Fin de la guerre d’Algérie. L’album souvenir d’Historia

19 mars 2022

Temps de lecture : 6 minutes

Photo : Le ministre d'Etat Louis Joxe, chargé des affaires algériennes, et Jean Morin, délégué général en Algérie, arrivent au château de Lugrin (Haute-Savoie). 20/07/1961

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Fin de la guerre d’Algérie. L’album souvenir d’Historia

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Voici un demi-siècle, la série « Guerre d’Algérie » d’Historia Magazine a poussé dans le sillon creusé par Yves Courrière et marqué son époque. Un gros volume en offre aujourd’hui des morceaux choisis. S’agit-il d’une sélection d’articles passés à l’épreuve du temps, d’une vulgate illustrée, d’un objet souvenir ?

Présenté par Philippe Labro et Tramor Quemener, La guerre d’Algérie en direct – Les acteurs, les événements, les récits, les images, Paris, Historia – éditions du Cerf, 2022, 502 p.

Le « direct » de cette histoire comptant quelques décennies, le titre de l’ouvrage peut paraître abusif, mais on comprendra que l’éditeur a voulu renouer avec une entreprise qui, elle, était au début des années 1970 en relation avec un passé proche.

C’était l’époque d’entreprises qui n’ont plus cours aujourd’hui. Entre janvier 1971 et avril 1974, les éditions Tallandier ont produit cent douze livraisons d’une revue consacrées à la guerre d’Algérie, que prolongeaient seize hors-séries. On admira la richesse de la documentation, la diversité des témoignages, la qualité des illustrations, clichés d’agences de presse et photos de lecteurs. Chaque mois, Historia mettait en vente les diapositives des plus belles images et, en 1974, un album de photos-souvenirs du contingent enrichit la collection (les anciens d’Algérie formaient son lectorat le plus fidèle).

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L’équipe chargée de la publication était nombreuse et comptait plusieurs membres extérieurs à la maison. Ce n’étaient pas seulement des comparses : le général Beaufre conseillait la direction et Marie Elbe, l’une des meilleures journalistes d’Algérie, était adjointe au rédacteur en chef. Durant toute l’aventure, Yves Courrière avait dirigé l’entreprise.

Un prolongement du best-seller d’Yves Courrière

Sans goût pour les études, Yves Courrière rêvait d’être chansonnier. À vingt ans, un coup de pouce de Jean Nohain et de Gilbert Cesbron le place à Radio Luxembourg. Deux ans plus tard, mobilisé, il sert au service de presse de Chaban-Delmas à Paris (Chaban est alors ministre de La Défense), puis il est affecté dans l’Ouarsenis comme 2e classe et il achève son temps à Alger, toujours dans un bureau. Démobilisé au printemps 1960, il retrouve sa place à la radio et fait de la télévision comme présentateur des « Dossiers de l’écran ».

Café kabyle

Il obtient le prix Albert-Londres en 1966 pour un reportage au Pérou. Deux ans plus tard, il publie chez Fayard les Fils de la Toussaint, préfacé par Joseph Kessel. « Tel qu’il est conçu, sans passion, sans le moindre esprit partisan, ce livre prouve que l’on peut aujourd’hui commencer à écrire la délicate histoire d’un drame qui provoqua tant de souffrances et de divisions », s’enthousiasme Le Monde[1]. L’année suivante, le quotidien salue Le Temps des léopards : « La technique […] si parfaite, le récit si vivant, les dialogues […] à ce point vraisemblables, sinon, toujours scrupuleusement authentiques, que l’on croit réellement  » assister  » aux scènes qui se succèdent[2]. » Les deux derniers volumes moissonnent autant d’hommages.

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Entre 1968 et 1971, Courrière mène à bien une œuvre qui aurait demandé dix bonnes années à un historien confirmé. Après cela, il ne publiera plus jamais d’ouvrage historique. Il noircira quelques milliers de pages dans différents domaines, — roman, biographie, gastronomie —, dont les lecteurs de sa Guerre d’Algérie seraient en peine de citer un seul titre — une biographie de Kessel, peut-être ?

Pourtant, Courrière qui s’est toujours présenté comme un grand reporter, un héritier de Rouletabille et Tintin, a joué un rôle déterminant dans la façon d’écrire l’histoire de la guerre d’Algérie. Comme ceux de Lucien Bodard pour l’Indochine, ses livres ont mis en place des séquences et un plan de narration qui se sont imposés aux publications suivantes.

Fossilisation d’un récit

La compilation que publient aujourd’hui les éditions du Cerf est introduite par Philippe Labro, qui parle de sa jeunesse, et par Tremor Quemener qui présente le volume et résume chacun des dix « chapitres » qui rassemblent les textes choisis. Il fournit peu de précisions concernant l’original ; la collaboration constante du général Beaufre n’est pas citée, pas plus que celle des officiers qui avaient fourni articles, documents, photos et la matière de numéros entiers — Jean Pouget, Alain Léger, Roger Trinquier, Jean Assémat, Georges Oudinot… Et on ne saura rien des critères qui ont déterminé le choix des textes figurant dans le volume.

La présentation des chapitres offrait l’occasion d’actualiser une narration datant d’un demi-siècle et que des historiens ont mis à mal[3]. Il n’en a rien été. Ainsi, le terrorisme dans Alger est toujours présenté comme la conséquence d’un premier attentat des activistes de l’Algérie française[4]. Les massacres du 20 août 1955 sont « une nouvelle insurrection[5]». Les désertions et les protestations des rappelés, dont l’impact a été modeste, sont évoqués avec insistance[6]. Les articles concernant les barbouzes présents à la fin de la guerre ne sont pas l’occasion d’évoquer l’ouvrage du commissaire Le Doussal qui a renouvelé le sujet[7]. Des erreurs factuelles corrigées depuis longtemps sont répétées[8]. Les attentats du FLN en métropole qui avaient décidé de « porter la guerre en France » se sont étendus au-delà du seul mois d’août 1958[9]. Et, bien évidemment, ce n’est le général de Gaulle qui « lance le plan Challe », mais c’est lui qui ordonne au général en chef d’infliger à l’ALN une défaite décisive[10].

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Certaines omissions sont encore plus gênantes. Le problème de fond posé par les accords d’Evian n’est pas évoqué : face aux représentants du gouvernement français, les signataires pour le GPRA ne disposaient pas d’une autorité qui en garantirait l’application. On sait les drames qui en ont résulté. Quant au récit de la fusillade de la rue d’Isly, il exigeait au moins une mise au point pour contrebalancer le titre malséant de l’article original, « Rue d’Isly : tragique erreur de l’OAS ». Désinvolture plus fâcheuse encore à propos des massacres du 5 juillet 1962, à Oran, ainsi résumés : « Des tirs d’origine indéterminée conduisent à un déluge de feu puis à une traque des Français d’Algérie, dont une centaine sont tués[11]. » On en reste pantois.

Appauvrissement des sujets

D’autres approximations pourront faire sourire. Après la guerre, l’arrivée massive de travailleurs algériens en France aurait suscité la formation d’un « racisme structurel[12]», et l’article qui le démontre s’achève par ces mots : « Marseille est certainement la ville de France qui compte le plus d’Algériens, les seuls quartiers de Saint-André et de Saint-Henri en abritent près de 13 000… Comment pourrait-elle assimiler sans problème une telle masse de migrants[13] ? »

Dans le nombre des numéros de la revue, au lieu de ce canevas réducteur et ces bourdes gênantes, d’autres choix auraient été possibles. Historia Magazine avait révélé des affaires secrètes toujours peu connues — l’opération Cantate qui désintégra Benboulaïd ou l’embuscade qui permit de tuer Amirouche. La série avait aussi décrit les divisions qui se développaient au sein du GPRA, la politique indépendante des wilayas III et IV, le poids des dirigeants kabyles, la montée de l’Islam — tout ce qui aboutit aux affrontements de l’été 1962, puis aux coups d’État, aux assassinats politiques et à la guerre civile qui ont marqué l’histoire de l’Algérie indépendante. Un numéro spécial avait été consacré à l’opération de Bizerte (en juillet 1961), des articles avaient présenté les minorités ethniques d’Algérie, les Touaregs, les Reguibat, les Mozabites… Plusieurs textes, admirablement illustrés, évoquaient l’émancipation de la femme musulmane. L’original concédait même quelques numéros aux opérations et aux unités militaires — si l’on fait la guerre, autant parler des hommes qui la font et de leur façon de la faire. Pourquoi ne pas avoir repris certains de ces articles ?

Reproduction bâclée

La plus forte déception vient de l’apparence même d’un ouvrage qui se présente comme un bel objet. Le lecteur peut s’étonner d’un texte lourdement encré, d’encarts illisibles sans loupe, de photographies de piètre qualité[14]. L’article « Alger, 4 juin : « Je vous ai compris » est incomplet[15]. Un index des auteurs aurait été plus utile que la liste incomplète des revues[16].

En dépit de ces défaillances, l’ouvrage trouvera certainement son public. Comme il en va des bibelots produits pour le jubilé de la reine, peu importe la qualité, c’est l’appétit de commémoration qui fait la valeur de l’objet.

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[1] Le Monde, 2 juillet 1968, article signé de Philippe Herreman.

[2] Ibid., 10 juillet 1969.

[3] Le site de Guy Pervillé recense et commente ces travaux : http://guy.perville.free.fr/

[4] La guerre d’Algérie en direct, p. 167.

[5] Ibid., p. 61.

[6] Ibid., p. 61 et p. 111.

[7] Ibid., p. 367. Roger le Doussal, La Mission C, Paris, Fauves, 2020.

[8] L’opération Résurrection en Corse ne résulte pas d’une intervention des « insurgés d’Alger », elle répond à une commande passée, depuis la métropole, au 1er Choc stationné à Calvi (La guerre d’Algérie en direct, p. 219).

[9]        Ibid., p. 219.

[10]      Ibid., p. 265.

[11] Ibid., p. 415.

[12] Ibid., p. 458.

[13] Ibid., p. 483.

[14]      Ainsi, l’image du bain de foule de De Gaulle au cours de son premier voyage à Alger, en juin 1958, est totalement brouillée, p. 252.

[15]      Ibid., pp. 239-257.

[16]      Ibid., p. 498.

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À propos de l’auteur
Marie-Danielle Demélas

Marie-Danielle Demélas

Docteur d’État en histoire et professeur honoraire de l'université de Paris III.

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