Entretien avec Charles Huet – La carte française

21 février 2020

Temps de lecture : 10 minutes

Photo : © La carte française

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Entretien avec Charles Huet – La carte française

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Consommer mieux, consommer français. La question du Made in France est plus que jamais d’actualité. Rencontre avec l’un de ces jeunes entrepreneurs qui changent le pays.

 

Charles Huet est le co-fondateur de la carte française, première carte cadeau multi-enseignes entièrement dédiée au Made in France. Entretien réalisé par Guillaume Sanzey.

Après des études en droit des affaires et en management, Charles Huet se consacre à l’écriture de son Guide des produits Made in Emplois (2013) qui le lance dans l’aventure de la promotion du Made in France, à laquelle il a depuis consacré sa vie professionnelle au point d’en devenir un véritable expert.

 

Dans quel contexte professionnel avez-vous lancé le projet de la carte française ?

À la suite de la publication de mon livre, j’ai été embauché au label Origine France Garantie, en tant que responsable technique du label. J’en ai été responsable pendant un an. J’avais auparavant développé la version « application mobile » du guide Made in Emplois. Je voulais donner plus d’écho au livre, qui passe en revue 100 types de produits de consommation courante, et je les classais en fonction de leur empreinte emplois en France, c’est-à-dire en fonction du nombre de salariés dont l’emploi dépend du succès commercial du produit. Si j’achète des M&Ms, du Coca-Cola ou une Toyota Yaris, combien de personnes fais-je vivre ? Le livre faisait quasiment 500 pages et coûtait 25 euros, il est difficile de se balader avec un tel livre dans un supermarché.

J’ai dû arrêter Origine France Garantie, et, à ce moment-là, j’ai intégré la FIMIF (Fédération Indépendante du Made in France) qui est un collectif d’activistes avec pour ambition d’être le Greenpeace du Made in France. Nous voulions nous assurer de maintenir le sujet à l’agenda médiatique.

Pour cela, il fallait s’inspirer de ce que les associations écolo avaient réussi à faire, c’est-à-dire produire des études qui donneraient lieu à des articles.

Dans ces études, nous nous sommes consacrés à l’origine des produits dérivés des partis politiques (les drapeaux, les t-shirts, les mugs, etc.). Les partis qui entendent réindustrialiser sont-ils eux-mêmes des outils de réindustrialisation ? Ces produits sont-ils fabriqués en France ou en Chine ? On a eu quelques surprises !

On a réalisé également une étude sur le chiffrage de l’impact emploi. On a identifié un coefficient minimal et systématique de x3. Autrement dit, acheter un produit Made in France plutôt qu’un produit d’un concurrent étranger, c’est générer en France trois fois plus d’emplois.

J’ai été pendant deux ans et demi, consultant indépendant sur des problématiques de retail du Made in France, suite à une expérience avortée de concept store. J’ai accompagné une foncière commerciale sur un projet toujours en cours, de grand lieu de commerce dédié au Made in France. Cela fait quelques années que des personnes y travaillent, mais il est difficile de trouver le lieu, pour trouver un 3000 mètres carré minimum, réunissant une centaine de marques Made in France minimum dans Paris intra-muros. Autrement dit, l’équivalent du Printemps ou des Galeries Lafayette, mais uniquement Made in France.

J’ai fini en inititant la « Rue du Made in France » une opération éphémère qui s’est tenue du côté de République où l’on a réuni pendant deux mois une quinzaine de boutiques exclusivement Made in France. J’ai été à ce moment-là embauché au salon du Made in France où j’étais en charge du développement du salon, toute l’année 2018.

© La carte française

En fait, j’avais ce projet de carte-cadeau depuis le début. J’ai découvert tout l’écosystème et toute l’économie syndicale, tout l’argent que brassent les élus syndicaux, en particulier dans les comités d’entreprise. Le constat c’est que les comités d’entreprise étaient 30 000, ils sont 50 000 maintenant (dès la barre des 10 salariés franchie, il faut un CSE). Ils ont un budget activités sociales et culturelles qu’ils dépensent en chèques vacances, colonies de vacances, arbres de Noël, paniers garnis et chèque cadeaux à Noël. Juste en chèques cadeaux, uniquement à Noël, les comités d’entreprise distribuent chaque année un milliard et demi d’euros. À la tête de ces comités d’entreprise, ce sont des élus syndicaux qui toute l’année manifestent, prennent la parole, s’engagent pour lutter contre les délocalisations, contre la désindustrialisation, pour participer à financer notre modèle social, pour sensibiliser leurs adhérents et leurs collègues à des pratiques plus responsables, et à l’occasion de Noël, ils offrent du « fioul » à la machine à délocaliser, à polluer, à ne pas payer d’impôts ni de cotisations sociales puisque les cartes cadeaux du marché actuellement peuvent être dépensées sur quelques centaines de grandes enseignes multinationales (Amazon, FNAC, Décathlon, H&M, Zara, Primark, etc.). C’est dans ces enseignes-là que les cartes cadeaux sont majoritairement dépensées. On s’est dit qu’il y avait une contradiction pour les élus syndicaux, car ils n’avaient pas vraiment le choix jusqu’à présent, les cartes cadeaux étaient toutes semblables.

 

Votre défi est donc de faire passer les gens des paroles aux actes ?

Exactement. Depuis le tournant des années 2010 et la crise, le Made in France a progressé dans la société, chaque année des sondages nous montrent que les trois quarts des Français souhaitent consommer Made in France, mais on ne retrouve pas ces trois quarts de Français dans le chiffre d’affaires du Made in France. Il fallait donner le coup de pouce budgétaire nécessaire aux salariés français pour les aider à passer des paroles aux actes, d’où le sens de la carte française, qui a pour but de réorienter la manne financière des CE et de flécher ces cartes-cadeaux pour les transformer en chiffre d’affaires pour le Made in France qui en en a bien besoin.

Comment avez-vous démarché les comités d’entreprise et promu votre carte ?

Nous n’en sommes qu’au début, le démarchage commence seulement et rien n’est gagné. Nous nous sommes lancés il y a trois mois, en novembre dernier. 90% des cartes cadeaux sont distribuées à Noël. Or, les comités d’entreprise anticipent, souvent de six mois leurs achats de Noël, donc autant dire qu’en sortant le 5 novembre, j’ai encore touché peu de comités d’entreprise pour Noël 2019. La principale aspiration des élus syndicaux est de satisfaire leurs collègues salariés, donc ils ont l’impression que la satisfaction de leurs salariés passera par le fait qu’ils puissent dépenser dans des enseignes habituelles. C’est compliqué d’aller contre l’opinion publique, contre les habitudes, contre la facilité.

La centrale d’achat Le Cèdre par exemple, plutôt que de l’imposer à leurs collègues leur a offert le choix : soit prendre une carte cadeaux classique, soit prendre la carte française. Nous avons eu un quart des salariés qui ont choisi la carte française. Néanmoins, on pense que les élus syndicaux ont un pouvoir de faire évoluer les habitudes de consommation en offrant la carte française à tous leurs collègues. Pour le comité d’entreprise, c’est à la fois le moyen de donner le coup de pouce budgétaire et de passer des paroles aux actes ; et comme la carte française est accompagnée d’un guide de 180 pages, on offre également un argumentaire pour convaincre de manière pérenne. Ce guide est un outil de prosélytisme du consommer local qui passe en revue tous les enjeux et les impacts de consommer français, décrypte une vingtaine de labels, présente une quinzaine de bons réflexes à prendre au quotidien, et finit par un quizz pour s’assurer d’avoir retenu l’essentiel.

Les élus syndicaux ont un pouvoir, mais selon moi, ils ont aussi un devoir. Les élus syndicaux manifestent pour défendre un modèle social et lutter contre les délocalisations d’usines, donc leur raison d’être devrait les inviter à offrir la carte française. Il faut alors les convaincre. Je suis soutenu par beaucoup d’élus de la CFE-CGC, qui a été mon partenaire pour le développement de l’application mobile Made in Emplois, qui est à la tête de beaucoup de comités d’entreprise (en particulier dans la banque, la métallurgie ou l’agroalimentaire etc.). Nous avons également été ravis de recevoir le soutien public de FO métaux. Le secrétaire général a posté un Tweet dans lequel il « appelle tous les élus CE à prendre la carte française, meilleur moyen de défendre l’industrie ».

C’est positif. Cela étant, nous sommes une start-up, nous n’avons pas beaucoup d’argent. Nous avons besoin de financements pour grandir, pour déployer le projet. Notre mission est de faire passer un cap quantitatif au Made in France, et je pense que c’est une belle mission qui a de vrais impacts sociaux, économiques et environnementaux.

À quoi ressemble le consommateur responsable selon vous ?

Pour être consommateur responsable, il y a quatre étapes : il faut le vouloir, le savoir, le trouver et enfin le pouvoir. On nous parle souvent du prix, mais il y a avant trois étapes à régler, et il faut d’abord le vouloir. Est-ce que les trois quarts des sondés pour le Made in France le veulent vraiment ? Ou est-ce qu’ils répondent à des questions qu’ils ne se sont jamais posées, et pensent qu’il vaut mieux dire oui que non ?

Néanmoins, il y a en réalité un vrai patriotisme en dépit du surmoi français depuis les années 1970 qui le dénigre. Tout le monde a envie de consommer local et de faire vivre les gens autour d’eux. Ce que ça questionne fondamentalement, c’est le sentiment d’appartenance et de co-responsablité, les gens qui ne se considèrent pas comme Français, ou les Parisiens qui se sentent plus proches d’un Londonien que d’un Clermontois.

Qu’est-ce que vous portez sur vous en ce moment ?

Je porte un sweat La Gentle Factory confectionné à Roubaix en matière recyclée, un t-shirt Bleu de Paname confectionné dans l’Aube, un jean DAO confectionné à Nancy, des chaussettes Archiduchesse confectionnées près de Limoges, des sneakers Le Coq Sportif confectionnées dans les Vosges et une doudoune Bleu de Paname confectionnée à Châtillon-sur-Indre. Je tâche de consommer uniquement du Made in France depuis huit ans. Aujourd’hui, 87% de l’habillement consommé en France est importé. Je suis à 0%. Je ne demande pas à tous les gens de passer de 87% à 0%, mais si nous faisons évoluer ne serait-ce que 10% de notre consommation de produits importés vers des produits Made in France, cela générerait 150 000 emplois directs dans le pays, comme le rappellent les études la FIMIF ou du Conseil d’orientation pour l’emploi.

© La carte française

Moi je consomme 100% Made in France pour montrer l’exemple, pour montrer que c’est possible. Pour me confronter à la réalité aussi et ne pas dire n’importe quoi pour être dans le concret et ne pas être un tartuffe. Il faut inviter les gens à aligner leurs paroles et leurs actes. Quand on a de grandes aspirations et qu’on ne joint pas les actes aux paroles, cela pose un gros problème de cohérence et de crédibilité.

Pour en revenir au profil type des consommateurs Made in France, la FIMIF a produit une étude sur le noyau dur des consommateurs (il y a plus de 1 000 répondants) et on s’est rendu compte que c’était une photo assez représentative de la France : en termes d’âge et de revenus, c’est la France. Il y a autant de riches que de pauvres, de vieux que de jeunes qui achètent Made in France. Il y a une légère surreprésentation des femmes, et une légère surreprésentation des grandes villes. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que le Made in France questionne l’intensité d’empathie, et de coresponsabilité avec sa communauté nationale.

C’est un très bon moyen de remettre de la solidarité, de la compréhension et du respect mutuel entre les métropoles et la France périphérique, ces deux France qui aujourd’hui se tournent le dos. Les métropoles peuvent faire vivre avec leurs choix de consommation le « pays des Gilets Jaunes ». Quasiment tous les enjeux socioéconomiques du pays sont résumés dans le Made in France. Parmi ces enjeux, il y a même des enjeux culturels, retisser du lien entre la métropole et la France périphérique.

Il faut avoir lu Guilluy (La France périphérique) et constater le phénomène de désindustrialisation et de marginalisation des périphéries occidentales pour comprendre qu’il y a une scission dans tous les pays occidentaux entre les quelques métropoles gagnantes de la mondialisation et l’arrière-pays. Or, le Made in France, parce que c’est de l’industrie, par essence – et c’est sa supériorité par rapport à d’autres sujets – distribue de l’emplois dans la France périphérique. Une usine n’est jamais en centre-ville. L’industrie est dans le périurbain, dans le rural ou dans les villes moyennes. Ce sont les zones géographiques qui souffrent le plus actuellement, et que l’on peut concrètement aider au quotidien avec des achats responsables.

Avec le Made in France, peut-on parler de convergence des luttes ?

Bien sûr. Il n’y a pas de profil type du Made in France, cela concerne tous les Français. Quelle que soit leur orientation idéologique. Si on est écolo par exemple, on consomme local, rien de mieux pour réduire l’empreinte carbone liée aux transports. Mais il y a deux autres aspects, toute usine Made in France tourne avec de l’électricité Made in France, et l’électricité Made in France est la moins carbonée du monde. N’importe quelle unité de production polonaise va générer, juste par l’électricité, dix fois plus de carbone qu’une usine qui tourne avec de l’électricité française, parce que c’est aux trois quarts du nucléaire. Enfin les normes environnementales françaises sont parmi les plus exigeantes du monde.

L’écologie n’est qu’une des nombreuses raisons. Si tu es de gauche et que tu veux soutenir les ouvriers dans une logique syndicale, tu consommes Made in France pour que les usines ne soient pas délocalisées. Si tu es écolo, tu consommes Made in France. Si tu es patriote, souverainiste, que la puissance de la nation et le sort de la France périphérique t’importent, tu consommes Made in France. Les « partages » sur les réseaux sociaux et les photos de profil bleu blanc rouge ne suffisent pas. Si tu es libéral, tu agis toi-même avec ton propre argent, sans embêter ton voisin, sans demander de subventions publiques, sans gêner la liberté d’autrui, sans rajouter de dépenses publiques, la seule chose que tu fais, tu soutiens des entrepreneurs librement avec ton propre argent.

On parle de responsabilité citoyenne, mais les gouvernants ont leur part de responsabilité.

La seule chose qu’on pourrait demander aux pouvoirs politiques sur le Made in France, ce n’est pas de l’argent en plus, ce sont des impôts en moins. Il faudrait rendre obligatoire le marquage pour tous les produits, ça ne coûte rien. C’est obligatoire seulement pour l’alimentaire. En Europe, on peut vendre un produit textile sans mettre son origine. Faire cela coûte pourtant zéro centime d’argent public. Si l’on est libéral, on sait qu’une information transparente est essentielle au bon fonctionnement du marché et responsabilise le consommateur. Tous les gains de productivité, l’essentiel de la recherche et des exportations sont le fait de l’industrie, donc du Made in France, et les gains de productivité sont les augmentations de salaires de demain ! Si l’on est de la gauche républicaine classique (Montebourg, Chevènement), on sait le rôle que tient l’industrie. Si l’on est dans une logique de puissance, on n’est pas crédible sur la scène internationale sans être une grande puissance économique.

On se dit que personne ne peut rien faire à part l’État pour donner du pouvoir d’achat. Mais on a chacun, déjà, beaucoup à faire en organisant différemment l’équation budgétaire entre la quantité et le prix.

J’achète moins pour acheter mieux, je compense avec de l’occasion. Mais au quotidien, l’idée est que le consommateur ou son comité d’entreprise peuvent distribuer du pouvoir d’achat sous forme de carte cadeau. Autrement dit, on peut donner le coup de pouce budgétaire pour passer des paroles aux actes. La carte française c’est la garantie de faire plaisir tout en faisant un acte militant.

 

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À propos de l’auteur
Lucien Croz

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