Quelques courtes semaines avant l’anniversaire du début de la bataille d’Angleterre, la bataille aérienne la plus importante de l’histoire qui s’est déroulée sur quatre mois, les éditions Tallandier ont fait paraître une nouvelle version écourtée des Mémoires de guerre de Churchill. Le prix Nobel de littérature 1952 y déroule toute sa verve, son talent littéraire, son sens de l’héroïsme et de l’histoire qu’il a constamment côtoyé. Un monument à découvrir ou revisiter comme nous y invite son traducteur et présentateur François Kersaudy, grand churchillien devant l’éternel, à l’érudition sans faille.
En juin 1936, lors d’un débat particulièrement houleux aux Communes, le député Churchill lance au Premier ministre Stanley Baldwin : « L’histoire dira que vous avez eu tort dans cette affaire… Et si j’en suis certain, c’est parce que c’est moi qui l’écrirai ! » Dont acte. Une fois la guerre venue, personne en Grande-Bretagne ne doute sérieusement du fait que Winston Churchill s’en fera l’historien : on le sait aussi habile à manier la plume que le sabre et le pistolet. Personne depuis 1895 n’a été capable de restreindre cet écrivain compulsif , chacun connaît sa fascination pour l’histoire, et au début des années vingt, il a déjà rédigé six prodigieux volumes sur la Grande Guerre, qu’Arthur James Balfour qualifiait perfidement de « brillante autobiographie de Winston déguisée en histoire de l’univers ».
Le ministre écrivain
Il est déjà l’auteur de quatorze ouvrages avant la Seconde Guerre mondiale. Une fois devenu Premier ministre, les fonctionnaires du Foreign Office et du War Office qui reçoivent l’une de ses célèbres notes inquisitrices et comminatoires s’écrient déjà : « Encore une pour les Mémoires ! » Après avoir été désavoué par les électeurs en juillet 1945 avec la longue période de loisir forcé qui s’annonce, l’écriture reprend ses droits… A-t-on déjà vu un homme doté d’un si beau style entamer la narration de si grands événements après avoir occupé de si hautes fonctions ? Il y a Jules César, bien sûr, et le général de Gaulle, certainement.
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En tant que mémorialistes, du reste, Churchill et de Gaulle ont bien des points communs. Le Général commence à rédiger ses Mémoires en 1953, au moment où Churchill a pratiquement achevé les siens. Tous deux ont le même sens de l’histoire, le même patriotisme intransigeant, la même hauteur de vues, la même maîtrise du style, le même besoin de justifier leur action ,le même souci de faire œuvre d’historien, le ,même accès privilégié aux archives de leur pays, la même espérance d’un prochain retour au pouvoir…Les ressemblances s’arrêtent là : si de Gaulle rédige en solitaire, Churchill, lui, travaille en équipe : ce sont ses « assistants »qui se chargent de la recherche, puis de la rédaction des grandes lignes de chaque chapitre, sur la base des documents d’archives et des souvenirs dictés à toute allure par le grand homme – qui entreprend ensuite de « churchilliser » l’ensemble.
Un ouvrage collectif
Son mode de rédaction est très peu orthodoxe : il travaille généralement depuis le fond de son lit, avec une perruche sur la tête, un chat sur les genoux et un caniche sur les pieds ; les documents qui lui sont nécessaires s’entassent dans sa cave, souvent mélangés à ses cahiers d’écolier ou empilés jusqu’au plafond autour du poêle à mazout, le tout au grand effarement de son archiviste. On lui monte les liasses, il les rature, découpe ce qui l’intéresse, jette le reste… Et puis, à la différence du général de Gaulle, qui tient essentiellement au secret et ne lit certains passages qu’à de rares familiers, Churchill envoie ensuite tous ses chapitres aux « experts » pour commentaires et révision : vingt, trente, quarante généraux, ministres, parlementaires, diplomates, historiens, y compris bien sûr tous ses collègues, subordonnés et acolytes des temps de guerre. Ces Mémoires de guerre, c’est du plus pur Churchill, mais c’est aussi une œuvre collective à plus d’un titre !
Ce n’est pas la fin du processus : chaque page est ensuite « censurée » par son épouse, ses amis, ses assistants, ses anciens collègues, le Foreign Office, le ministère de la Guerre, le MI 5, le roi, le gouvernement et le général Eisenhower… Conçoit-on un seul instant Charles de Gaulle acceptant une censure ? Et puis, il y a l’autocensure : en tant que chef de l’opposition conservatrice, Churchill est soucieux de ménager les caciques de son parti et, en prévision de son retour aux affaires, il ne peut exposer franchement certains faits de guerre sans risquer de mécontenter les Américains, les Français, les Soviétiques, les Allemands, les Polonais, les Canadiens, les Chinois, les Australiens et les Yougoslaves. Pour ne froisser personne, les controverses sont donc estompées, les propos modérés, les désaccords gommés et les documents d’époque expurgés – en sus de quoi il faut respecter l’Official Secrets Act, qui interdit de mentionner l’existence d’Ultra 2 et de quelques autres lourds secrets de la guerre.
Faire et écrire l’Histoire
Le résultat ? The Second World War : sept années de labeur collectif, six volumes, trois mille pages. Une épopée narrée comme un conte, avec une documentation surabondante, des envolées lyriques, des clins d’œil au lecteur, des poèmes parfois, des citations de la Bible ou de Shakespeare souvent, des excursions aux quatre coins du monde en guerre , un humour omniprésent et surtout d’admirables phrases cadencées, où transparaît nettement l’influence de Gibbon et de Macaulay : « C’est ainsi que la malveillance des méchants se renforça de la faiblesse des vertueux ».
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Dès le premier volume, paru en 1948 des deux côtés de l’Atlantique, le succès est immense – et bien compréhensible : trois ans seulement après la guerre, le lecteur découvre à la fois les coulisses du conflit, le processus de décision au sommet de l’État et des centaines de documents confidentiels auxquels il n’aurait normalement eu accès qu’une trentaine d’années plus tard. Et puis enfin, c’est la narration des exploits de l’un des trois plus grands hommes d’État du siècle, par l’un des trois plus grands écrivains anglais de l’époque… Jusqu’à la publication du sixième volume, paru en 1954, le succès ne se démentira pas, l’ensemble sera traduit en onze langues, publié intégralement dans quinze pays et partiellement dans vingt-cinq autres, et il atteindra des millions de lecteurs dans le monde entier.
Le premier tome avait mené le lecteur de la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’au début de la Seconde C’est que Winston Churchill, tout comme Charles de Gaulle, était persuadé qu’il existait une continuité absolue entre ces deux grandes conflagrations du XXe siècle. Le présent tome reprend donc la narration au milieu de l’année 1941, pour la mener à son terme en août 1945. Depuis les premiers épisodes, le mode de rédaction très personnel de l’auteur n’a guère varié, mais trois éléments au moins sont venus changer substantiellement la donne : d’une part, Churchill aborde désormais une période de guerre véritablement mondiale, avec l’entrée dans le conflit de l’URSS et des États-Unis, ce qui l’oblige à traiter de stratégies et de batailles dont il n’a pas eu directement connaissance ; d’autre part, au cours des années 1949 et 1950, alors que le gouvernement travailliste de M. Attlee peine à redresser le pays, les perspectives de retour au pouvoir des conservateurs se précisent, de sorte que l’écrivain Churchill doit bien souvent s’effacer devant le chef de l’opposition du même nom ; enfin, notre illustre guerrier-auteur-politicien a eu en 1949 un nouvel accident vasculaire qui l’a contraint à se ménager, tout en laissant planer un doute sur sa capacité à terminer l’immense œuvre d’historien entreprise deux ans plus tôt.
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La version française de The Second World War est parue presque simultanément aux éditions Plon, sous le titre Mémoires sur la Deuxième Guerre mondiale. Cette simultanéité même a obligé l’éditeur à mobiliser rapidement de nombreux traducteurs, ce qui a donné entre 1948 et 1954 douze volumes de qualité très inégale. La version française de ses Mémoires de Guerre, depuis longtemps épuisée, ne se trouve plus qu’à l’état de tomes dépareillés chez les bouquinistes. La version abrégée, elle, n’a jamais été publiée en France, et c’est cette lacune que les éditions Tallandier ont entrepris de combler au moyen du présent ouvrage en deux volumes. On y trouvera intégralement l’œuvre compacte telle qu’elle avait été mise au point en 1959, une traduction aussi fidèle que possible de l’original churchillien, ainsi que quelques commentaires destinés à corriger les omissions, exagérations, approximations et improvisations qui sont inévitables chez tout homme d’exception ayant entrepris de faire l’histoire et de l’écrire à la fois.