Manifeste pour une diplomatie de développement de la Bretagne

6 novembre 2017

Temps de lecture : 7 minutes

Photo : Alignement de Kerlescan, Carnac (Morbihan, Bretagne, France)

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Manifeste pour une diplomatie de développement de la Bretagne

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Les événements de Catalogne ont surpris : à l’heure de la mondialisation, les régions ne sont-elles pas totalement dépassées. Les européistes expliquent que les vieux États-nations n’ont plus la taille ni les moyens de compter dans l’économie globale. Que dire alors des régions ? Les événements récents modifient profondément l’ordre mondial. Les régions, et en particulier la Bretagne, pourraient en profiter. Par Arnaud Leclercq

La Bretagne doit mettre en place de toute urgence sa propre politique d’affaires étrangères proactive en « s’imaginant » comme une entité capable de se projeter en dehors de ses frontières par ses propres moyens, c’est-à-dire comme semi-indépendante de l’Etat-nation dont elle est aujourd’hui partie intégrante. Cette « petite diplomatie » ne doit pas se faire malgré celle de la France, voire en opposition avec cette dernière, mais avec son soutien et celui de Bruxelles qui sont désormais très favorables à l’action extérieure des collectivités territoriales. Il s’agit de construire une démarche novatrice et unique dans l’Histoire de la Bretagne depuis plusieurs siècles. Tout en restant arrimée à la France et à l’Union Européenne, il lui faut tisser des liens qui ne seront pas soumis au gré des majorités politiques hexagonales mais défendre des intérêts bretons aussi bien immanents, qu’immédiats et concrets tenant compte de sa géographie, de son tissu économique particulier et de ses priorités. Elle ne se noiera pas dans une « superstructure jacobine ou bruxelloise » mais y sera connectée intelligemment.

Les raisons pour lesquelles la Bretagne doit repenser ses relations extérieures, au sein du territoire national avec d’autres régions et plus encore au-delà, s’inscrivent dans un contexte macro-économique et géopolitique singuliers. Il lui faut prendre acte de cette nouvelle réalité avec pragmatisme et ne pas s’apprêter à subir passivement une tempête sous le pavillon endommagé d’un Etat-nation politiquement et sociologiquement fracturé dont les principaux agrégats économiques sont malheureusement en berne. La Bretagne doit tirer profit de l’évolution décentralisatrice de l’Union Européenne accordant davantage de latitude aux régions. Elle se doit de mettre en place les moyens d’une coopération internationale dotée d’un véritable outil d’analyse et d’intervention efficace ciblant ses besoins directs ; d’autres grandes régions ou États de dimension modeste le font avec succès : le Québec, les Länders allemands, en Italie (Vallée d’Aoste, Frioul-Vénétie, Sardaigne…), en Espagne avec notamment la Catalogne ou encore l’Andalousie qui à elle seule dépensait avant-crise 50 millions d’euros chaque année, soit deux fois plus que toutes les régions françaises.

Changements de paradigmes économiques et géopolitiques

L’économie ainsi que la société française ont certes des atouts mais sont lestées de handicaps. Depuis longtemps et plus encore au cours des deux derniers quinquennats, des sociologues, des éditorialistes, la Cour des Comptes ou encore le dernier prix Nobel d’économie Jean Tirole ressassent les causes de son enlisement, aussi profondes que son endettement ; malgré la nouvelle présidence Macron qui se veut réformatrice, il ne faut pas attendre de miracle à court ou moyen terme et mieux vaut rester pragmatique. Si la situation s’améliore, tant mieux, mais il est raisonnable à ce stade de conserver l’hypothèse que la France est durablement fragilisée et mal armée pour aborder une prochaine crise, quelle qu’en soit la forme. Pour autant, cela ne doit pas être une fatalité pour la Bretagne.

Afin de mieux saisir les enjeux qui s’imposent, il est utile de mettre ces difficultés structurelles de l’hexagone dans un contexte plus large dont les accusés habituels que sont la mondialisation, l’immigration, Bruxelles, ou Paris… ne sont pas directement responsables. Au pire, ils aggravent éventuellement l’amplitude des dégâts. Plutôt qu’un long discours, trois schémas ci-dessous illustrent la situation.

Le premier montre que la référence des « trente glorieuses » qui ont succédé à la seconde guerre mondiale n’est plus d’actualité. Les économies développées, mais aussi les émergentes sont entrées avec la grande crise financière de 2008 dans un cycle de croissance mondiale atone et sans doute pour longtemps.

Le second schéma nous éclaire sur le vieillissement de la population accompagné d’une baisse de la productivité. Il est suffisamment parlant pour ne pas y ajouter un commentaire.

Le troisième, enfin, expose le montant gigantesque de la dette cumulée, tant privée que publique.

L’économie est caractérisée par une croissance relativement faible malgré le soutien inédit et considérable de la Banque Centrale Européenne. L’endettement est abyssal et le vieillissement de la population paraît inexorable. Cette situation est bousculée par des changements de paradigmes géopolitiques. Bien qu’elle soit excentrée, il serait naïf de croire que la péninsule armoricaine sera immunisée – directement ou indirectement – contre les grandes menaces contemporaines. Certes, elle n’y parviendra pas en solitaire, mais elle se doit de prendre en mains, à son échelle, certains aspects d’un destin international car le monde « globalisé » n’a jamais été autant interconnecté.

Nombre d’événements jugés il y a peu impensables s’accumulent et donnent l’impression que notre univers danse sur le fil du rasoir : fracture sociale grandissante entre individus et entre territoires ; faillite et même sortie de pays membres de l’Union Européenne ; montée des nationalismes ; débarquement de migrants par centaines de milliers ; attaques terroristes meurtrières touchant les grandes puissances que sont aussi bien la France, que l’Espagne, la Belgique, l’Allemagne, le Royaume Uni ou la Russie ; augmentation vertigineuse de tous les budgets militaires, à commencer par ceux des Etats-Unis, de la Chine, de l’Inde et de la Russie ; guerres asymétriques ; création d’un Etat Islamique et annexion de la Crimée… Il ne s’agit nullement ici de dresser un portrait catastrophiste mais de relater une situation parfois éloignée des préoccupations quotidiennes des Bretons mais dont les stigmates démontrent que nous vivons en direct une période de transitions majeures dont la cause est profonde.

La domination de l’Occident depuis le XVIème siècle a cessé et son modèle de société démocratique, libérale et marchande n’a plus le monopole dans beaucoup de territoires. Certains parlent de chaos géopolitique. En outre, le processus de globalisation décompose les Etats-nations qui ne sont plus le seul acteur légitime à l’international. Les équilibres mis en place à la fin de la seconde guerre mondiale puis la domination « unipolaire » des Etats-Unis depuis la chute de l’Union Soviétique s’éclipsent à vitesse exponentielle vers l’émergence de nouvelles puissances volontiers révisionnistes clamant haut et fort leur insoumission au diktat américano-européen. Ce mouvement encourage l’implosion de certaines régions. Le Moyen Orient en est une évidente manifestation mais l’on peut y ajouter l’Ukraine, le Soudan, les Balkans, le Brexit et peut-être bientôt la Catalogne et l’Ecosse. Qui sont les prochains ? Enfin, le processus d’intégration européenne créant une Union au pouvoir désormais quasi étatique institue un système de gouvernance à niveaux multiples. Tout cela est-il bien éloigné du Trégor, de l’Arrée ou du Léon ? Absolument pas si l’on considère, par exemple, que les exportations agricoles vers Moscou, plutôt que d’être interrompues brutalement auraient pu trouver une sortie légitime via la Biélorussie, pays voisin non soumis aux sanctions pour le surplus membre de l’Union Eurasiatique, donc sans droits de douanes vers ses pays membres. La Chine est-elle si éloignée de Lorient et de Brest alors que ces ports sont situés en bout de ligne du « collier de perles » stratégique, c’est à dire la mise en place la plus extraordinaire jamais réalisée de bases maritimes depuis le sud-est asiatique jusqu’à la Grande Bretagne. Il faut bien saisir par cet exemple l’échelle dont on parle : la Chine va investir des dizaines, voire centaines de milliards de dollars dans son projet « One Belt One Road – OBOR ». Cela se passe maintenant et pas si loin d’ici. La Russie, le Kazakhstan ou l’Inde y sont également associés. La façade atlantique et les côtes de la Manche peuvent-elles longtemps ignorer le réchauffement climatique et la route maritime du nord-est par l’Arctique où Poutine investit actuellement plus de quatre milliards de dollars afin de sécuriser une voie réduisant de 8000 km le transport de marchandises entre Tokyo et Rotterdam plutôt qu’en empruntant le Canal de Suez ?

Sous nos yeux, l’ordre ancien se fissure. Deux autres exemples pas si lointains mais cette fois plus menaçants. L’Algérie post-Bouteflika représente un risque quasi-systémique pour la France si le pays devait s’embraser comme la Syrie ou la Libye. A moindre échelle, pensons aux conséquences calamiteuses en Grèce ainsi qu’en Europe Centrale et du Sud. La Turquie, présentée il y a peu comme euro-compatible, en déni total des temps longs de son histoire, et des enjeux contemporains entre l’Est et l’Ouest accélère sa transformation d’Etat laïque en une république islamique. Sans se montrer cynique, les conséquences pour tous les Européens sont d’une amplitude allant bien au-delà de la liberté de la presse locale. Non loin de là, l’Arabie Saoudite connaît aujourd’hui des changements aussi radicaux que profonds et incertains alors qu’elle reste d’une importance absolument incontournable, tant par sa richesse et sa population – plus grandes à elle seule que tous les autres émirats du Golfe réunis – que par son pétrole et sa proximité avec les détroits d’Ormuz et de Bab-el-Mandeb, entre mer Rouge et océan Indien, où transitent notamment 3.8 millions de barils de pétrole par jour.

En résumé, la Bretagne ne peut pas se permettre de déléguer la gestion de ces enjeux internationaux et donc son avenir. Le besoin s’impose de chercher des relais tant pour sa croissance que pour atténuer les effets de crises majeures. Ainsi, une diplomatie régionale renforcée permettra d’initier et mener à bien des projets de coopération. Elle se doit d’agir à côté d’autres acteurs transnationaux comme les grandes entreprises et les ONG, lesquelles sont déjà très actives avec pourtant moins de moyens.

Depuis 1992, le législateur français a progressivement mis en place le cadre juridique renforçant les régions et les métropoles dans leur capacité de projection à l’international. Plus récemment la loi NOTRe du 7 août 2015 permet non seulement la poursuite des actions entreprises, mais aussi le développement de nouvelles initiatives. Un Livre Blanc, adopté à l’unanimité le 23 novembre 2016 par la Commission nationale de la coopération décentralisée, analyse et recense les solutions concrètes pour améliorer le partenariat avec le Ministère des Affaires étrangères (MAEDI).

La mise en place de cette diplomatie régionale pourrait s’appuyer sur deux strates. La première est classique et consiste à mieux intégrer et utiliser l’effet de levier des nombreux réseaux existants, tant ceux du MAEDI (Business France, Campus France, France Volontaires, l’Agence Française de Développement, Expertise France, Atout France ou l’Institut Français) que les associations thématiques partenaires (Conseil des communes et des régions d’Europe, Fédération des agences de développement économique, etc…) ainsi que les organisations appuyées par la Commission européenne qui sont autant d’acronymes difficiles à appréhender. S’il est nécessaire de les utiliser, le risque est néanmoins de se noyer dans ces méandres technocratiques dont l’efficacité concrète est parfois difficile à évaluer. C’est pourquoi, sur le modèle des entreprises pour lesquelles le développement à l’étranger est essentiel, il faut constituer un « Comité Exécutif » des relations extérieures avec un leadership clair de niveau « ambassadeur de la Bretagne ». Ce dernier, rattaché directement à la Présidence de la région doit diriger une équipe restreinte de haut niveau de qualifications, dont chaque membre doit être responsable de zones géographiques ou thématiques qui auront été jugées stratégiques. Cette équipe doit être visible, proactive, et se voir attribuer des objectifs de réussite quantifiables. Plutôt que de créer un organigramme hiérarchique pléthorique, son mode de fonctionnement doit être relativement horizontal – modèle start-up -, son budget sera consacré en priorité aux rencontres directes avec les interlocuteurs ciblés (dans tous les métiers, les dossiers progressent et se concluent d’abord grâce aux relations intuitu personae) et s’appuyer sur une politique de communication efficace. Au fur et à mesure de l’avancement des initiatives, des gestionnaires de projet seront recrutés jusqu’à la conclusion opérationnelle.

Les étoiles sont enfin alignées pour que le leadership d’une « Bretagne internationale » s’organise. « Que l’avenir ne soit plus ce qui va arriver, mais ce que nous allons en faire ». Henri Bergson

Arnaud Leclercq
arnaudleclercq.com / @geopolrussie

*A. Leclercq, banquier et professeur de géopolitique à HEC Paris. Auteur de nombreux articles. Dernier ouvrage paru : La Russie puissance d’Eurasie, Ellipses, 2013.

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