<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Mexique. La guerre civile au quotidien

28 mars 2020

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Arrestation d'El Chapo le 8 janvier 2016, Auteurs : EFE/SIPA, Numéro de reportage : 00737060_000003.

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Mexique. La guerre civile au quotidien

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Enlèvements, disparitions, meurtres et représailles font partie du quotidien des Mexicains depuis des décennies. La hausse vertigineuse du nombre d’homicides depuis le déclenchement de la guerre contre les narcotrafiquants ensanglante le plus grand pays d’Amérique centrale dans l’indifférence quasi générale de nos médias.

L’arrestation puis l’évasion, à travers un tunnel long d’un kilomètre et demi impeccablement conçu, du plus célèbre trafiquant de drogue de la planète, Joaquín Guzmán, dit el Chapo, chef du cartel de Sinaloa, suivi de sa recapture en janvier dernier, a placé le Mexique au-devant des projecteurs. Puissance émergente riche en pétrole et en ressources naturelles, le Mexique n’est pas à un paradoxe près. Cet État fédéral, où le Président s’arroge la quasi-totalité des pouvoirs pendant les six années de son mandat, souffre d’une cohésion sociale précaire, de très fortes disparités régionales entre le centre et les périphéries d’une part ; entre le Nord, dynamique et industriel, ancré à son partenariat nord-américain (on parle de Mexamérique), et le Sud du pays rural rattaché historiquement et culturellement à l’Amérique centrale (la Mésoamérique) d’autre part.

 

La déclaration de guerre

Mal élu en 2006 avec un minuscule écart de 0,58 %, le président conservateur Felipe Calderón du Parti de l’Action Nationale (PAN) prit, dix jours seulement après son investiture, une décision lourde de conséquences en axant sa politique sur la sécurité nationale.

Jusque-là, la violence était concentrée autour des groupes de narcotrafiquants qui sévissaient dans une grande partie du pays tout le long de la Mésoamérique. D’abord résiduelle dans les années 1970, la violence a crû avec la hausse des revenus générés par le transit de la drogue (cocaïne, héroïne, marijuana…) en provenance de la zone andine (Colombie, Pérou). Sans en mesurer les conséquences et encouragé par Washington et son département anti-drogue (la Drug Enforcement Administration – DEA), le Président Calderón a ouvert la boîte de Pandore de la violence en déclenchant une guerre sans merci contre les différents cartels qui se disputent le contrôle de la production et de la distribution de la drogue le long de cette autoroute de la cocaïne qui relie le Mexique aux États-Unis.

Dépassé par le pouvoir accru des narcotrafiquants, qui profitent de la pauvreté pour acheter la complicité de la police locale et recruter des jeunes en grand nombre, Calderón s’est vu contraint en décembre 2006 d’envoyer l’armée dans les rues afin de reprendre le contrôle de plusieurs régions du pays au risque de transformer plusieurs villes mexicaines en théâtres de combats de rue dignes d’une guerre civile. C’est ainsi que le nombre d’homicides annuel attribués à des organisations criminelles est passé de 2 000 en 2006 à 15 000 en 2010. Six ans plus tard, à la fin du mandat de Calderón, le bilan était de 121 613 tués, 12 990 disparus et 160 000 déplacés [simple_tooltip content=’http://www.internal-displacement.org/publications/2012/new-publication’](1)[/simple_tooltip].

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Un conflit de haute intensité

Selon le classement de l’université d’Uppsala, le Mexique est considéré comme un pays en conflit interétatique depuis 1989, avec une escalade entre 2006 et 2011. Un pays installé dans un cercle vicieux où la production de drogue engendre le chaos et l’insécurité mais aussi la défiance envers les institutions étatiques. Depuis 2006, on ne compte plus les atteintes aux droits de l’homme, les enlèvements contre rançon et les charniers de corps démembrés.

Transformé en terrain de jeu pour le crime organisé, le Mexique est-il en train de devenir un État failli ? Voire un narco-État comme la Guinée Bissau en est l’archétype ? Certains signaux valident cette hypothèse. Tout d’abord l’existence d’institutions étatiques (justice et police) profondément gangrenées par la corruption, dont les déficiences profondes (impunité, enquêtes bâclées…) entraînent une défiance croissante envers l’État central. Pis ! Mexico serait désigné comme responsable de certaines disparitions et exactions commises par son armée.

Pourtant, les narcotrafiquants n’ont pas encore pris le pouvoir à Mexico, les institutions fonctionnent, des contre-pouvoirs dont celui des médias existent sans oublier l’activisme de la société civile. En témoigne l’épisode tragique d’Iguala en 2015 : 43 étudiants contestataires y avaient été arrêtés par la police, à l’initiative du maire de la ville, semble-t-il, puis livrés à un groupe mafieux et très probablement massacrés. Le scandale, énorme, a contraint le gouverneur de l’État du Guerrero à la démission. Parfois des groupes d’autodéfense composés de civils se forment, ainsi en 2013, afin de lutter contre les extorsions perpétrées par le cartel des Chevaliers Templiers implanté dans les régions du Michoacán et de Guerrero.

 

Un Président paralysé

Si la firme pétrolière mexicaine (Pemex) employait 142 976 salariés en janvier 2016 (10 000 de moins qu’en 2014), l’industrie de la drogue emploie au Mexique un demi-million de personnes. Les groupes narcotrafiquants armés sont au nombre de 30 000 (gardes du corps, combattants de rue, tortionnaires etc.). Dirigé par el Chapo, le cartel de Sinaloa, le plus grand cartel de drogue international du monde, a tous les traits d’une multinationale. Sa zone d’influence s’étend sur 17 des 31 États mexicains, il exporte de la cocaïne en provenance de Colombie vers 43 pays, détient un tiers du marché de ce produit aux États-Unis. Le chiffre d’affaires des cartels mexicains oscille entre 300 et 1 000 milliards de dollars par an. Cet argent est blanchi, placé sur des comptes basés dans des paradis fiscaux en Asie et au Moyen-Orient ou rapatrié en liquide au Mexique – souvent via le système international. Une partie est recyclée dans l’économie réelle par l’entregent de responsables politiques corrompus (maires de grandes villes, gouverneurs).

La collusion entre le monde du crime et les hautes sphères du pouvoir politique mexicain est une réalité profondément ancrée dans l’héritage d’un siècle de gouvernance du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI). La victoire de Vincente Fox, candidat conservateur du PAN en 2000, mit fin au monopole d’un parti qui entretenait jusque-là des relations incestueuses avec les trafiquants de drogue et les contrebandiers. En témoigne le cas notable du frère de l’ancien président Salinas de Gortari (1988-1994), compromis avec les narcotrafiquants.

Avec la défaite du PRI en 2000, c’est tout un équilibre qui est rompu. Le bras de fer entre l’État central, aux mains du PAN, et les gouverneurs, à majorité PRI, permet aux cartels de jouer les uns contre l’autre. En même temps, la demande en provenance du voisin nord-américain augmente, la mise en place de l’ALENA facilite les transferts et la voie caribéenne d’exportation des stupéfiants depuis la Colombie périclite. Tout converge pour faire du Mexique une plaque tournante du commerce de la drogue.

À partir de 2006, Mexico table sur une stratégie de division des cartels pour mieux les affaiblir. Or, loin de mettre fin à leurs activités, la guerre a ouvert la voie à de sanglantes luttes entre les cartels dont les premières victimes furent les civils pris entre deux feux. Résultat, de six cartels opérant au Mexique en 2006, ils étaient passés à une douzaine quatre ans plus tard, sans parler des quelque 60 organisations criminelles en activité. En 2010, les cartels dont celui de Sinaloa déclarent la guerre à l’État fédéral, le pays est plongé dans une situation de guerre asymétrique non conventionnelle. Les narcotrafiquants s’infiltrent au sein des populations locales et parviennent à recruter parmi les services de police. Cette âpre lutte pour le contrôle des territoires s’accompagne de prises en otage et de spoliations qui accélèrent la déstructuration de la société et de l’économie.

Dans ce contexte, le nouveau président du PRI, Enrique Peña Nieto, élu en 2012 sur un programme d’assainissement de la vie politique à tous les niveaux (national, fédéral et local), voit ses marges de manœuvre sérieusement compromises. Contraint de composer avec les gouverneurs et caciques locaux corrompus (membres de son parti), il est paralysé par les différentes législations variant d’un État à un autre. Tandis que l’armée s’enlise et multiplie les bavures (arrestations arbitraires, enlèvements, viols…), la cote de popularité de Peña Nieto s’effondre pour atteindre 34 % d’opinions favorables. Un fait sans précédent depuis douze ans.

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Une société pénétrée par la violence

La violence structurelle et de basse intensité que connaît le plus grand pays d’Amérique centrale est pourtant bien antérieure à l’apparition des cartels. Par le passé, la guerre d’indépendance contre l’Espagne qui s’est déroulée entre 1810 et 1821 avait fait 200 000 morts tandis que la révolution mexicaine (1910-1917) avait fauché près d’un million de vies.

Aujourd’hui la violence trouve de nouvelles formes d’expression toujours plus cruelles et sanguinaires. Le cadavre des victimes décapitées, démembrées ou écorchées devient un instrument de guerre pour semer une terreur collective et envoyer des messages aux cartels rivaux. Parallèlement, la pénétration d’armes toujours plus lourdes importées des États-Unis bouleverse les rapports de force entre les groupes criminels et l’armée. Les cartels se modernisent profitant de l’usage de technologies de communication de pointe.

Cette violence s’accompagne aussi de l’émergence de nouvelles identités culturelles imprégnées des codes que véhiculent les cartels. C’est le cas de la musique, des telenovelas, mais aussi du film hollywoodien inspiré du personnage de Sandra Avila Beltran, surnommée la « Reine du Pacifique » [simple_tooltip content=’http://fusion.net/story/46458/mexico-frees-narco-femme-fatale-who-inspired-hollywood-and-telenovelas/’](2)[/simple_tooltip]. De la même façon, les narco-corridos (« ballades de la drogue ») glorifient le mode de vie des narcotrafiquants en les comparant aux combattants de la révolution mexicaine de 1910. Alors que l’État peine à créer un roman national dans lequel les Mexicains du nord au sud se reconnaîtraient, les criminels affichant une insolente richesse sont souvent considérés comme des héros.

Palliant les carences de l’État fédéral, le cartel de Sinaloa contribue pour sa part à l’accaparement des ressources pour mieux les distribuer au sein des populations qu’il contrôle. Il contribue ainsi au financement d’aides sociales diverses (nourritures, soins médicaux) mais aussi à l’entretien des routes indispensables dans cette région montagneuse. Les narcotrafiquants ont acheté toute une clientèle. À telle enseigne que el Chapo avait au moment de sa seconde évasion acquis une réputation de « Robin des Bois » dans le folklore mexicain.

 

L’internationale de la drogue

Les liens entre les mafias colombiennes et mexicaines remontent aux années 1980 depuis que les narcotrafiquants mexicains ont revu à la hausse le volume de la cocaïne qu’ils achètent à leurs partenaires mexicains pour les réexporter vers les États-Unis. Toutefois, ce commerce bilatéral prend une nouvelle dimension dès le début des années 2000 à mesure que les relations entre le cartel de Sinaloa et les FARC de Colombie s’intensifient. D’autres cartels mexicains ont entretenu des relations étroites avec les mafias colombiennes à l’instar de Los Zetas proche de l’organisation criminelle colombienne la Oficina de Envigado.

Le 7 avril 2015, les Mexicains apprennent l’arrestation de l’émissaire du Chapo en Colombie : Héctor Coronel. De Colombie, l’envoyé du Chapo ramenait la drogue et les armes achetées aux Colombiens au Mexique d’abord par voie terrestre via l’Équateur, puis par bateau dans le Pacifique. Des liaisons aériennes étaient également effectuées par des avionnettes de tourisme. Les FARC vendent par ailleurs aux Mexicains divers types d’armes (lance-roquettes, RPG, des grenades et fusils d’assaut). Les enquêtes menées conjointement par les services colombien et mexicain ont établi l’existence d’échanges d’« expertise » en matière d’extorsion et de séquestrations !

L’enjeu pour le cartel de Sinaloa consiste à pérenniser sa présence permanente en Colombie afin de contrôler la qualité et la quantité de la production de cocaïne dans les laboratoires tenus par les FARC. Les narcotrafiquants ont ainsi procédé à l’achat de franchises en Colombie afin d’avoir la main sur tout le processus de la production à la distribution en toute sécurité.

Une relation gagnant-gagnant pour les deux parties puisque les Colombiens perçoivent ainsi une nouvelle rente à moindre coût en profitant de la logistique des cartels mexicains tandis que les Mexicains réalisent des économies conséquentes en termes de coût de la production… Ainsi fonctionne le grand marché de la drogue.

À propos de l’auteur
Tigrane Yégavian

Tigrane Yégavian

Chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), il est titulaire d’un master en politique comparée spécialité Monde Musulman de l’IEP de Paris et d’une licence d’arabe à l’INALCO. Après avoir étudié la question turkmène en Irak et la question des minorités en Syrie et au Liban, il s’est tourné vers le journalisme spécialisé. Il a notamment publié "Arménie à l’ombre de la montagne sacrée", Névicata, 2015, "Missio"n, (coécrit avec Bernard Kinvi), éd. du Cerf, 2019, "Minorités d'Orient les oubliés de l'Histoire", (Le Rocher, 2019) et "Géopolitique de l'Arménie" (Bibliomonde, 2019).

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