<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Les mafias sont-elles vraiment en dehors du droit ?

12 octobre 2019

Temps de lecture : 5 minutes

Photo : L'arrestation de Settimino Mineo le 4 décembre 2018, ancien chef de la Cosa Nostra. Auteurs : Igor Petyx/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22278365_000001

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Les mafias sont-elles vraiment en dehors du droit ?

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Sujets à fantasmes et controverses, les mafias sont des objets d’études difficiles. Grâce à l’acquisition de fortunes colossales, ces acteurs puissants influencent le quotidien et l’avenir de nations entières, devenant, au choix, un partenaire indispensable, un maître caché ou un adversaire imbattable. En quoi leurs natures et leurs stratégies nous éclairent-elles sur le défi unique que ces acteurs représentent pour les États-nations à travers le monde ?

Qu’est-ce qu’une mafia ?

La Convention de Palerme énumère certaines des caractéristiques clés du crime organisé : « Un groupe structuré de trois personnes ou plus, existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves […] pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel [simple_tooltip content=’Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, 55/25 AG, 2000.’](1)[/simple_tooltip]. » Au sein du crime organisé, une distinction doit être opérée entre les gangs, le crime organisé transnational et les mafias, l’aristocratie du crime. Très peu d’organisations criminelles peuvent se prévaloir de ce label [simple_tooltip content=’On y inclut généralement la Cosa Nostra sicilienne, la ndrangheta calabraise, la Sacra corona unita des Pouilles, la camorra napolitaine, la maffya turque, les mafias albanophones, les yakuzas japonais, les triades chinoises et la Cosa Nostra américaine, voire la Bratva russe, les cartels mexicains et les syndicats du crime nigérian.’](2)[/simple_tooltip]. Les mafias sont des institutions anciennes, dont on retrouve trace de la présence sur certains territoires depuis le xviiie siècle (les triades chinoises) et qui sont aujourd’hui en haut de la pyramide criminelle.

Fortement corrélées aux réalités historiques et sociales de leurs régions d’origine, les structures de fonctionnement des mafias varient. Elles partagent cependant des traits communs : l’ancienneté et l’efficacité de leurs structures de contrôle et de commandement, leur cohésion et leur flexibilité, leur confiance aveugle dans leurs codes, et enfin leurs quêtes unanimes de pouvoir. Cette élite contrôle une part significative des principales sources de revenus illicites au monde, que ce soit le trafic international de drogues, d’armes, d’animaux ou de médicaments, et dispose de parts conséquentes dans l’économie licite sur un plan domestique (racket, investissements). Leurs caractéristiques clés sont parfaitement résumées par Jean-François Gayraud : « Une mafia est une société secrète et fraternelle, permanente et hiérarchisée, fondée sur l’obéissance, à recrutement ethnique, contrôlant un territoire, dominant les autres espèces criminelles et s’adossant à une mythologie [simple_tooltip content=’Jean-François Gayraud, Le Monde des mafias : géopolitique du crime oOrganisé, p. 269, Odile Jacob, 2011.’](3)[/simple_tooltip]. »

Un défi unique à la souveraineté de l’État

Les mafias ont pour objectif permanent d’étendre leurs pouvoirs sur des territoires qu’elles gouvernent de leurs propres manières, avec leurs règles, normes morales et frontières. Utilisant ses armes de corruption et de communication stratégiques avec habilité, développant un « smart power » tel que défini par Joseph Nye, les mafias combinent leur pouvoir par la force et la persuasion. Particulièrement soucieuses de leurs réputations, les mafias diffusent en effet une mythologie d’origine les présentant comme les protecteurs de leurs communautés. Elles cherchent à renforcer leur image d’un « mal nécessaire » aux yeux du grand public en se présentant comme le seul médiateur ou le faiseur de paix dans des quartiers où la prérogative souveraine étatique de sécurité publique leur est déléguée. Elles conduisent parallèlement des actions sociales d’envergure. Le contrôle de la communication et de sa représentation publique est enfin assuré par l’investissement stratégique qu’ont fait les mafias dans l’industrie du divertissement depuis sa naissance et sa participation à de nombreuses productions cinématographiques la concernant.

Par ailleurs, le projet de société des mafias, son offre socionormative et ses valeurs sont érigées en opposition, voire en détestation, de celles des États et de ses institutions. En premier lieu, la solidarité dans ses rangs est mise en exergue face à l’individualisme des démocraties libérales dont les valeurs holistiques sont méprisées. Les mafias valorisent la pérennité et la continuité de leurs actions vues dans le temps long, celles-ci sont entre autres garanties par le respect de la tradition, la discrétion sur ses rites, ambitions, lois et membres. La reconnaissance des vertus du silence et du danger de la parole, la violence, la masculinité et la force, au cœur du fonctionnement des mafias et de leur gouvernance, sont mises en exergue face à l’hyper-communication, la faiblesse et les dérives des sociétés modernes.

De plus, à la différence des démocraties libérales, les mafias n’ont aucune considération pour les notions de représentation ou de contrat social. Ce sont en effet des acteurs égoïstiques, centrés sur la protection des « siens ». Leur vitalité et leur légitimation proviennent de leurs propres rangs, sans qu’aucun mécanisme de contrôle populaire ne puisse venir contester l’institution. Similaires aux sociétés féodales holistes, les soldats disparaissent ici derrière le collectif, ils doivent respecter l’honneur et les codes de l’organisation et offrir leur loyauté absolue aux leaders. Les mafias, incarnées à travers leurs chefs, déterminent ainsi le sens, les motivations, les opinions et actions au sein de leurs rangs.

Les mafias défient ensuite les États sur l’effectivité de leurs contrôles territoriaux. Les mafias disposent d’une capacité de nuisance, de coercition et d’imposition de sa volonté. Grâce à ses moyens humains, technologiques, armés et financiers, elles assurent la protection de ses membres, la continuité et l’expansion de ses activités et, enfin, l’application de sa loi sur un territoire. Par la simple menace d’utilisation de la force ou la corruption, elles neutralisent alors la légitimité et la capacité d’action des gouvernements sur un territoire donné. L’infiltration des mafias au sein des institutions publiques et des forces de sécurité aux gouvernements devient un objectif stratégique assurant le succès et la pérennité de l’organisation criminelle en plus de l’affaiblissement de son adversaire, de son administration et de ses élites dirigeantes désormais liées à son destin, voire à sa bonne santé.

L’État devient alors incapable d’imposer ses propres lois et ses normes à la mafia qui impose sa propre autorité gouvernementale sur un territoire. La collecte des taxes par la mafia, l’un des plus anciens attributs constitutifs des États [simple_tooltip content=’David Held, Political Theory and the Modern State, p. 222, Polity Press, 2000.’](4)[/simple_tooltip], à travers la mise en place d’un système de racket, est en effet à la fois une source majeure de revenu, un signe extérieur de pouvoir sur un territoire et de soumission d’une population à son autorité. En Sicile, 80 % des commerces paieraient ainsi une taxe à Cosa Nostra, 50 % environ à Naples, quand, au Japon, les yakuzas extorqueraient à des multinationales (Toyota, Japan Airlines, etc.) plusieurs dizaines de milliards de dollars annuellement.

La conquête du pouvoir

L’étude des caractéristiques structurelles de la mafia ne laisse que peu de doutes quant à la nature de sa quête pour un pouvoir gouvernemental. Les éléments fondateurs de son offre alternative de société, son ancrage territorial, son code moral à son système de taxation défient par essence la souveraineté des États-nations modernes. Il est de plus notable, du fait de leur ancienneté, que les mafias ont réussi à s’adapter à toutes les évolutions de nos modèles de société et de gouvernance, tout en prenant avantage de ses faiblesses. Les mafias ont en effet développé des outils et des stratégies pour étendre leurs pouvoirs dans toutes les régions du monde, en considération de la force de ses adversaires et de leurs niveaux de développement.

En utilisant force et corruption, les mafias créent alliances et partenariats, voire prennent le contrôle de région entière, afin d’influencer ou dicter les décisions dans son meilleur intérêt. Leurs bénéfices annuels, supérieurs au PIB de nombreux États de l’OCDE [simple_tooltip content=’Les bénéfices annuels des mafias italiennes s’élèveraient à 140 milliards d’euros, soit davantage que le PIB du Danemark ou du Portugal. Michel Koutouzis et Pascal Perez, Crimes, trafics et réseaux : géopolitique de l’économie parallèle, Ellipses, 2012.’](5)[/simple_tooltip], leur pouvoir croissant dans la finance et l’économie mondiale, sont des preuves tangibles de la réussite de leur entreprise. En effet, acteurs flexibles et transnationaux, maîtrisant les grandes innovations technologiques et les flux de transport à la perfection, hérauts de la dérégulation et des paradis fiscaux, les mafias sont des acteurs capitalistiques par excellence et de grands bénéficiaires de la mondialisation.

Les mafias, leurs quêtes de pouvoir et leurs projets alternatifs de société, leur capacité à vivre en dehors de l’État de droit tout en utilisant ses institutions et ses règles à son avantage constituent donc un défi unique pour les États, car elle remet en question les attributs clés de leur souveraineté.

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À propos de l’auteur
Guillaume Soto-Mayor

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