Mahan vs Corbett ? Les précurseurs de la pensée stratégique navale moderne

4 septembre 2023

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Mahan vs Corbett ? Les précurseurs de la pensée stratégique navale moderne

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Les océans et les mers représentent 71% de la surface du globe. Ce qui implique, pour les États, une maitrise des mers indispensable pour assurer la protection des espaces maritimes jouxtant les territoires, mais aussi une projection en « haute mer » et, donc, l’acquisition d’une puissance maritime. Cette puissance va être décisive pour contrôler les circuits commerciaux, mais va pouvoir s’avérer coercitive en cas de conflits. Mahan et Corbett sont les deux premiers grands théoriciens de la maitrise des mers et de la stratégie navale moderne.

« Celui qui commande la mer commande le commerce ; celui qui commande le commerce commande la richesse du monde, et par conséquent le monde lui-même ». Sir Walter Raleigh (vers 1600).

A.T MAHAN, l’Amiral

Alfred Thayer Mahan, né le 27 septembre 1840 à West Point (État de New York), mort le 1er décembre 1914, est un officier de marine, Amiral, historien et stratège naval américain.

Fils de Dennis Hart Mahan, professeur à West Point, il sert dans l’US Navy durant la guerre de Sécession puis devient président du Naval War College de Newport (Rhode Island) de 1886 à 1889 et 1892-1893 et ensuite président de l’American Historical Association de 1902 à 1903. Son ouvrage The Influence of Sea Power upon History, 1660-1783 (1891) a été le plus influent de son époque en matière de stratégie militaire et de politique étrangère et insistait sur la nécessité pour les Américains de développer une marine puissante. Admiré par MacArthur comme par l’amiral Gorshkov, Alfred Thayer Mahan demeure relativement méconnu en France.

Mahan va développer 5 thèmes principaux pour assurer à la marine américaine la maitrise commerciale et militaire des mers (sea command). Ce sont :

1.Priorité à la Haute Mer (blue water strategy) (1). et non à la défense des côtes.

2. Liberté des communications.

Contrôle des circuits de navigation.

3. Position centrale.

Assurer un rayonnement et une projection multidirectionnelle.

4. Concentration des forces.

Marine de guerre puissante pour protéger une marine marchande moderne.

5. Bases navales.

Mise en place d’un réseau étendu de bases navales et de points d’appuis et de ravitaillement.

Ces thèmes peuvent paraitre évidents aujourd’hui, mais il ne faut pas oublier que Mahan les développe en 1891 !! Nous verrons par la suite que certains thèmes sont encore très actuels.

Influencés par Jomini (2) qui préconisait un mouvement offensif rapide et une puissance de feu concentrée, les engagements navals considérés par Mahan devaient se terminer par l’anéantissement total de l’ennemi. Mahan « emprunte » également à Jomini la relation étroite entre la logistique et le combat, et l’importance des communications.

En 1900, Alfred Mahan publie son livre The problem of Asia and its effect upon international policies où il s’intéresse aux interconnexions géopolitiques entre l’Europe et l’Asie et a noté, entre autres, les implications futures du développement rapide de l’économie japonaise et la force en devenir de la Chine.

Alfred Thayer Mahan

J.CORBETT, l’Avocat

Sir Julian Stafford Corbett (12 novembre 1854 – 21 septembre 1922) est un historien naval et géostratégiste britannique qui collabore à l’œuvre de réforme entreprise par sir John FISCHER, Premier Lord de l’Amirauté de 1904 à 1910. Un de ses travaux les plus connus, «  Some Principles of Maritime Strategy » (1911) ,où il explique, entre autres, que la maîtrise des mers n’est rien d’autre que le contrôle des communications, d’où l’importance de leur protection. Avocat de formation, Julian Corbett est le seul expert en stratégie navale à n’être pas marin. Il va baser ses théories sur les relations entre la stratégie et l’environnement politique en s’inspirant des écrits de Carl von Clausewitz (1780-1831).

Il va, d’autre part, tenter de concilier Mahan et Clausewitz (alors, qu’on l’a vu, Mahan s’inspire de Jomini). De Mahan, Corbett va retenir l’importance de la maitrise des mers (sea command), et de Clausewitz les concepts théoriques et la nécessaire relation entre le politique et les objectifs militaires. Sa stratégie maritime va s’inscrire dans la guerre en prenant en compte les objectifs militaires, mais aussi les impératifs commerciaux, industriels, logistiques et techniques (il va s’intéresser à la torpille et au sous-marin) et il va conclure que la maitrise de la mer est avant tout basée sur le contrôle des lignes de communication maritimes. Corbett diffère de Mahan, car il prend en compte tous les aspects de la guerre navale. Alors que Mahan semble plutôt focalisé sur l’écrasement de la flotte adverse dans une ultime bataille, Corbett a une vision plus large et il va prendre en compte les combats qui ont lieu avant et pendant la guerre navale ainsi que le concept des « flottes en vie », c’est-à-dire les flottes qui restent dans les ports et qui représentent un réel danger, car prêt au combat. Corbett insiste sur le fait que c’est dans la combinaison des stratégies particulières et les opérations combinées (air et surtout terre, à laquelle la flotte va, bien sûr, contribuer) que réside la puissance.

Les idées stratégiques de Mahan et de Corbett sont-elles actuelles aujourd’hui ? Ces idées influencent-elles les stratégies navales de pays ayant des façades maritimes ?

La réponse est oui, mais cela dépend, bien sûr, des contextes et des pays. Prenons l’exemple de la Chine.

Sir Julian Stafford Corbett

La Chine et la maitrise des mers

Il faut remonter au XVe siècle et plus particulièrement aux sept voyages effectués entre 1405 et 1433 vers les côtes africaines, le golfe persique et le golfe d’Aden par le navigateur chinois Zheng He pour voir une véritable marine chinoise naviguer vers des pays lointains. La menace mongole contraint alors l’empereur Yongle, le 3e empereur Ming à se consacrer à la sécurisation des frontières de son Empire. Depuis cet intermède maritime, la Chine était considérée comme une puissance continentale avec une marine dédiée à la protection de ses côtes. À partir de 1980, la Chine prend conscience de l’importance de sa façade maritime continentale (18000 km) et de son importance stratégique. L’amiral Liu Huaqing, chef de la PLAN, « People Liberation Army Navy », de 1982 à 1988, fortement inspiré par Mahan, est l’un plus grand instigateur de la (re)naissance de la marine chinoise. Certains s’accordent même à dire qu’il fut le « Mahan chinois ». Il construit la transformation de la marine côtière chinoise en une force militaire crédible capable d’opérer loin de ses côtes.

Aujourd’hui, l’émergence et la consolidation d’une véritable politique de puissance maritime chinoise ne font aucun doute. La construction d’une flotte conséquente (porte-avions, sous-marins, frégates) adossée à la mise en place de points d’appui dans des pays lointains, jusqu’à Djibouti, illustre cette volonté de projection de la marine chinoise sur les océans.

Suivant les théories de Mahan, la PLAN a clairement transformé sa marine brown water en blue water considérant les forces navales comme une véritable force de projection et de profondeur stratégique. D’autre part, la marine chinoise a développé un ensemble de bases et points d’appui dans l’Océan Indien baptisé par les Américains « String of Pearls » (3).

En ce qui concerne Corbett, il y a 2 concepts qui peuvent entrer dans le schéma corbettien.

Il y a d’abord le concept de protection des voies de communication (sea lanes of communication ou SLOC) contrôlant les flux commerciaux, en particulier les approvisionnements pétrole pour la Chine. C’est du moins cet alibi commercial que met en avant le gouvernement chinois pour justifier l’occupation des iles Paracels and Spratley dans la mer de Chine du Sud. D’autre part, un état littoral peut imposer un déni de son espace maritime. Corbett parle alors de « contester la maitrise » (« disputing command »). C’est ce que la Chine met en action avec la ligne des 9 traits (4) qui délimite un espace où on parle de « déni d’accès/interdiction de zone » (A2/AD anti access/area denial) avec l’utilisation par la marine chinoise de forces légères comme les flottilles de garde-côtes.

Le droit de la mer

La maitrise des mers implique donc une stratégie et un contrôle des océans qui permettent à différentes forces navales d’organiser les flux dans leurs intérêts nationaux bien compris. Or, la mer est un territoire commun à toute l’humanité (sauf les zones côtières). Alors, comment gérer l’occupation de ces océans en respectant lesdits intérêts nationaux et la liberté de circulation ? Les États peuvent-ils tracer des frontières sur des espaces liquides ?

La Convention des Nations Unies sur le Droit de la mer (CNUDM / United Nations Convention on the Law Of the Sea / UNCLOS), signée à Montego Bay (Jamaïque) le 10 décembre 1982, est entrée en vigueur le 16 novembre 1994. Entre autres, le texte rappelle, dans son article 87, que la liberté en haute mer est ouverte à tous les États, côtiers ou sans littoral. Cette liberté inclut la navigation, le survol, la pose de câbles sous-marins et de tubes, la pêche, la recherche scientifique.

D’autre part, le même traité confirme l’existence de zones économiques exclusives (ZEE) qui confèrent aux états littoraux des droits souverains de juridiction sur une zone de 200 miles marins (env. 370 km) à partir des côtes, ce qui renforce l’emprise des états côtiers sur les espaces maritimes.

aujourd’hui, l’UNCLOS est toujours en vigueur, ne résout rien et cette indétermination crée différentes formes de tensions à propos du tracé de frontières maritimes. C’est une question de souveraineté maritime.

(1)Marine ou flotte de haute mer ou “blue water navy”.

Une marine de haute mer ou flotte de haute mer (en anglais : Blue-water navy) est une force maritime capable d’opérer dans les eaux profondes des océans les plus lointains, loin de ses bases d’origine, ce qui nécessite une logistique adaptée avec, entre autres des points d’appui impliquant des facilités de ravitaillement. Il est à différencier des marines littorales, opérants à moins de 200 milles marins/370 kilomètres du littoral (brown water navy).

(2) Antoine Henri, baron de Jomini, né le 6 mars 1779 à Payerne

(Suisse) et mort le 22 mars 1869 dans à Paris est un historien et stratège militaire reconnu ayant fait partie des États-majors de Napoléon 1er et du tsar Alexandre 1er. Son Précis de l’art de la guerre, en particulier, est considéré comme le traité le plus complet sur les mécanismes des opérations militaires. Il est, d’autre part, l’inventeur de la logistique moderne.

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(3) « String of Pearls » ou « collier de perles.

La stratégie du collier de perles est un concept stratégique désignant l’installation par la marine de guerre chinoise de points d’appui (les « perles ») le long de sa principale voie d’approvisionnement maritime vers le Moyen-Orient et qui emprunte l’océan Indien. Cette stratégie consiste dans la construction, la prise de participations ou la location longue durée d’installations portuaires permettant un accès des ports en eaux profondes échelonnées jusqu’en Afrique, pour protéger ses intérêts commerciaux, mais aussi (et surtout ?) des facilités portuaires pouvant accueillir des bâtiments militaires de la PLAN. Ainsi, ces installations existent au Myanmar (Kyaukphu), au Bangladesh (Chittagong), au SriLanka (Hambantota), au Pakistan (Gwadar) et jusqu’à Djibouti ou l’armée chinoise a créé sa 1re base militaire à l’extérieur du territoire chinois.

Du point de vue indien, il s’agit d’une manœuvre d’encerclement (containment), couplé avec des bases aériennes au Tibet.

(4) La ligne des 9 traits ou « langue de buffle ».

Cette ligne représente la démarcation indéfinie délimitant une zone de la mer de Chine méridionale, sur laquelle la Chine affirme détenir une souveraineté territoriale. Dans son argumentation, la Chine s’appuie sur des considérations floues telles que « eaux chinoises historiques », « zones de souveraineté incontestable » et « zones de pêche traditionnelles ». C’est, en fait, une extension de la zone « A2/AD » que nous avons vue plus haut. Ces revendications ont été invalidées en juillet 2016 par un tribunal arbitral international constitué à l’initiative des Philippines, en litige avec la Chine pour, notamment, les iles Spratley. La Chine a dit ne pas reconnaitre le tribunal et, de facto, a jugé cette sentence « nulle et non avenue ».

Pour aller plus loin :

COUTAU-BEGARIE Hervé, « Les lignes directrices de la pensée navale au XXe siècle », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2004/1 (n° 213), p. 3-10. DOI : 10.3917/gmcc.213.0003. URL : https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2004-1-page-3.htm

VEGO Milan “Naval classical thinkers and operational art” The United States Naval War College 2009 https://apps.dtic.mil/sti/pdfs/AD1014479.pdf

CARON François, « De la maîtrise de la mer », Stratégique, 2008/1-2 (N° 89-90), p. 101-147. DOI : 10.3917/strat.089.0101. URL : https://www.cairn.info/revue-strategique-2008-1-page-101.htm

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À propos de l’auteur
Alain Bogé

Alain Bogé

Enseignant en Géopolitique et Relations Internationales. HEIP Hautes Etudes Internationales et Politiques - Lyon. Czech University of Life Sciences-Dpt Economy - Prag (Czech Republic). Burgundy School of Business-BSB - Dijon-Lyon. European Business School-EBS - Paris.
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