<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Madrid et Barcelone, entre rivalité économique et tensions politiques

13 novembre 2023

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Photo : (c) wikipédia

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Madrid et Barcelone, entre rivalité économique et tensions politiques

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Le bras de fer entre Madrid et Barcelone s’est intensifié pour savoir quelle ville serait devant l’autre. Mais depuis la sécession ratée de 2017, la Catalogne est en perte de vitesse.

Article paru dans le numéro 48 de novembre 2023 – Espagne. Fractures politiques, guerre des mémoires, renouveau de la puissance.

Couverte de cadeaux et accueillie comme une représentante nationale : c’est ainsi qu’Isabel Díaz Ayuso, présidente de la Communauté de Madrid (région administrative de la capitale espagnole), est reçue à Miami en mai 2022. Ce déplacement a un objectif clair : rencontrer des chefs d’entreprise afin de consolider les investissements étrangers. Le choix de la capitale espagnole ne tient pas au hasard. En raison de son conservatisme relatif, de ses mesures en faveur des entrepreneurs et de sa défense de la liberté, Isabel Díaz Ayuso est souvent comparée au gouverneur de Floride, Ronald DeSantis. Des deux côtés de l’Atlantique, l’idée de Madrid comme une « nouvelle Miami » revient souvent dans les médias, notamment car un nombre croissant de Latino-Américains viennent s’y installer. Et il ne s’agit plus seulement d’immigrants sans le sou, mais aussi de fortunes intéressées par l’immobilier de luxe. Au début des années 2000, le responsable politique catalan Pasqual Maragall se lamentait déjà en constatant que la capitale espagnole tutoyait de grandes métropoles mondiales, dont Miami. « Madrid s’en va », proclamait-il dans El País en 2000.

Décollage de Madrid, déclin de Barcelone

Au cours des vingt-cinq dernières années, le décollage économique de la ville contraste en effet avec le déclin relatif de la Catalogne. Pourtant, cette dernière était naguère considérée comme le poumon économique de l’Espagne. Les institutions politiques nationales n’y avaient pas leur siège, mais les dirigeants régionalistes se consolaient en se disant qu’ils donnaient le la en matière économique pour tout le reste du pays. De fait, Barcelone avait, au sortir de la période franquiste, toutes les cartes en main. Très à la mode, la cité d’Antonio Gaudí était ensoleillée, ouverte sur la mer et avant-gardiste. Par contraste, Madrid était une métropole grise, perchée sur son plateau, remplie de bureaucrates et guère attrayante. Les années 1980 et 1990 ont confirmé cette impression. Alors que Madrid traversait une profonde crise industrielle, Barcelone changeait de visage en prévision des Jeux olympiques d’été de 1992. Plusieurs autres manifestations majeures devaient suivre, à l’instar du Forum universel des cultures, en 2004.

Histoire de destins croisés

Cependant, depuis les années 2000, les courbes économiques des deux communautés autonomes semblent se croiser. En 1981, la Catalogne représentait 18,3 % du produit intérieur brut espagnol et la Communauté de Madrid, 15,7 %. Au début de la décennie 2020, ce taux était respectivement passé à 19,02 % et 19,2 %, l’inversion datant de 2018-2019. La différence peut paraître minime, mais il faut rappeler qu’il y a environ un million d’habitants en moins dans la seconde. Cela signifie que la région de la capitale présente une richesse par habitant supérieure à celle de sa rivale – respectivement, en 2019, 35 870 euros (premier PIB par habitant d’Espagne) et 31 110 euros. Dans ce domaine, le décrochage de la Catalogne remonte au milieu des années 2000.

De plus, le dynamisme madrilène est patent dans bien des domaines, dont certains faisaient jadis la réputation catalane (édition, produits pharmaceutiques et chimiques, etc.). Même les activités touristiques, traditionnellement développées sur la côte méditerranéenne, prennent leur envol dans la région de la capitale. La Communauté de Madrid concentre ainsi depuis la fin des années 2010 l’essentiel des projets hôteliers (notamment dans le luxe). Quant aux investissements étrangers, ils choisissent pour l’essentiel le centre de l’Espagne puisqu’en 2022, près de 65 % d’entre eux étaient monopolisés par l’aire urbaine madrilène.

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Qu’est-ce qui justifie un tel renversement de situation ? Certaines explications ont été proposées afin de rendre compte d’une croissance et d’une résilience plus marquées du côté de la métropole madrilène. Pour autant, aucune d’entre elles ne s’avère convaincante. Madrid est la capitale de l’Espagne. Certes… mais depuis 1561. Les agents économiques auraient-ils attendu plus de quatre siècles pour s’en rendre compte ? Le réseau de transports en étoile favorise-t-il cette métropole ? Soit, mais n’oublions pas qu’il s’agit d’un choix ancien et rationnel, puisqu’elle se trouve au centre du pays. Rappelons également que la côte méditerranéenne a bénéficié des investissements de l’État en matière autoroutière bien avant d’autres régions espagnoles. Madrid met-elle à profit le phénomène global de métropolisation ? C’est vrai, mais c’est aussi le cas de Barcelone. Et celle-là jouit-elle réellement d’un regain de développement, car elle accueille davantage de fonctionnaires, qui travaillent particulièrement au service de l’État ? Considérons un autre exemple : l’Estrémadure est la communauté autonome espagnole avec la plus forte proportion de fonctionnaires dans sa population active (23 %) et son PIB par habitant ne dépasse pas les 20 000 euros. L’État investit davantage à Madrid qu’en Catalogne ? C’est discutable. Ainsi, au cours des dernières années, le Fonds de liquidité régional, créé par le gouvernement central en 2012, a majoritairement pris la direction de la Catalogne (pour près de 38 % au 31 décembre 2021).

Des analyses plus pertinentes

Cherchons donc quelques pistes de réflexion plus stimulantes.

Si la Catalogne tire avantage de sa situation géographique, sa croissance urbaine est limitée par des obstacles naturels et la densité du bâti dans sa banlieue. L’agglomération de Madrid, en revanche, est vaste et de nombreux espaces restent à construire au sein même de la ville. La libéralisation du secteur immobilier, critiquable par bien des aspects, y est d’ailleurs lucrative et devrait s’accentuer dans les années à venir. Il est vrai que le secteur secondaire pèse davantage dans l’économie catalane (19,2 % de son PIB à la fin des années 2010, contre 9,8 % pour Madrid). Néanmoins, la capitale s’est spécialisée dans les secteurs de pointe à forte valeur ajoutée (aéronautique et astronautique, par exemple). Soulignons également que la place financière madrilène est devenue une des principales en Europe. Or, les activités de cette nature génèrent elles aussi une richesse considérable. De façon générale, les niches d’emplois les plus productives (communications, sciences et technologies, etc.) sont plus présentes dans la Communauté de Madrid qu’en Catalogne.

Mais les analystes pointent d’autres causes, liées au cadre politique et institutionnel.

Les défenseurs du modèle madrilène se plaisent à souligner que le Parti populaire (droite classique), au pouvoir depuis 1995 dans la Communauté de Madrid, favorise un climat propice aux affaires. Dans une Espagne où les régions autonomes ont de substantielles marges de manœuvre en matière économique, la simplification bureaucratique, la préservation des libertés individuelles et de la propriété privée ainsi que les baisses d’impôts sont très appréciées des entrepreneurs. Au contraire, les nombreuses taxes régionales catalanes et les deux mandats d’Ada Colau (issue de la gauche « radicale ») à la tête de Barcelone, entre 2015 et 2023, ont effrayé une large part du tissu local. La tolérance des autorités municipales et de la Généralité de Catalogne vis-à-vis des squatteurs est aussi vue comme une menace par les investisseurs. Notamment illustré par les présidentes régionales Esperanza Aguirre (2003-2012) et Isabel Díaz Ayuso (en place depuis 2019), le « libéralisme à la madrilène » s’oppose, par sa stabilité, aux changements continuels de gouvernement du côté de Barcelone. Le raidissement séparatiste qui caractérise le panorama politique catalan depuis 2012 et les troubles liés aux manifestations indépendantistes constituent d’autres facteurs qui expliquent une semblable stagnation. À titre d’exemple, près de 5 000 compagnies basées en Catalogne ont déplacé leur siège social, voire leurs unités de production, à l’étranger ou dans d’autres communautés autonomes espagnoles (principalement la Communauté de Madrid) depuis la fin 2017, année du référendum sécessionniste.

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Dans un pays où les tensions politiques entre régions, mais aussi entre État central et échelons inférieurs, sont constantes, l’essor madrilène ne manque pas de susciter de nouvelles rancœurs. Dans le même temps, le labeur du Parti populaire à la tête de la Communauté de Madrid est de nature à inspirer tout un pan de la droite espagnole.

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À propos de l’auteur
Nicolas Klein

Nicolas Klein

Nicolas Klein est agrégé d'espagnol et ancien élève de l'ENS Lyon. Il est professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur de Rupture de ban - L'Espagne face à la crise (Perspectives libres, 2017) et de la traduction d'Al-Andalus: l'invention d'un mythe - La réalité historique de l'Espagne des trois cultures, de Serafín Fanjul (L'Artilleur, 2017).

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