Lula, un Président sous la tutelle du Congrès

25 mars 2023

Temps de lecture : 14 minutes

Photo : Discours du Président Lula. Ce jeudi 16 février 2023 à Brasilia, Brésil. Ton Molina/Fotoarena/Sipa USA)/44523398/Ton Molina/2302191711

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Lula, un Président sous la tutelle du Congrès

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Bien qu’élu président du Brésil, Lula ne dispose pas des pouvoirs nécessaires à son gouvernement. La constitution brésilienne accordant une grande importance au Congrès, c’est avec lui que Lula doit composer.  

Article original paru sur Istoébrésil

Dès les derniers mois de l’année, après sa victoire électorale, Lula a engagé des pourparlers avec plusieurs formations politiques bien représentées au sein des deux chambres qui forment le Congrès fédéral. Objectif : constituer une majorité décidée à soutenir le gouvernement. Sans majorité, le chef de l’Etat ne peut pas gouverner, c’est-à-dire impulser et faire approuver des projets de loi qui concrétisent les projets de son Administration.

Le leader de la gauche a déjà été confronté à cette tâche difficile lors de ses deux premiers mandats. Comme ses prédécesseurs, il avait alors constitué sa majorité parlementaire en proposant un « marché » aux partis pressentis pour devenir des alliés. En échange de leur soutien au Congrès, ceux-ci avaient obtenu des portefeuilles ministériels et des postes de responsabilité au sein de l’appareil de l’Etat. Pour rallier des personnalités politiques de diverses formations, le Président ne cherche pas à négocier des accords de programme. Il joue souvent sur ce que l’on appelle au Brésil le « physiologisme ». Les leaders et organisations politiques sollicitées rejoignent la majorité gouvernementale lorsque leurs appétits de postes, de contrôle de ressources financières et de réseaux d’influence au sein de la sphère publique sont rassasiés (d’où le terme de « physiologisme »). Les proximités idéologiques passent après les appétits. De façon moins brutale, les milieux universitaires ont décrit ce système politico-institutionnel comme un régime de « présidentialisme de coalition ». 

La satisfaction des appétits étant ici un enjeu majeur, il est souvent tentant pour l’exécutif et les leaders politiques sollicités de recourir à des pratiques illégales. Entre 2003 et 2016, pendant les deux mandats de Lula et ceux de Dilma Rousseff, le pouvoir de gauche a organisé un système de pots-de-vin destiné à acheter le soutien de parlementaires. Les élus ralliés au gouvernement ont aussi bénéficié d’une partie des fonds déviés à partir de compagnies d’Etat comme Petrobras. Sous Bolsonaro, en contrepartie de leur soutien, le chef de l’Etat a abandonné aux Présidents des chambres et des groupes parlementaires qui les entouraient la gestion de crédits inscrits au budget de l’Etat. L’affectation de ces ressources a été réalisée par les leaders des deux chambres en toute opacité. Ces leaders ont favorisé des projets d’investissement dans les circonscriptions des députés et sénateurs qu’ils choisissaient. Grâce à l’utilisation de ce « budget secret », leurs réseaux d’amis au sein des deux assemblées se sont bien étoffés. 

La gauche gouvernementale a des cartes dans son jeu mais elle a perdu en force d’attraction politique.

Les négociations destinées à faire fonctionner le « présidentialisme de coalition » sont plus difficiles et lentes que dans le passé. Certes, le Congrès compte encore un grand nombre de partis politiques qui pratiquent le « physiologisme », qui sont prêts à vendre leur soutien en échange de postes de pouvoir. Le système de dépouilles très large qui est pratiqué au Brésil permet à l’exécutif de multiplier les propositions aux partis invités à le soutenir. La logique du « physiologisme » (c’est en donnant que l’on reçoit) fonctionne donc encore. Néanmoins, la forte bipolarisation qui déchire la société brésilienne depuis quelques années a fortement réduit les espaces de consensus et les marges de manœuvre des négociateurs qui construire la majorité de soutien au Président de la République. Influencés par le bolsonarisme, les élus de droite et du centre-droit qui forment ce centrão traditionnellement sensible aux échanges de faveurs ont connu un raidissement idéologique. Souvent élus par des secteurs de la population devenus plus conservateurs et radicalisés à droite, les parlementaires du centrão ne peuvent plus ignorer totalement l’évolution de l’opinion dans leurs circonscriptions. 

Ces élus ont eux-même perdu en « souplesse » politique. Ils sont de plus en plus attentifs aux directives des « caciques » du Congrès que sont les membres des bureaux des chambres et leurs présidents. Ces caciques ont su être généreux grâce au « budget secret ». Ils ont aussi renforcé le poids du Congrès dans le système politico-institutionnel [1]. C’est grâce à ce bilan et à l’importance du « budget secret » qu’Artur Lira (Chambre des députés) et Rodrigo Pacheco (Sénat) ont été facilement réélus à leurs postes le 1er février dernier, dès le premier tour. Ces deux parrains du centrão ont bien l’intention de peser de tout leur poids face à l’exécutif. Ils sont désormais des interlocuteurs incontournables dans les tractations qui visent à construire la majorité parlementaire sur laquelle pourrait compter le gouvernement. A la Chambre des députés, dans les prochains mois comme sous Bolsonaro, A. Lira, grand coordinateur du centrão, sera un interlocuteur majeur du gouvernement. 

La gauche désormais à la tête de l’exécutif a des cartes dans son jeu mais elle a perdu en force d’attraction politique. Le Parti de Lula n’a jamais fait de bilan de son long passage au pouvoir. La formation et son chef n’ont jamais consenti à un minimum d’auto-critique. Ils restent prisonniers d’une idéologie archaïque qui annonce le progrès social et la justice. En réalité, ils représentent et servent des corporations déjà relativement privilégiées. Ils sont devenus des repoussoirs pour de larges secteurs de l’opinion. Même pour les élus du centrão experts en contorsions politiques, l’alliance avec la gauche de Lula est plus délicate. Ils ont perdu en « souplesse », influencés par le manichéisme féroce qui s’est emparé de la droite comme de la gauche. Habitués jusqu’alors à ignorer les frontières politiques ou à faire comme si elles n’existaient pas, ils savent que cette gymnastique peut avoir désormais un prix élevé. 

La tâche de Lula est dont bien plus difficile aujourd’hui que dans les années 2000. A la tête de l’Etat, il possède de sérieux atouts pour rassasier les appétits. Il est aussi le représentant et l’incarnation d’un pôle politique avec lequel le centrão ne peut pas frayer sans considérer le coût actuel et futur du partenariat. Enfin, Il a affaire à un Congrès plus puissant qu’hier. 

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Des cartes dans le jeu du Président. 

A la Chambre des Députés, le Parti des Travailleurs et les groupes de gauche rassemblent 139 sièges (sur un total de 513). Au Sénat, cette coalition est représentée par 15 élus (sur un total de 81 sénateurs). La première étape des tractations engagées pour élargir cette base de soutien trop faible (la majorité simple est de 257 voix à la Chambre et de 41 au Sénat) a été de former un gouvernement d’ouverture. Lula a offert des portefeuilles ministériels à des élus de trois formations centristes. União Brasil a ainsi hérité de trois ministères (Intégration & Développement Régional, Tourisme et Communication). Des leaders du Mouvement Démocratique Brésilien (MDB) ont pris la tête des ministères de la Planification, des Villes et des Transports. Enfin, le Parti Social-Démocrate a obtenu l’Agriculture et les Mines & Energie. Ensemble, ces trois formations sont représentées à la Chambre par 143 députés. Elles détiennent 32 sièges au Sénat. Les négociations engagées pour constituer une majorité ont également concerné des partis qui intégraient jusqu’à la fin décembre la coalition pro-Bolsonaro mais se disent désormais indépendants. C’est le cas de formations comme les Républicains (41 sièges à la Chambre, 3 au Sénat) ou le Parti Progressiste (47 députés et 7 sénateurs). 

Le ralliement de tous les élus appartenant à ces cinq formations donnerait au Président et à son gouvernement une majorité parlementaire très confortable dans les deux chambres. Au total, l’exécutif pourrait compter sur les votes de 370 députés et de 57 sénateurs. Il pourrait donc facilement faire adopter des projets de loi à la majorité simple et des amendements à la Constitution (vote à la majorité qualifiée des 3/5) [2]. C’est à partir de ces calculs que Lula et ses proches ont donc engagé les négociations de cooptation. Le pouvoir de nomination du Président concerne des centaines de postes qui sont associés au contrôle et à l’affectation de ressources budgétaires, qui permettent aux titulaires d’avoir la main sur des réseaux d’influence au sein des régions, des Etats fédérés et des communes. Les affectations ne se limitent pas seulement aux postes ministériels ou à la composition des cabinets. Elles comprennent toutes les directions d’administrations centrales, celles des multiples agences fédérales et des entreprises publiques que contrôle l’Etat central. 

Rapports de force au Congrès fédéral. 

Source : Folha de São Paulo. 

Le Président nomme ainsi en début de mandat un nouveau PDG de la compagnie pétrolière Petrobras. Il « encourage » évidemment ce nouveau dirigeant à renouveler tout l’encadrement de l’entreprise publique en privilégiant telle ou telle formation parlementaire. Les mêmes opérations sont répétées dans les Etats-majors d’autres grandes entreprises publiques ou semi-publiques comme la Banque Nationale de Développement (BNDES), la Banque du Brésil, la Caixa Econômica Federal, la compagnie postale (Correios) ou la firme chargée des services aéroportuaires (Infraero). L’exécutif sait aussi que les partis politiques les plus souples idéologiquement sont très intéressés par des nominations au sein des agences et établissements publics fédéraux qui disposent de ressources financières appréciables et animent des réseaux de représentations d’une très grande capillarité à l’échelle nationale. C’est le cas par exemple de la Compagnie de Développement des vallées des Fleuves São Francisco e du Parnaíba (Codevasf), du Département National des travaux contre les sécheresses (Dnocs), du Fonds National de Développement de l’Education (FNDE), des établissements publics chargés du développement du Nord-Est (Sudene) et de l’Amazonie (Sudam). Obtenir que des affiliés ou des alliés accèdent à des postes de direction au sein de ces organisations permet à un parti de renforcer son influence sur les circonscriptions où les agences interviennent. Ainsi, le parti augmente son poids électoral à l’échelle locale et maximise ses chances pour les scrutins futurs. Les membres du parti qui dirigent des représentations locales transforment les élus en alliés en faisant en sorte que l’agence qu’ils représentent appuie les projets d’investissement envisagés par des municipalités, des notables locaux influents. 

En résumé, dans le régime dit de présidentialisme de coalition, le Président de la République a de nombreuses cartes dans son jeu. Cependant, la nature du jeu a changé. Les nombreux notables, leaders et élus de ces partis qui forment le centrão font sérieusement monter les enchères. Ils savent que la base de soutien de l’exécutif au Congrès est faible. La radicalisation de leur propre électorat les contraints à moins de souplesse, même si les appétits restent vifs. Une alliance visible avec le leader de la gauche pourrait leur coûter très cher. Par exemple lors des prochaines élections municipales de 2024. 

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Résistances

Dans les cinq formations politiques du centrão évoquées plus haut, les opérations et les tentatives de cooptation conduites par Lula et ses proches ont eu jusqu’à présent des résultats très en-deçà de ce que pouvait espérer l’exécutif. Certes, des personnalités issues d’União Brasil, du MDB et du Parti Social-Démocrate sont membres de l’équipe gouvernementale. Néanmoins, les trois partis restent très divisés sur le soutien à Lula. C’est le cas d’União Brasil, une formation dont la plupart des élus à la Chambre et au Sénat ont fait campagne en se réclamant du soutien du Président sortant, Jair Bolsonaro. Cette force politique s’est constituée en 2021 à partir de la fusion de deux organisations de droite, l’ancien PSL (Parti Social Libéral, auquel appartenait Jair Bolsonaro jusqu’en début 2021) et DEM (Parti démocrate). Lula pourra difficilement compter sur le soutien unanime et constant des 59 députés et douze sénateurs de ce parti. Depuis janvier dernier, régulièrement, les dirigeants d’União Brasil ont répété que la nomination de trois ministres issus des rangs de leur formation ne signifiait pas que celle-ci allait intégrer la majorité présidentielle. 

Les leaders du centrão hésitent à rejoindre Lula ou placent les enchères très haut

Les dirigeants d’União Brasil savent que la plupart de leurs électeurs se sentiraient trahis si leur formation affichait un engagement ferme aux côtés du Président. Le parti a défendu depuis sa création une ligne conservatrice et libéral, même s’il abrite des personnalités défendant des orientations très diverses. Ses électeurs ne sont pas tous des bolsonaristes convaincus. Ils appartiennent à cette bonne moitié de la population qui accepte mal que le pays soit de nouveau dirigé par un homme inculpé par la Justice pour crimes de corruption et dont l’innocence n’a jamais été démontrée et reconnue [3]. Pour les mêmes raisons, l’appui unanime du MDB et du Parti Social-Démocrate est encore loin d’être garanti. Le choix fait par des personnalités isolées d’intégrer le gouvernement Lula ne signifie pas que les groupes parlementaires soient disposés à être les forces d’appoint de la gauche. Ancienne sénatrice du Mato Grosso do Sul et figure du MDB, Simone Tebet occupe aujourd’hui le poste de ministre de la Planification et du Budget. Elle est très isolée dans son parti et au sein du gouvernement. Son titre ne doit pas faire illusion. Ses compagnons du MDB savent que les orientations libérales de la ministre en matière économique ne sont guère prises en compte au sein d’un gouvernement où domine l’interventionnisme, la prodigalité budgétaire et le populisme économique. Ils savent que les ministres d’ouverture permettent au Président de faire croire qu’il pilote un exécutif rassemblant tous les démocrates qui rejettent les tentations fascistes d’hier. En réalité, c’est le Parti des Travailleurs qui détient les portefeuilles-clés. 

Les autres partis de droite ou du centre-droit dits indépendants ne sont pas non plus des partenaires faciles dans les négociations qui s’éternisent. Avant de se déclarer récemment indépendants, ils ont clairement soutenu Jair Bolsonaro dont ils ont été les alliés les plus efficaces. Le Parti Progressiste (une autre formation attrape-tout mais plutôt de droite) est déchiré, une moitié des parlementaires se montre disposée à soutenir l’exécutif, l’autre se range dans l’opposition. Cette division se retrouve également au sein d’autres groupes parlementaires dits du centrão. Tous sont attentifs aux conseils, aux recommandations que peuvent donner les leaders des deux chambres, eux-mêmes membres de ces partis du centre-droit et de la droite. 

Les leaders du Congrès et les forces qu’ils coordonnent placent les enchères très haut. Ils veulent d’abord que les affectations dont ont bénéficié leurs proches sous le gouvernement Bolsonaro ne soient pas remises en cause. En jeu : des centaines de postes de direction au sein de l’appareil de l’Etat, des agences fédérales ou des grandes entreprises publiques. Les pressions venues du Congrès concernent aussi des ministres fragilisés. Nommée par Lula à la tête du Ministère du Tourisme, Daniela Carneiro est membre d’União Brasil. Ancienne député fédéral de Rio de Janeiro, elle est soupçonnée d’entretenir des liens avec les milices locales, ces polices parallèles qui rackettent les populations et prétendent les protéger contre le crime organisé. La ministre ne sera probablement pas démissionnée par Lula. Elle est protégée par ses parrains du Congrès. C’est aussi le cas de son collègue en charge de la communication. Juscelino Filho est lui aussi membre d’União Brasil. Il aurait dissimulé une large part de son patrimoine aux autorités électorales avant d’assumer son poste. Il fait prendre en charge par l’Etat des déplacements strictement privés. Après quelques jours de polémiques, il a suffi d’une intervention d’Artur Lira auprès du Président Lula pour que ce dernier décide de maintenir le ministre à son poste. 

Les pressions venues du Congrès et du centrão ne s’arrêteront pas là. Pour conserver les appuis parlementaires déjà obtenus hors des rangs de la gauche, Lula devra tôt ou tard  accroitre le nombre des portefeuilles ministériels accordés, multiplier les nominations de personnalités issues des partis de droite et du centre-droit au sein de directions d’agences fédérales, d’entreprises publiques. Il sait que les organisations les plus convoitées par ces formations sont d’abord les grandes entreprises publiques (comme Petrobras qui gère des budgets conséquents et représente des milliers d’emplois). Les nombreuses agences fédérales comptent aussi. Toutes les places attractives qui pourraient convaincre le centrão de s’aligner sur le gouvernement Lula sont aussi celles que lorgnent les partis de gauche associés au Parti des Travailleurs au sein de l’exécutif. Ce sont des places que le PT lui-même entendait occuper. Les tractations entre le pouvoir et les formations du centrão fragilisent donc aussi Lula sur sa gauche. Les alliés naturels d’aujourd’hui pourraient devenir des frondeurs demain. 

Lula, un Président sous tutelle. 

Lula pourra-t-il gouverner ? La réponse sera donnée dans les prochains mois. L’exécutif aura alors achevé les tractations destinées à construire sa majorité au Congrès. Ces négociations ne peuvent pas se prolonger ad eternam compte tenu du calendrier des travaux parlementaires et de celui que s’est fixé le gouvernement. C’est aussi sur les prochains mois et au plus tard en avril-mai que l’exécutif arrêtera la liste et le contenu des propositions de lois qu’il entend soumettre au Congrès. Enfin, la session parlementaire qui a commencé le 1er février et s’achèvera à la fin juin doit permettre aux élus de conclure par des votes les délibérations engagées sur des textes transmis l’année passée par le gouvernement Bolsonaro. 

Les premières orientations affichées par le gouvernement Lula 3 ont déjà fait apparaître des divergences au sein des partis du centrão entre opposants à l’exécutif et ralliés opportunistes. Des parlementaires du centre-droit qui animent des groupes d’élus significatifs au sein des deux chambres ont manifesté de sérieuses réticences à l’égard de la politique économique antilibérale que Lula a annoncée. Ils rejoignent ainsi les critiques formulées par les partis de droite et les forces d’opposition. Cela n’a pas empêché les secteurs les plus « physiologistes » de se laisser séduire par les propositions de postes présentées par Lula et de ses proches. Tant que l’exécutif se limitait à remettre en cause l’autonomie de la Banque Centrale, à envisager une réforme du droit du travail, ou à promettre des largesses budgétaires, la force des appétits motivait encore un nombre conséquent d’élus et de dirigeants de partis du centrão. Le populisme économique de Lula ne déplaît pas aux grands parrains de la Chambre et du Sénat que sont Artur Lira et Rodrigo Pacheco. 

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Entre la gauche de Lula et le centrão le consensus est quasi-impossible. 

Les parlementaires qui se sont laissés tenter par Lula vont être contraints rapidement d’adopter des positions politiques claires, de sortir de l’ambiguïté, de choisir entre leurs fidélités passées et les attraits du pouvoir, entre les avantages immédiats et les coûts électoraux futurs. En effet, désormais, compte tenu des projets de l’exécutif et le calendrier législatif, les parlementaires vont avoir à se prononcer sur des réformes majeures : modernisation de la fiscalité, réorganisation des structures de l’Etat fédéral, définition d’un nouveau dispositif de contrôle des dépenses publiques. Il y a bien d’autres thématiques de la vie politique et parlementaire à propos desquelles les divergences profondes existantes entre le centrão conservateur et radicalisé à droite et la gauche de Lula vont éclater au grand jour rapidement. Le consensus sera impossible sur les questions dites de mœurs, comme la protection de la famille traditionnelle, les droits des minorités sexuelles. Il sera difficile sur la politique sécuritaire. Il est improbable au sujet des mesures que prétend prendre l’Administration Lula pour contrôler les réseaux sociaux et neutraliser les stratégies d’influence menées par l’opposition bolsonariste. On imagine mal des députés membres d’églises pentecôtistes s’associer aux groupes parlementaires de gauche pour adopter des textes ouvrant de nouveaux droits aux homosexuels ou aux transgenres. On voit mal ces mêmes élus voter avec enthousiasme des textes qui limiteraient l’expression de la droite et l’extrême droite sur les plateformes numériques. 

Le consensus est clairement inimaginable en matière de politique agricole. Le gouvernement Lula annonce une ligne clairement hostile à l’agriculture productive moderne qui domine dans le Sud du pays et le Centre-Ouest. Il a recréé un Ministère du Développement Agraire peuplé de militants proches du Mouvement des Paysans sans Terre. Ce Ministère veut encourager la fameuse réforme agraire et se garde bien de condamner les invasions et occupations d’exploitations qui viennent de recommencer. Le gouvernement compte désormais un « Ministère des Peuples Originaires » qui aura pour mission de mieux défendre les populations indiennes. Ledit ministère annonce déjà un renforcement de la politique démarcation de terres indigènes, une opération qui peut déboucher du jour au lendemain sur l’expropriation de foncier agricole. Les formations du centrão ont toujours été proches des milieux agricoles les plus conservateurs. L’agriculture pourrait être le thème des prochains travaux parlementaires qui précipitera la clarification évoquée ici. 

Dans les deux scénarios désormais envisageables, Lula devra reconnaître qu’il est en position de faiblesse face à un Congrès très orienté à droite et au centre-droit. Il peut alors choisir de faire profil bas, décider de ne soumettre au Congrès que des textes acceptables pour le centrão. Le gouvernement Lula 3 devra alors faire son deuil de toutes les propositions annoncées pendant la campagne. A l’exception du domaine de la politique économique et de quelques projets sociaux, cet exécutif se limitera à gérer les affaires courantes. Un autre scénario est plus probable. La gauche et Lula vont tenter de mettre en œuvre un programme de gouvernement conforme aux engagements pris pendant la campagne. Sur le plan économique, les annonces multipliées depuis novembre montrent que l’exécutif va abandonner la politique de libéralisation menée depuis 2016, accroître les dépenses publiques, faire du secteur nationalisé le fer de lance de la réindustrialisation. Les politiques sociales populistes seront développées. Ce n’est pas forcément sur ces thèmes que le centrão va se diviser ou s’éloigner de l’exécutif.

Lula ne pourra compter que sur de majorités de circonstance, mobilisées par les Président des deux chambres. 

La déchirure se fera sur les questions agricoles et agraires, sur la politique des minorités, sur la politique étrangère [4], le fonctionnement des réseaux sociaux. Face à des propositions jugées inacceptables, Artur Lira et son collègue du Sénat ramèneront à la raison les secteurs du centrão qui flirtent avec Lula. Ils leur rappelleront qu’ils ont des intérêts électoraux, qu’ils ont affiché des orientations idéologiques devant leurs électeurs. Ils leur imposeront de lâcher le gouvernement Lula ou de quitter les partis dont ils se réclament. Lira n’attendra pas pour faire ce rappel à l’ordre la fin de l’année en cours. Dès le dernier trimestre de 2023, tous les élus parlementaires et leurs relais à l’échelle des municipalités devront préparer le prochain scrutin municipal qui a lieu en octobre 2024. Le jeu des deux présidents du Congrès et tout particulièrement d’Artur Lira a deux objectifs : garantir le maintien des prérogatives que les Présidences des deux chambres ont acquises sous Bolsonaro et privé Lula et son équipe ministérielle d’une majorité parlementaire large et stable dans le temps. Il s’agit de montrer au gouvernement que des majorités de circonstances peuvent se former, et que l’effort de rassemblement des troupes sera réalisé quand bon leur semble par les Présidences des chambres. C’est Lira, Pacheco et leurs alliés qui encourageront leurs troupes à voter avec la gauche lorsque les textes présentés leur paraîtront recevables, conformes à leurs intérêts et sans « aspérités » idéologiques ou politiques. Pour obtenir l’appui du centrão, Lula et ses ministres devront sur chaque texte négocier âprement avec les « caciques » de la Chambre et du Sénat. 

Le gouvernement Lula 3 sera de facto un gouvernement de cohabitation entre une gauche minoritaire et une droite largement majoritaire au Congrès. Même si l’exécutif est dominé par des personnalités de la gauche et de l’extrême-gauche, la politique menée sera une politique modérée, voire conservatrice. Il ne faut guère accorder d’importance aux grands discours lyriques du leader de la gauche qui prétend une nouvelle foi accomplir un grand dessein économique, social et même… diplomatique. La réalité est bien plus prosaïque. 

Lula avait commencé sa carrière politique à la tête d’un parti qui se disait révolutionnaire et socialiste. Par la force des réalités politiques et institutionnelles, il va la terminer à la tête d’un exécutif très dépendant d’un Congrès conservateur. 

[1] Confrontés à un Président de la République dont la principale activité aura été de multiplier les crises politiques, les leaders des deux chambres ont manifesté une grande capacité à faire avancer les travaux parlementaires alors que le chef de l’Etat n’utilisait guère son pouvoir d’initiative. Peu à peu, l’équilibre des pouvoirs s’est modifié en faveur du Législatif. 

[2] Le Président serait même totalement à l’abri de tout risque d’ouverture de procédure en destitution par la Chambre des députés puisque que cette ouverture exige un vote à la majorité qualifiée des 2/3 des députés, soit 342 votes favorables. 

[3] Lula a pu retrouver la liberté et ses droits civiques à la faveur d’un jugement de la Cour Suprême (STF) qui a rejeté les condamnations qui pèsent sur le leader de gauche pour vice de forme. Le STF n’a pas jugé sur le fond. Il est donc faux de dire (comme le fait une certaine presse européenne) que Lula a été innocenté. 

[4] A droite, on n’apprécie guère les « amitiés particulières » de Lula avec les dictateurs de gauche latino-américaines ou sa position sur l’invasion de l’Ukraine. 

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À propos de l’auteur
Jean-Yves Carfantan

Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.

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