<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Mexique : l’illusion Claudia Sheinbaum 

3 octobre 2024

Temps de lecture : 8 minutes

Photo : Sheinbaum montrant le certificat la confirmant comme candidate présidentielle le 19 novembre 2023 CC BY 4.0

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Mexique : l’illusion Claudia Sheinbaum 

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Claudia Sheinbaum, 61 ans, a été élue présidente de la République mexicaine le 2 juin dernier avec un score très honorable, 58,8 %, lors d’un scrutin marqué par une forte participation des électeurs. Son adversaire, une autre femme, Xóchitl Gálvez, d’origine otomi, l’une des nombreuses ethnies indigènes du Mexique, est proche du président Vicente Fox et de son parti, le PAN (Parti de l’action nationale). Un temps favorite des sondages, elle n’obtient finalement que 27,21 % des suffrages.

Ancienne maire de la ville de Mexico jusqu’en 2023, Claudia Sheinbaum est une alliée fidèle du président sortant, Andrés Manuel López Obrador (surnommé « Amlo »). Il lui laisse en héritage de son clientélisme effréné le fardeau du plus grand déficit public depuis le début des années 1980 – 9 trillions de pesos, environ 450 milliards d’euros – pour la seule année 2024, et la charge de renflouer la Pemex, la compagnie nationale du pétrole, société « la plus endettée du monde », selon le Financial Times[1].

Une jeunesse militante

L’économie mexicaine, qui a flanché au premier trimestre 2024 après de bons résultats en 2023, présente un taux de croissance du PIB de 3,2 %, mais aussi une inflation de 4,3 %. Il sera difficile pour la nouvelle élue de redresser la situation, d’autant plus qu’elle compte bien continuer la tradition dépensière d’Amlo, toujours très appréciée par les Mexicains, et subventionner les classes sociales les plus fragiles. Peut-être, à cet égard, n’a-t-elle pas les mêmes intentions que son prédécesseur, homme de gauche jovial qui tente d’acheter le bonheur de ses électeurs, tandis que la nouvelle élue, une idéologue au caractère autoritaire – selon ceux qui ont travaillé avec elle – prétend résoudre avec la puissance de l’État tous les problèmes de ses concitoyens. Elle aussi sait mentir pour avoir déclaré durant la campagne qu’une hausse des impôts ne serait pas nécessaire. Il semble évident que le seul choix de Sheinbaum sera de dépenser un argent qu’elle n’a pas, creusant ainsi les déficits et la dette, ou de ne rien faire, ce qui n’est pas son genre. Depuis son plus jeune âge, elle garde le souvenir du massacre des étudiants qui manifestaient sur la place des Trois Cultures, dans le quartier de Tlatelolco, en octobre 1968, dix jours avant l’ouverture des Jeux olympiques. Si le nombre de victimes de cette sanglante répression reste imprécis, on le situe entre 200 et 300 personnes. Ce fut sans doute la première émotion politique de la jeune Claudia. Elle déclarera bien plus tard avoir été « l’enfant d’une famille où l’on parlait politique au petit déjeuner, au déjeuner et au dîner ». Une politique très à gauche.

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Claudia Sheinbaum est la première femme présidente du Mexique, pays macho, et la première présidente juive dans une nation très catholique. Son père, Carlos, lithuanien et juif séfarade, arrive au Mexique dans les années 1920, fuyant les pogroms d’Europe de l’Est. Sa mère, Annie, vient de Bulgarie en 1942. Tous deux vont former un couple de scientifiques. Militant communiste, Carlos est ingénieur chimiste, Annie, biologiste. Ils se montrent politiquement très actifs, notamment dans les années 1960 et 1970. Leur fille suit leurs traces en étant elle aussi une scientifique, une militante, puis une élue. Sa victoire consolide la place des femmes dans la vie politique mexicaine. Celles-ci n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1953, mais, en grande partie grâce à López Obrador, elles sont désormais à parité avec les hommes au Congrès, tandis que d’autres gouvernent certains des 32 États de la fédération mexicaine.

Le climat et la politique

La nouvelle future présidente est diplômée de l’Unam, la prestigieuse université autonome de Mexico qui forme les élites du pays depuis des décennies, et de Berkeley, en Californie, connue pour son ambiance joyeusement radicale. Elle a écrit plusieurs livres et plus d’une centaine d’articles dans des revues scientifiques sur l’écologie et le climat. En 2004, elle rejoint le GIEC puis entre en politique et intègre le parti Morena (Mouvement de régénération nationale) – vaste programme ! – de López Obrador. Elle sera officiellement intronisée présidente en octobre après une campagne électorale qui rassemblait la présidentielle et les scrutins locaux, et qui fut marquée par des violences inouïes au nombre desquelles une centaine d’attaques et 80 assassinats.

Claudia Sheinbaum a établi une liste de ses intentions programmatiques, 100 propositions pour son mandat que l’on peut développer en quatre chapitres.

Le premier est la promesse de la continuité des politiques de son prédécesseur et mentor, López Obrador, qui avait décidé, après son élection victorieuse de 2018, d’entreprendre la « quatrième transformation » du Mexique. Ces réformes s’inscriront dans la suite des trois premières, l’indépendance de 1810, les réformes de 1861 et la révolution mexicaine de 1910, laquelle fut particulièrement sanglante. Sheinbaum s’est engagée à poursuivre et approfondir cette quatrième transformation qui n’est rien d’autre qu’une longue liste de projets inachevés d’Amlo, où dominent de nouvelles infrastructures, des voies ferroviaires, des ports et la rénovation de l’industrie pétrolière. « La quatrième transformation va continuer dans notre pays, proclamait Sheinbaum dans un discours de campagne, et nous allons construire son second étage, nous allons lui donner de la continuité. » Avec quel budget ? Personne ne le sait.

La présence du passé

Cette question de la transformation est révélatrice du lien particulier des Mexicains avec l’histoire. Chez eux, le passé se conjugue au présent. Ainsi, la mémoire de l’indépendance, des réformes républicaines, de la révolution et de ses héros, Zapata et Pancho Villa, restent les modèles contemporains d’une politique qui, en 1938, a institutionnalisé la révolution quand a été créé le PRI, Parti de la révolution institutionnelle. Une curieuse ambition concernant la geste révolutionnaire, comme s’il fallait la contraindre à rester éternelle. On retrouve aussi cette familiarité avec l’histoire en abordant les derniers empires, alors que la mémoire indigène imprègne la modernité.

Laxisme face aux gangs

La deuxième priorité de Sheinbaun est la violence qui augmente sans cesse depuis le début des années 1980. Durant sa campagne, elle a promis « une République sûre et la justice ». Pour l’instant, c’est un vœu pieux. Depuis 2018, on frôle les 100 homicides quotidiens, presque le double d’il y a dix ans. Des chiffres accablants pour López Obrador qui avait refusé l’affrontement avec les gangs au profit d’une politique « d’apaisement ». Résultat, son mandat a été le plus sanglant du Mexique moderne.

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La criminalité organisée internationale

Le jour de Noël 2023, des narcotrafiquants attaquaient une célébration religieuse dans l’État de Guanajuato, causant la mort de 26 personnes. Le 29 décembre de la même année, au moins six personnes étaient tuées et une vingtaine d’autres blessées lors d’une fête familiale dans l’État de Sonora. Sur les dix premiers mois de 2023, on compte 35 000 homicides tandis que plus de 113 000 personnes sont portées disparues. Selon l’Institut national des statistiques, 61,4 % de la population de plus de 18 ans considèrent que leur ville n’est pas sûre.

Ce qui n’empêche pas Sheinbaum de poursuivre l’exemple d’Amlo. En matière de sécurité, elle propose de « consolider la Garde nationale », une sorte de réserve policière et civile, et de s’attaquer « aux causes de la violence » afin d’atteindre « zéro impunité ». Pas de quoi faire trembler les gangsters mexicains, des gens bien organisés, hyper riches et surarmés qui délaissent la culture de la marijuana et du pavot – abandonnant ainsi les paysans pauvres – et exportent désormais, notamment aux États-Unis, du fentanyl, un analgésique opioïde extrêmement addictif, 100 fois plus puissant que l’héroïne, qui constitue aujourd’hui la cause principale des décès des citoyens américains de moins de 49 ans. Les autorités américaines estiment que cette drogue fait chaque année plus de victimes que l’ensemble des guerres du Vietnam, d’Irak et d’Afghanistan réunies. Il est bien sûr plus rentable et simple d’exporter clandestinement 50 grammes de fentanyl que 10 kilos d’opium ou 100 kilos de marijuana. Et il est bien plus simple aussi de prôner, comme le fait Sheinbaum, une politique « d’apaisement » que de déclarer la guerre aux gangs alors que la grande majorité des crimes et délits commis au Mexique ne sont jamais punis. Son laxisme est assez confondant. Durant la campagne, son adversaire Xóchitl Gálvez s’avérait plus volontariste en prônant une ferme répression des groupes criminels.

Une puissance éducatrice

Le troisième chapitre concerne l’éducation, le projet le plus abouti et ambitieux de ce programme électoral. Sheinbaum veut une éducation à la fois « scientifique et gratuite ». Elle déclare vouloir faire du Mexique « une puissance éducatrice, scientifique et innovatrice » en offrant des bourses « universelles » aux étudiants et en donnant des « salaires justes » aux enseignants. Hélas, elle oublie de mentionner, là aussi, le budget nécessaire à tant de générosité.

Une économie « sociale »

Cette générosité s’exprime aussi dans le domaine économique, quatrième priorité et défi de Claudia Sheinbaum. Elle déclare vouloir donner à son programme « une orientation sociale » avec, comme annonce phare, une hausse de 110 % du salaire annuel minimum, une mesure populiste qui risque de freiner les embauches, d’augmenter le chômage et d’aggraver la croissance du secteur informel dans un pays où les pauvres constituent 36,3 % de la population[2]. En contrepartie, elle promet une réduction drastique de la dette publique dont le pourcentage dans le PIB local, 3,7 %, devrait faire rêver les Français alors que la leur s’élève à 110,6 % du PIB. Claudia Sheinbaum espère la faire passer à 2,9 % à l’horizon 2029, afin, dit-elle, de libérer des ressources pour des objectifs prioritaires. Mais un tel effort réduirait de presque 30 % le PIB[3]. D’autre part, une urgence s’annonce, celle de Pemex, une entreprise publique du pétrole, mal gérée, comptant un nombre pléthorique d’employés, et qui enregistre une dette de 1 000 milliards de dollars, un problème pour les finances publiques alors qu’un cinquième de celles-ci est consacré au financement des retraites, sans parler de l’allocation universelle de 6 000 pesos (303 euros) généreusement offerte tous les deux mois aux plus de 65 ans par López Obrador depuis 2019. Ce dernier avait déjà chargé la barque financière en doublant le salaire minimal que la nouvelle présidente voudrait encore augmenter. Ajoutons que depuis la victoire électorale de Sheinbaum, le peso mexicain a perdu 10 % de sa valeur face au dollar américain.

Jeune femme, Claudia Sheinbaum détestait le président Carlos Salinas de Gortari, un chauve moustachu fier d’un budget en excédent, des coffres de la Banque centrale remplis de devises, et de la chute brutale de l’inflation. Il s’apprêtait, le 17 décembre 1993, à signer l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), réunissant le Canada, les États-Unis et le Mexique. Ce fut une grande affaire. Soudain, le Mexique, pays nationaliste et pauvre, allait s’exposer à la concurrence des gringos venus du nord. Certains – plus précisément la droite et le patronat – étaient ravis, espérant de nouveaux investissements et des salaires en hausse. À gauche, la colère domina, que partagea la jeune Claudia. Un sénateur socialiste posa une affiche sur la porte de son bureau : « Mexique à vendre ».

Trente ans plus tard, et alors qu’il est évident que l’Alena a suscité une croissance remarquable au Mexique, la présidente Sheinbaum aura la charge, en 2026, de négocier un nouvel accord avec le Canada et les États-Unis, l’USMCA. Révélant un soupçon de pragmatisme, elle n’est plus en colère, mais se méfie quand même de son grand voisin du nord qui absorbe les trois quarts des exportations mexicaines. Si Donald Trump revenait à la Maison-Blanche, il érigerait sans doute de nouveaux murs à la frontière. Certains analystes sont pessimistes, sentiment partagé par bon nombre de leurs concitoyens. Ils estiment que leur pays n’exporte qu’en raison des bas coûts du travail sur la rive sud du Rio Grande. En réalité, le Mexique, et avec lui une bonne partie de l’Amérique latine, intéresse de nombreux investisseurs en raison des tensions entre les États-Unis et la Chine.

Mais les Américains ont d’autres soucis. López Obrador, qui reste président jusqu’en octobre, veut licencier 1 600 juges fédéraux et ceux de la Cour suprême, pour les remplacer par des juges élus l’année prochaine. Amlo a déclaré que le système judiciaire était « pourri et dominé par la corruption ». Face au risque d’une grande instabilité judiciaire, les États-Unis ont fait savoir qu’ils espéraient que tous les partenaires de l’USLCA sauraient protéger les investissements étrangers.

« Tu admires leur efficacité, leur confort, leur hygiène, leur pouvoir, leur volonté, et tu regardes autour de toi et l’incompétence, la misère, la crasse, l’indolence, le dénuement de ce pauvre pays qui n’a rien te semblent intolérables » déclare le protagoniste du roman de Carlos Fuentes, La mort d’Artemio Cruz, quand il évoque les États-Unis.

La présidence de Claudia Sheinbaum ne sera pas un long fleuve tranquille.

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 [1] FT Weekend, 25-26 mars 2024.

[2] FMI : Mexico: Selected Economic Indicators, 2022–25.

[3] Institut mexicain des statistiques.

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À propos de l’auteur
Michel Faure

Michel Faure

Michel Faure. Journaliste, ancien grand reporter à L’Express, où il a couvert l’Amérique latine. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à cette zone, notamment Une Histoire du Brésil (Perrin, 2016) et Augusto Pinochet (Perrin, 2020).

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