Le 1er octobre 2024, celui qui fut Premier ministre des Pays-Bas pendant quatorze ans, un record, prendra les rênes du secrétariat général de l’OTAN. Un poste sur mesure pour ce fidèle soldat de la présence militaire américaine en Europe.
Article paru dans la Revue Conflits n°53, dont le dossier est consacré au Moyen-Orient.
Malgré la défaite de son parti libéral (VVD) aux élections législatives de novembre 2023, la presse occidentale s’est félicitée du choix de Mark Rutte, entériné à l’unanimité le 26 juin 2024, par les 32 ambassadeurs des pays membres du conseil de l’Atlantique Nord, la représentation politique de l’OTAN. Après Jens Stoltenberg, Anders Fogh Rasmussen et déjà un Néerlandais, Jaap de Hoop Scheffer, c’est à nouveau une personnalité de la mer du Nord qui occupera le siège de l’OTAN à Bruxelles. Cette continuité fait qu’on peine à discerner les nuances de gris qui distinguent ces personnalités sérieuses et efficaces, mais un peu ternes. « Mark est un vrai défenseur des relations transatlantiques, un dirigeant fort et un bâtisseur de consensus » a d’ailleurs salué son prédécesseur Jens Stoltenberg sur le réseau social X.
Le poste de secrétaire général de l’OTAN, essentiellement représentatif et diplomatique, est traditionnellement attribué à un dirigeant européen, tandis que le centre opérationnel de l’alliance atlantique, le commandement militaire, est réservé au général américain commandant les forces du Pentagone en Europe.
Mais depuis le départ de Javier Solana en 1999, les pays latins ne sont plus représentés au plus haut niveau politique de l’alliance atlantique. L’Europe méditerranéenne est reléguée aux seconds rôles comme si les États-Unis voulaient recentrer l’OTAN sur sa mission première : contrer la Russie à l’est et dans l’Atlantique Nord. Le profil du nouveau secrétaire général de l’OTAN peut nous éclairer sur ce choix.
« Mark Teflon »
Né le 14 février 1967 à La Haye, Mark Rutte est le benjamin d’une famille protestante réformée, recomposée et nombreuse. Son père travaillait dans le commerce international en Indonésie et fut éprouvé par l’occupation japonaise puis par la décolonisation, et sa mère était secrétaire. Après des études d’histoire à la prestigieuse université de Leyde et un engagement précoce et fulgurant chez les jeunes libéraux (JOVD) dont il prend la tête, Mark Rutte entre chez le géant de l’agroalimentaire anglo-néerlandais Unilever. À force de travail, il se hisse en 2002 jusqu’à la direction des ressources humaines d’une de ses anciennes filiales IgloMora Groep, spécialiste des surgelés et connu pour ses poissons panés Captain Iglo. Il a déjà le profil du parfait haut dirigeant international, froid et solitaire. Mais cette année-là, il est rappelé par son parti pour devenir ministre adjoint des Affaires sociales et de l’Emploi, sans même être élu.
En 2006, il prend la tête des libéraux néerlandais (VVD) et en 2010, il remporte les élections grâce à un discours résolument critique de l’Union européenne et de l’immigration.
La reine Beatrix le nomme Premier ministre, avec le soutien du populiste Geert Wilders et des centristes. Les observateurs commencent à scruter la personnalité de ce célibataire endurci. « Je n’ai pas le temps de draguer », déclare celui qu’on appelle parfois « Mark Teflon » à une chaîne de télévision qui souhaitait monter un programme de téléréalité pour le marier. Car tous les scandales politiques glissent sur sa peau sans jamais l’atteindre. Et c’est en vain que la presse a cherché des fragilités dans la vie privée de Mark Rutte. S’il a été marqué par la mort de son frère Wim du sida et que l’homosexualité n’est pas taboue dans sa famille, il a dû assurer dans un long entretien à « Zomergasten », le programme phare de la chaîne néerlandaise VPRO, qu’il n’était pas gay. Il a déploré que « le dernier tabou aux Pays-Bas est de vivre seul ». Filmé à son insu en train de passer la serpillère dans le hall du Parlement après avoir renversé son café, il gagne sa réputation d’homme simple et honnête. Tous les vendredis, il continue à donner des cours d’éducation civique au lycée local.
La crise du Covid renforce encore son image de rigueur et d’homme d’État tout entier dévoué à la vie publique. Il refuse d’ouvrir les vannes budgétaires de l’Union européenne et mène la fronde des « frugaux ». Cette coalition semble ressusciter la Ligue hanséatique et s’oppose aux dérapages budgétaires de leurs partenaires du sud emmenés par la France d’Emmanuel Macron. Le souci de paraître exemplaire est tel chez le Premier ministre des Pays-Bas qu’il ne se rend pas au chevet de sa mère en 2020 qui décède naturellement à 96 ans lorsque les maisons de retraite sont encore interdites aux visites.
Discret et sachant négocier les compromis nécessaires à la conduite d’une coalition hétéroclite, Mark Rutte a toujours su manœuvrer habilement pour se maintenir au pouvoir.
« Rutte a été assimilé au cours de sa carrière à un caméléon. Chaque coalition était dissemblable. En 2010, il a associé l’extrême droite et les chrétiens-démocrates, il avait une politique plutôt antieuropéenne, puis il a intégré les sociaux-démocrates au gouvernement », analyse l’historien politique Felix Klos.
En juillet 2023, il annonce sa démission surprise du gouvernement quand sa coalition parlementaire se déchire sur la politique d’asile. Il annonce se retirer de la vie publique et ne se représente pas aux élections anticipées de novembre. En réalité, Mark Rutte vise déjà la succession de Jens Stoltenberg à l’OTAN. Mais il doit encore patienter un an et expédier les affaires courantes, le temps qu’un nouveau gouvernement soit formé début juillet 2024, huit mois après la victoire de Geert Wilders. Jens Stoltenberg est donc prolongé une seconde fois, le temps que Mark Rutte puisse se libérer de sa charge de Premier ministre.
L’homme qui murmurait à l’oreille de Trump
Soutien indéfectible de la politique américaine en Israël et en Ukraine, Rutte a fait, sans surprise, un sans-faute pour mener à bien sa candidature. Même sous l’administration Trump, il avait convaincu ses partenaires européens de soigner leur relation avec Washington et de fournir un effort budgétaire supplémentaire pour garantir définitivement la présence du protecteur américain sur le sol européen. Même les Pays-Bas de Mark Rutte ont fini par respecter cette année l’engagement, pris en 2014 par les pays de l’OTAN, de consacrer plus de 2 % de leur produit intérieur brut (PIB) aux dépenses militaires. Le très économe Mark Rutte a par ailleurs été en pointe de l’effort budgétaire en faveur de l’Ukraine et a signé un chèque de 3 milliards d’euros d’assistance militaire sur dix ans. Cette surprenante générosité financière s’est concrétisée par le don à Kiev d’avions de combat F-16, une décision qualifiée d’« historique » par le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Ce geste, qui s’ajoute aux 52 F-35 de Lockheed-Martin commandés par ses différents gouvernements, a définitivement convaincu Washington de confier à Mark Rutte les clés du secrétariat général de l’OTAN.
La candidature rivale du président roumain, Klaus Iohannis, soutenue par Victor Orban jusqu’au printemps 2024, n’était qu’un leurre et n’a jamais été prise au sérieux. Le Premier ministre hongrois a monnayé son droit de veto. En échange de son ralliement à la candidature de Mark Rutte, la Hongrie reste exonérée de tout soutien budgétaire et militaire à l’Ukraine.
L’engagement atlantiste de Mark Rutte lui a valu dans le passé le qualificatif de Trump Whisperer (« l’homme qui murmure à l’oreille de Trump ») et l’administration Biden lui est reconnaissante d’avoir su maintenir les relations transatlantiques pendant quatre ans.
Apprécié des démocrates comme des républicains à Washington, Rutte offre toutes les garanties aux caciques du Pentagone et du département d’État.
Le très expérimenté chef de gouvernement néerlandais est l’habile diplomate qui saura regrouper tous les vassaux européens sous la bannière des États-Unis, même dans l’hypothèse d’un second mandat de Donald Trump. « Votre leadership et votre expérience seront cruciaux pour l’Alliance durant cette période difficile », s’est d’ores et déjà félicitée la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, fidèle avocate du renforcement des liens stratégiques entre l’UE et l’OTAN et de l’entrée de l’Ukraine dans l’alliance atlantique. Rutte sera-t-il aussi habile et manœuvrier pour parrainer avec l’aide des États-Unis un traité de paix entre la Russie et l’Ukraine ? Il dispose désormais d’un mandat de quatre ans pour y parvenir.
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