La nouvelle route de la Soie : le projet du siècle. Entretien avec Emmanuel Véron

29 juin 2021

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La nouvelle route de la Soie : le projet du siècle. Entretien avec Emmanuel Véron

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Nouvelle route de la soie : si le nom fait rêver, il fait également peur à ceux qui craignent une hégémonie de la Chine et sa mainmise sur les territoires concernés. Projet politique autant qu’économique, cette initiative bouscule la géopolitique. Entretien avec Emmanuel Véron pour décrypter la stratégie chinoise.  

Véritable « projet du siècle » selon Xi Jinping, la nouvelle route de la Soie ne laisse pas indifférentes les puissances occidentales. La Belt and Road Initiative n’est en effet pas uniquement un projet commercial puisqu’elle vise également à « soutenir la bonne entente entre les peuples et le développement économique face aux « trois forces maléfiques » que sont le terrorisme, l’extrémisme et le séparatisme ainsi que les crimes et autres trafics illégaux » selon les termes de Wladimir Garcin-Berson1.

Emmanuel Véron est docteur en géographie et spécialiste de la Chine contemporaine. Il a enseigné la géographie et la géopolitique de la Chine à l’INALCO. Il est enseignant-chercheur associé à l’UMR IFRAE et à l’École navaleDélégué général du Fonds de Dotation FDBDA

En 2017, le gouvernement chinois prévoyait de consacrer 113 milliards de dollars au financement de la nouvelle route de la soie qui devrait par ailleurs englober 68 pays représentant 4,4 milliards d’habitants et 40 % du PIB mondial. Au regard de l’importance de ces investissements, qu’attend concrètement la Chine, notamment en ce qui concerne la sécurité de ses approvisionnements ? 

Je crois qu’il est important de rappeler qu’il y a en effet des investissements, mais aussi, et parfois surtout, des prêts octroyés par la Chine au pays traversé par tel ou tel supposé axe de la « Belt and Road Initiative – BRI ». C’est notamment le cas en Asie centrale ou en Afrique. Le projet des « Nouvelles routes de la soie » est une forme de prophétie autoréalisatrice infaisable sur le papier. Réunir les conditions financières, matérielles, politiques, diplomatiques et sécuritaires de l’ensemble relève d’une forme utopique macro-géographique. Il s’agirait de relier et irriguer l’Eurasie de la Chine à l’Europe de l’Ouest et par la mer le long de l’une des trois grandes routes commerciales depuis la Chine à la Méditerranée, par l’océan Indien, l’Afrique, etc. Ce projet est d’abord et avant tout à l’initiative des industriels chinois qui au lendemain de crise des « Subprimes » et le plan de relance des autorités pékinoises ont saturé le pays en surcapacités industrielles. Ainsi les grands patrons des groupes paraétatiques chinois ont toqué à la porte du nouveau président Xi Jinping et demandé un soutien du régime pour investir et ouvrir des marchés en Asie centrale, en Asie du Sud-Est jusqu’en Afrique, en Europe et pourquoi pas en Amérique latine ou aux États-Unis. Dans les faits, partout là où la Chine a renforcé sa présence économique, commerciale et diplomatique. Dès lors, beaucoup d’analyses à travers le monde ont tenté de comprendre cette initiative chinoise… sans la relier à la nature de la puissance chinoise, à ses modalités d’action et d’ingérence. Rapidement le projet est plus que tonitruant. Tout le monde en parle… À terme, la politique étrangère chinoise se superposera au projet « BRI ».

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Aussi, la Chambre de commerce européenne en Chine publiait en 2019 un rapport de synthèse sur les très éloquentes « Nouvelles routes de la soie » et le manque criant de transparence dans les appels d’offres internationaux (laissant la priorité quasi systématique aux groupes chinois), les problèmes d’endettement, etc. Ainsi, le projet BRI qui a nettement progressé partout dans le monde depuis son lancement en 2013 connait à la fois une série de difficultés (nombreux défauts de paiements, endettement des pays, manque de transparence et rejets, corruption et arrestations en Chine, etc.), mais aussi des avancées dans des domaines techniques, technologiques et diplomatiques. Pour atténuer les critiques et l’exposition (paradoxalement à un régime qui gère mal l’exposition) accrue de ses faiblesses, Pékin détourne l’attention et évoque de nouveaux programmes : « Vision 2035 » par exemple.

Dans les faits, la vision stratégique chinoise serait de poursuivre ses efforts diplomatiques à travers l’Asie centrale jusqu’au Moyen-Orient et en Europe (aussi l’Afrique) pour sanctuariser une vaste zone dans laquelle, Pékin puiserait diverses ressources pour le maintien de sa puissance, en particulier des minerais, des hydrocarbures et des matières agricoles et du poisson. Le contexte sécuritaire de la zone allant Noursoultan à Beyrouth étant pleines d’incertitudes, Pékin poursuivrait une coopération militaire et policière renforcée dans toute la zone. La donne géopolitique change avec la dégradation des relations diplomatiques entre la Chine et divers pays dans le monde, et ce de manière accélérée avec la pandémie de Covid-19. 

La Chine entend-elle s’affirmer sur mer grâce à la nouvelle route de la soie ? Ou bien demeure-t-elle une puissance continentale qui se projette en mer ?

La Chine n’est historiquement pas une puissance maritime, malgré l’hypermnésie entourant la fameuse aventure de l’Amiral Zheng He au début du XVe siècle de l’Asie du Sud-Est aux côtes de l’Afrique de l’Est. C’est une ancienne civilisation plutôt agraire, paysanne, continentale et tournée sur elle-même. La fabrique du territoire chinois impérial (et telle qu’on la connait aujourd’hui) est avant tout continental, cherchant un développement et une expansion vers les terres à l’ouest, au nord et au sud. La question maritime est contemporaine, d’abord dans la relation et les turpitudes du XIXe siècle entre l’Empire chinois et les puissances occidentales et japonaise (Guerres de l’Opium et « Siècle de Humiliations »), la menace qui participera à défaire l’Empire vient de la mer, et de manière plus contemporaine, l’insertion de la Chine dans la mondialisation s’est faite par la construction dès 1980 d’une véritable façade portuaire structurant les flux de marchandises sur les routes maritimes du monde. Dans la foulée, le régime, articulé aux militaires et « lobby » naval, veillera à constituer une marine de guerre nouvelle, nombreuse et dotée de tous les types de navires, d’armes, ayant un degré de sophistication très avancé. D’une marine côtière faible, Pékin est passée à une marine hauturière avec un programme de porte-avions (diésel et propulsion nucléaire), des sous-marins nucléaires, des frégates (tous types), des destroyers, en plus de Garde-Côtes et de milices. Ensuite, l’intérêt pour la mer va se compléter d’une ambition scientifique (au service du développement de la marine de guerre, de la connaissance des fonds marins, de l’exploration pour l’exploitation des ressources, y compris halieutiques). Ainsi, Pékin a su en trois à quatre décennies se constituer une puissance maritime et navale originale et singulière. D’un côté, la Chine n’a pas d’expérience de la guerre sur mer, elle privilégie donc la guérilla, les zones grises (mer de Chine) ; de l’autre, les programmes scientifiques sont très importants, la marine marchande est gigantesque et les pêcheries chinoises sont des acteurs majeurs de déséquilibres écosystémiques, sociaux et politiques dans la plupart des eaux du monde…

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Les ambitions chinoises de puissance, à terme de première puissance mondiale, l’obligent à se doter des attributs de la puissance maritime et navale. À la fois, par postes avancés (artificialisation et militarisation en mer de Chine du Sud – similaire au Bingtuan du Xinjiang en région subdésertique, si l’on compare la mer à un désert…), par acquisition d’infrastructures portuaires partout dans le monde et par une volonté de contrôle des artères maritimes mondiales, Pékin établit une influence et une présence réticulaire avec comme matrice son immense territoire. 

Ce sera peut-être de la mer que reviendra une forme protéiforme de vulnérabilité de la Chine : affrontement avec des marines expérimentés, risques écologiques, ruptures des routes maritimes, effondrements des îlots artificialisés ou encore endettement et infrastructures non rentables (à l’instar de Gwadar au Pakistan).

Si la nouvelle route de la soie peut avoir des effets durables sur l’équilibre des régions concernées, sur les alliances, peut-elle faire changer les choses pour les pays d’Afrique, notamment leur permettre de se développer et de s’insérer efficacement dans le commerce mondial ?

Il faut lire la relation entre la Chine et divers pays du continent africain au prisme de l’histoire de la République populaire de Chine. Le contexte de Guerre froide, des Tiers-Mondes et des besoins énergétiques de la Chine sont au cœur de ses relations. Ces dernières vont véritablement prendre une ampleur sans précédent, sur les bases des réseaux constitués dès les années 1950, au milieu des années 1990, lorsque Pékin n’est plus en capacité de subvenir à ses propres besoins en énergie fossile. Dès lors, plusieurs pays pétroliers africains vont devenir des cibles privilégiées de la politique étrangère chinoise. Puis dans les années 2000, les relations vont rapidement se diversifier, se complexifier et gagner tout le continent, sans que le commerce africain ne décolle et se développe.  Trois principaux éléments de diplomatie motivent la politique africaine de la Chine : légitimer l’image d’un « grand pays en développement » en continuité avec la conférence de Bandung (1955), resserrer l’étau diplomatique autour de Taiwan et sécuriser les approvisionnements chinois (hydrocarbures, matières premières et produits agricoles). Ce choix politique de Pékin a progressivement pris la forme d’un réseau d’influences très diverses, représentées à l’occasion du FOCAC (Forum sur la coopération sino-africaine), une instance de coopération créée en 2000 et destinée à asseoir dans la durée l’emprise chinoise sur le continent africain et peser dans la gouvernance mondiale. Le sentiment d’une Chine investissant massivement sur le continent africain demeure cependant une perception fantasmée. Dans les faits, la présence chinoise en Afrique, bien réelle, est plus compliquée.

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À titre d’exemple très contemporain, divers opérateurs chinois, soutenus ou non directement par le régime voit en l’Afrique un vaste marché captif pour des technologies bon marché et un moyen d’influence contre l’occident. L’exemple de la téléphonie avec l’opérateur Transsion, qui domine le marché africain est éloquent, avec plus 70 % du marché des téléphones. 

La montée en puissance de la présence chinoise tous azimuts sur le continent africain a très largement participé à fragiliser encore plus les économies locales à la fois dans les villes et dans les campagnes. Si la présence d’investisseurs chinois de très grandes tailles, soutenue par la diplomatie d’État (secteur de l’énergie, infrastructures, exploitations agricoles, constructions etc.) recompose les relations géoéconomiques interétatiques, la forte dissémination des petits entrepreneurs et de petites sociétés chinoises sur le continent perturbent les équilibres économiques, environnement et sociaux. L’agence Moody’s évalue a près de 2 500 entreprises chinoises installées en Afrique et 114 milliards de dollars d’échanges pour l’année 2016. La Chine est dans cette mesure, certes pourvoyeuse de nouveaux biens d’équipements, de produits de base bon marché, mais casse littéralement la concurrence dans des secteurs aussi variés que le textile, l’agriculture et la paysannerie, l’artisanat, etc. La Chine domine le marché du textile et a causé la perte de millions d’emplois sur le continent. Le développement agricole chinois en Afrique a accéléré pollutions, dégradations des sols et appauvrissement des agricultures traditionnelles en Afrique subsaharienne au profit du coton, du riz ou d’élevage avicole.  Il en est de même pour le secteur de la pêche. Depuis plus de vingt ans, les pêcheries chinoises souvent originaires du Zhejiang, Fujian et Guangdong ont fait des eaux de l’Afrique de l’Est et de l’Ouest, des espaces surexploités (illégalement), remettant en cause l’équilibre écologique, social et les apports nutritifs de populations entières. Enfin, l’opacité dans les contrats et plus largement dans les relations, comme le recours massif à une main-d’œuvre chinoise contribuent à un resserrement des connivences entre les Etats et un décrochage avec les opinions publiques et sociétés civiles.

Pensez-vous que la Chine puisse tirer profit de sa créance auprès du Monténégro ? Est-ce réellement pour elle l’occasion de contrer le sentiment anti-chinois qui se développe dans le monde ?

L’exemple récent du Monténégro est une sorte de cas d’école des pratiques chinoises en matière de relations bilatérales asymétriques et dans le domaine des infrastructures, qui rappelons-le, est un des atouts mis en avant par les autorités en politique étrangère. Il y a plusieurs précédents, celui d’une zone portuaire (avec zone industrielle et zone France) au Sri Lanka est emblématique. Le Sri Lanka ne pouvant assumer le remboursement du prêt s’est vu couper d’une partie de sa souveraineté par Pékin pour 99 ans… Dans le cas du Monténégro, il s’agit d’une autoroute entre le port de Bar et le nord du pays, selon un schéma de pénétration vers l’Europe balkanique. Seulement une quarantaine de kilomètres sont actuellement construits, mais pas opérationnels… Le contrat signé par le précédent gouvernement du Monténégro prévoit que le débiteur peut céder des portions de souveraineté, notamment en cas de non-remboursement. Ce dossier majeur au cœur de l’Europe des Balkans et à l’heure d’une dégradation des relations entre la Chine et une large partie de l’occident sera probablement celui d’une difficile négociation. Le Monténégro en appel à une aide de l’UE. La Chine dit que seuls des tribunaux chinois sont compétents sur le sujet… Ce cas montre bien l’intérêt du cadre juridique d’une part, de la corruption et de vulnérabilité d’autre part des contrats en lien avec les consortiums chinois. 

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Historiquement, la route de la soie désigne le réseau de routes commerciales entre l’Asie et l’Europe par lequel transitaient non seulement des marchandises, mais aussi les découvertes scientifiques ou les idées. N’est-ce pas encore le cas avec la « Belt and Road Initiative » ? Outre l’aspect économique d’un tel projet, n’est-ce pas un moyen pour la Chine de s’affirmer régionalement et de proposer une autre voie ? Prétend-elle par ce projet s’imposer demain en tant que leader après plusieurs décennies en tant que « challenger » ? 

Le projet BRI est dès le début un vaste champ stratégique opérationnel d’influence à 360 degrés qui s’est complété et largement enrichi avec les analyses ouvertes, notamment des experts occidentaux…un bel exemple de l’Art de la Guerre. Pékin propose un sujet, assez vague (en apparence), le reste du monde s’en saisit, débat, analyse. Le régime et les opérateurs observent et nourrissent leur propre stratégie interne et externe avec ces diverses analyses dans toutes les langues et partout dans le monde. L’idée initiale de Xi Jinping et des penseurs l’entourant était d’articuler davantage la politique intérieure de sinisation des marches occidentales de la Chine et la politique extérieure en Russie, en Asie centrale, au Moyen-Orient, en Afrique jusqu’en Europe en tournant le dos à l’immensité du Pacifique avec l’idée d’isoler les États-Unis… Ainsi, ce projet n’est pas seulement celui d’infrastructure, mais aussi culturel, numérique et digital, universitaire, sécuritaire, renseignement, etc. Plusieurs réseaux avec une connotation « routes de la soie » ont ainsi pu voir le jour. À travers cette idée, Pékin souhaite modeler un ordre international concurrent puis dominant de celui constituer depuis 1945. Le soutien à des régimes autoritaires sinon totalitaires, l’usage de la corruption, l’offensive idéologique contre l’occident sont autant de paramètres tactiques et stratégiques pour nourrir son propre modèle et affaiblir les démocraties.

Finalement, lors d’une conférence organisée par l’Institut Vaugirard – Humanités et Management, à l’auditorium de l’Institut Catholique de Paris, le 22 octobre 2018 vous affirmiez « les routes de la soie ne partent pas de Chine, elles partent d’Europe […] pour servir la puissance chinoise. » Est-ce à dire que le développement de ces routes se fait au détriment des intérêts de l’Europe ? 

Si la crise sanitaire mondiale du coronavirus est un facteur d’accélération des tendances du système international aujourd’hui (crise du multilatéralisme, tensions ravivées – particulièrement en Asie, mais aussi au Moyen-Orient et en Méditerranée – crise aigüe de l’interdépendance), il n’en demeure pas moins que l’UE reste encore à ce jour dans un rapport asymétrique de puissance politique et stratégique face à la Chine. De plus, Pékin se nourrit des divergences au sein de l’Union européenne. La Chine est le deuxième partenaire commercial de l’UE, derrière les États-Unis, tandis que l’UE est le premier partenaire commercial de la Chine. Vaste marché et très grande puissance économique et commerciale l’UE est un partenaire essentiel pour la Chine, y compris en matière technologique et de débouché commercial. Le montant des échanges entre la Chine et l’UE s’élève à près de 700 milliards de dollars en 2018. Pour exemple, la Chine exportait sur la même période, 410 milliards de dollars et importait un volume de 275 milliards de dollars. Partout ou presque, la balance commerciale entre les pays de l’Union européenne et la Chine est déficitaire. C’est avec Pékin que Bruxelles est le plus en déficit. Les pays membres importent deux fois plus de biens qu’ils n’en exportent en Chine.

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Pékin a toujours perçu l’UE comme un atout géopolitique et diplomatique pour faire contrepoids à la puissance étasunienne. Ceci est encore vrai aujourd’hui. Très récemment, la promesse d’un accord de principe sur les échanges commerciaux entre Pékin et Bruxelles contraste avec les nouveaux éléments de langage des institutions de l’UE depuis 2018 qualifiant la Chine de « rival systémique ». Enfin, le régime continuera de s’appuyer sur l’Europe (UE et pays par pays) pour assoir son influence diplomatique, commerciale, de normes et technologies. Le format 17+1 (initié par Pékin, regroupant 17 pays européens membres de l’UE ou non, aujourd’hui 16 + 1 avec le retrait de la Lituanie), le déséquilibre commercial, les réseaux d’agents d’influence et les difficultés économiques et politiques de l’UE forment parmi les objets les plus importants à suivre de près pour la prochaine décennie.

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