains qui écrivent en alexandrins et en vers améliore globalement l’écriture dans un pays. Il y a les gens qui sont capables d’écrire avec des contraintes pas possibles, cela veut dire qu’il faut se décarcasser un peu mieux. Le fait qu’il y ait des gens qui disent « je ne prends aucun de ces produits chimiques délétères », ça montre aux autres qu’on peut vivre avec 80% de chimie en moins sans problème. Mais je ne suis pas contre le Glyphosate. D’abord, on ne sait pas si ce produit est dangereux, on a fait une fixette là-dessus qui est dingue. Je dis qu’il faut absolument produire sans labour des mélanges de plantes, par exemple ce que je disais sur la plante herbicide qui gèle l’hiver. Mais si cette plante ne gèle pas l’hiver, je suis bien embêté pour la détruire.

Donc ces tâtonnements pour aller vers du sans-labour, de l’agroforesterie, des mélanges de plantes, etc., cela va nécessiter pendant 10 à 20 ans beaucoup de tâtonnements et de temps en temps on va se tromper, il faudra mettre une couche de Glyphosate pour repartir à zéro. Le Glyphosate est valable si on essaie tout ce qu’on peut pour s’en passer. Mais dire « je ne l’utilise pas » est une question idéologique et non de production. Il faudra aider énormément à cette transition, et la PAC a développé un outil, elle a dit : si on veut un peu plus de bio, il faut subventionner les gens pendant 3 ans quand ils passent au bio. Pendant 3 ans, leurs terres sont toujours polluées et ils n’ont pas le droit de vendre sous le label bio, mais en revanche ils ont déjà les coûts du bio. Ce financement de la transition est le bon modèle pour changer vers une agriculture écologiquement intensive. Quand on arrête de labourer, on considère qu’il faut 5 à 7 ans pour reconstituer son cheptel de vers de terre, car ce sont eux qui labourent à notre place. Ça ne me choque pas de dire : tu arrêtes de labourer et je te subventionne pendant 5 ans pendant que tu multiplies tes vers de terre.

Quant à la question de produire davantage en consommant moins d’eau, on voit que l’évolution technique a permis de grands progrès dans ce domaine.

Dans le sud-ouest de la France, on fait du maïs qui est une plante des pays tropicaux humides, qui a besoin d’eau notamment l’été. C’était adapté au Guatemala et au Mexique, car il pleut l’été, c’est moins adapté à la France. Il y a d’autres plantes qui viennent des pays tropicaux secs et moins gourmandes en eau. Avant, il y avait de l’eau, les Pyrénées étaient blanches l’hiver, il y avait encore des glaciers et de l’eau dans la Garonne l’été. Donc on piochait et on inondait les champs. C’est le degré zéro de l’irrigation, ça consomme de l’eau qui n’est pas homogène. Ensuite, on a acheté des tourniquets, le maïs s’est beaucoup développé avec moins d’eau. On s’est aperçu qu’en août, quand le maïs a besoin de beaucoup d’eau et qu’il y a le tourniquet et qu’il faut qu’il tourne pendant des heures, il y a à peine la moitié de l’eau du tourniquet qui arrive, car le tourniquet fait évaporer l’eau. Du coup on a irrigué seulement la nuit, puis on irrigue plus bas pour pas qu’il y ait autant de vapeur d’eau. Puis, petit à petit on arrive au goutte-à-goutte, même pour le maïs. Si on peut guider le tracteur par GPS et que sur un ou deux kilomètres, il ne dévie que de quelques centimètres, même pour le maïs on peut imaginer de mettre des tuyaux d’eau goutte à goutte intégrés. Pour les arbres fruitiers et tout le reste aussi.

Revoyons les choses autrement : sur chaque champ dans le Sud-Ouest, il pleut suffisamment d’eau pour faire pousser du maïs. Le problème c’est qu’il pleut en février et que le maïs boit en juillet-août. Donc il faut garder l’eau. Dans le temps on faisait des lacs. On peut garder l’eau si possible sur le sol. Notre problème absurde c’est que lorsqu’il pleut en février, comme la terre est nue, immédiatement ça dévale dans la rivière en emmenant la terre, c’est pour ça que nos rivières sont marron, on balance l’eau avec la terre dans la mer. Et on se plaint qu’au mois d’août il n’y a pas d’eau. La solution c’est la couverture du sol. Si on couvre le sol en permanence et qu’on élève les vers de terre, ils font leur galerie de haut en bas donc les éléments nutritifs vont de haut en bas. Si le sol est couvert et plein de trous verticaux, ça veut dire qu’en février, mars et avril, quand il pleut, on stocke l’eau dans le sol. Mais ce pré trou du ver de terre va servir une deuxième fois. La petite racine, quand elle voit qu’il y a un trou, elle en profite. Le maïs, qui est planté sur un sol durci par le labour, fait des racines à 50 centimètres. Quand le champ est plein de vers de terre, il allonge ses racines à 1,50 mètre, voire 2 mètres. Et c’est là que l’on a stocké l’eau. Autrement dit, le remplaçant de l’irrigation dans le Sud-Ouest, c’est le ver de terre qui est la couverture du sol et va permettre de stocker l’eau dans le champ et ensuite va permettre à la plante d’aller chercher l’eau. Et certains de mes amis font maintenant du maïs sans aucune irrigation, parce que le sol est couvert en permanence et qu’ils ne demandent rien à personne et se servent de l’eau qui est tombée dans leur champ à eux. On n’a pas dit notre dernier mot sur l’eau, car en France, on continuera à avoir de l’eau. On est à côté de l’Atlantique, les vents dominants arrivent de l’Ouest, avec le réchauffement climatique, il y aura encore plus d’évaporation de l’Atlantique, donc matériellement il y aura plus d’eau qui tombera sur la France. Il pleuvra plus à l’automne et beaucoup moins l’été. Si on a des systèmes qui permettent de stocker l’eau dans le champ ou sur-le-champ, et d’aller les chercher, en France ça ira.

Par exemple, ce qu’on expérimente dans le sud-ouest de la France, où on récolte le maïs fin novembre/début décembre, il est trop tard pour semer, donc ils expérimentent de balancer des semences de plantes de couverture début septembre par hélicoptère au-dessus du maïs. Les feuilles du maïs sont tournées dans le bon sens donc si on balance les graines au-dessus, elles sont tournées vers le sol. Quand on récolte le maïs début décembre, c’est vert en dessous et, du coup, ça s’épanouit. Donc il n’est pas impossible que pour pouvoir continuer à faire du maïs sans irrigation parce qu’il n’y aura plus d’eau dans la Garonne l’été, il faille semer des plantes de couverture par hélicoptère au-dessus des champs de maïs.

On se rend compte de l’importance de la technologie et que l’agriculture n’est pas quelque chose de naturel. Telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui l’usage de la technologie moderne est majeure.

L’idée de dire qu’il faut revenir à l’agriculture de papa à bac -10 est absurde ! L’agriculture c’est bac +10. Ce sont d’autres techniques, et évidemment qu’on peut réussir à résoudre les problèmes, et le réchauffement climatique. Quand est-ce qu’on s’y met vraiment ? Quand je dirigeais l’école d’agriculture, je disais à mes élèves ingénieurs qu’il était strictement interdit de se plaindre des problèmes. Il faut prendre du recul. Le jour où il n’y aura plus de problèmes dans le monde, tous les ingénieurs seront au chômage. Notre travail n’est pas de nous plaindre des problèmes, mais de résoudre des problèmes

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Photo : (c) Revue Conflits

À propos de l’auteur
Jean-Baptiste Noé

Jean-Baptiste Noé

Docteur en histoire économique (Sorbonne-Université), professeur de géopolitique et d'économie politique à l'Institut Albert le Grand. Rédacteur en chef de Conflits.

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