Lula et le piège vénézuélien. La fraternité des dinosaures.

13 août 2024

Temps de lecture : 14 minutes
Photo : Discours du Président Lula. Ce jeudi 16 février 2023 à Brasilia, Brésil. Ton Molina/Fotoarena/Sipa USA)/44523398/Ton Molina/2302191711
Abonnement Conflits
Abonnement Conflits

Lula et le piège vénézuélien. La fraternité des dinosaures.

par

Lula a toujours été un soutien du régime chaviste et des mouvements de gauche en Amérique latine. La situation actuelle du Venezuela le gène particulièrement : s’il ne peut pas officiellement soutenir Maduro, il ne peut pas non plus le lâcher.

Analyse de Jean-Yves Carfantan parue dans IstoéBrésil.

Avec la farce sinistre que fut l’élection présidentielle de juillet dernier, le Venezuela est devenu un énorme caillou dans la chaussure de Lula, un caillou que le Président semble incapable de retirer. Pourquoi le chef de l’État brésilien s’inflige-t-il une telle gêne depuis quelques semaines ? Pour répondre à cette question, il faut revenir sur l’histoire des relations de Lula et de son parti (le Parti des Travailleurs, PT) avec le régime chaviste. Le leader de la gauche brésilienne a très souvent pris la défense du fondateur de la « révolution bolivarienne », feu Hugo Chavez. Au Brésil, pour le PT, pour son chef et une large mouvance politique et syndicale dite « progressiste », Chavez et sa révolution bolivarienne ont toujours été des acteurs majeurs de la lutte contre « l’impérialisme américain », comme les représentants du juste combat contre l’exploitation du pétrole et des richesses vénézuéliennes par des « gringos » insatiables [1].

Dès son arrivée au pouvoir en 1999, Chavez se proclame l’adversaire résolu des États-Unis, le défenseur des intérêts nationaux vénézuéliens, le porte-parole des miséreux. Dans un premier temps, il a effectivement diversifié l’utilisation de la rente pétrolière en finançant des programmes sociaux. Il a aussi utilisé cette rente pour favoriser l’essor d’une nouvelle bourgeoisie de moins en moins liée au secteur privé, de plus en plus gavée par un système politique rompant avec la démocratie. Le processus révolutionnaire conduit par Chavez a d’emblée été une stratégie populiste anachronique. La devise du régime est encore officiellement la résurrection d’une Amérique latine glorieuse et héroïque suivant partout la bannière du héros de jadis, Simon Bolivar. Dès le départ, le mouvement bolivarien a été un rêve fondé sur le retour au passé, celui des luttes de libération nationale qui provoquèrent l’effondrement de l’empire espagnol. Ce rêve-là avait déjà une puissante capacité de séduction sur les milieux de gauche latino-américains dans les années soixante. Il a encore un pouvoir d’attraction aujourd’hui au sein de la gauche politique et syndicale brésilienne.

Ce pôle idéologique est profondément convaincu depuis des lustres qu’il incarne le bien, la justice, les plus hautes valeurs morales. Il est certain aujourd’hui d’être du côté du bon côté de l’histoire, celui des vainqueurs de l’ordre mondial nouveau qui serait en train de naître. Pour la gauche, au Brésil et dans les pays voisins, le grand chambardement géopolitique global en cours obéit à une sorte de déterminisme, celui qui assurera inévitablement le triomphe du « Sud global » (les pauvres, les émergents, tous ceux qui sont méprisés par un Occident hypocrite) mené par la Chine. Parce qu’ils combattent eux aussi le mal incarné que sont les États-Unis et leurs satellites occidentaux, les chavistes vénézuéliens (comme les castristes cubains et les sandinistes du Nicaragua) sont eux aussi dans le camp des vainqueurs. La gauche brésilienne reste accrochée à une vision binaire et manichéenne de la société et du monde. Les pays occidentaux riches sont responsables de tous les malheurs de ce Sud pauvre parce qu’exploité. La démocratie et les droits de l’homme qu’invoquent ces nations impérialistes ne sont que des prétextes leur permettant d’avancer leurs pions, de défendre leurs intérêts, notamment économiques. Les sanctions que ces États pratiquent ne sont rien d’autre que des outils pour entraver ceux qui contestent l’ordre mondial établi.

La vision géopolitique de la gauche brésilienne et sud-américaine peut sembler simpliste, surannée. Elle reste pourtant très influente au sein de formations politiques, dans le monde académique et chez de nombreux formateurs d’opinion. Au premier socle idéologique ancien forgé par le catholicisme social et le marxisme s’est ajoutée la petite musique récente du wokisme. Dans les cercles militants et les appareils de partis, la rigidité doctrinale garantit une douce tranquillité intellectuelle. C’est cette rigidité qui explique l’exceptionnelle fidélité de Lula et de son parti au pouvoir bolivarien, à Chavez et à celui qui lui a succédé à partir de 2013.

Le club de rencontres des dinosaures.

Dans les années qui suivent le retour de la démocratie au Brésil, à la fin des années 1980, le pays de référence pour les leaders de la gauche, c’est Cuba. Le régime castriste va profiter du vaste réseau de soutien qu’il entretient en Amérique latine pour favoriser la création d’une organisation internationale qui verra le jour en 1990 dans la grande métropole du Sud-Est au Brésil. C’est le Forum de São Paulo. Le pouvoir cubain n’est pas le seul parrain de cette structure de coordination internationale. Celle-ci est également soutenue par le Parti des Travailleurs de Lula. Elle va rassembler des formations politiques, des syndicats, des mouvements de guérilla du sous-continent. Tous s’opposent aux politiques de libéralisation et d’ouverture économique alors mises en œuvre par plusieurs États de la région. Tous disent vouloir œuvrer en faveur de l’intégration latino-américaine dans les domaines économique, politique et culturel.

Selon l’organisation, plus de 100 partis et organisations politiques de différents pays participent actuellement aux réunions [2]. Le forum a été dès le début et reste encore aujourd’hui un canal d’influence essentiel pour le régime cubain et ses alliés dans la région. Lorsque Hugo Chávez accède au pouvoir à Caracas en 1999, il devient le premier membre du forum à accéder à la présidence d’un pays de la région depuis la création de l’organisation. C’est le début de ce qui a été appelé ensuite la vague rose pour évoquer les victoires successives et l’arrivée au pouvoir de plusieurs leaders de gauche dans la région au début des années 2000 : Lula au Brésil (2002), Nestor Kirchner en Argentine (2003) Evo Morales en Bolivie (2006), Raphael Correa en Équateur (2007).

Au sein du Forum de São Paulo comme dans la plupart des formations de gauche du sous-continent, les leaders politiques défendent dès le départ la révolution bolivarienne et le pouvoir chaviste. Ils utilisent les mêmes arguments et le même schéma de pensée qu’ils mobilisent aujourd’hui pour défendre le dictateur Maduro. Les forces sociales qui dirigent le Venezuela (essentiellement une alliance entre des militaires, des dirigeants de compagnies publiques et une bourgeoisie liée au régime) seraient depuis l’émergence du chavisme constamment exposées aux attaques des puissances impérialistes. Ces forces luttent contre l’ingérence active et permanente des États-Unis dans les affaires du pays. L’opposition est bien évidemment un agent conscient ou non de ces puissances hostiles. Les sanctions américaines imposées au pays sont la principale cause de la grave crise économique. L’opposition au régime est animée par des leaders forcément réactionnaires (voire fascistes) et n’a pour seules ambitions que la réduction des droits sociaux, la privatisation de l’industrie pétrolière, l’affaiblissement de la souveraineté du pays. Le refrain est régulièrement repris au sein du forum. Il est aussi chanté par les appareils politiques nationaux. Il fera partie jusqu’à nos jours des hymnes adulés par les militants du PT brésilien.

Lula, le grand frère de Chavez.

Avant même son élection pour un premier mandat présidentiel (en 2002), comme chef du Parti des Travailleurs, Lula ne cesse de manifester sa sympathie pour la révolution bolivarienne. Il sait pourtant parfaitement que Chavez est déjà en train d’instrumentaliser les règles démocratiques pour affaiblir la démocratie. Profitant de sa popularité, le Président vénézuélien a ainsi multiplié les pressions sur la Cour suprême dès 1999 et obtenu la réunion d’une assemblée constituante qui produira une nouvelle loi fondamentale en 2000 limitant déjà les libertés. Réélu, le leader de la révolution bolivarienne commence à poursuivre les juges fédéraux. Ses attaques répétées contre l’institution judiciaire provoquent d’ailleurs la démission de la Présidente de la Cour Suprême…

En 2002, alors qu’il vient d’être élu Président mais n’a pas encore été investi, Lula va apporter un soutien au leader vénézuélien alors dans une mauvaise passe. Le Venezuela connaît alors une pénurie d’essence en raison d’une grève des travailleurs de raffineries appuyée par l’opposition à Chávez. Quelques mois plus tôt, en avril, le président vénézuélien a été la cible d’un coup d’État qui l’a écarté du pouvoir pendant deux jours. Les groupes d’opposition, avec le soutien des secteurs économiques et de l’armée, ont réussi à démettre Chávez de ses fonctions et à le maintenir en prison. Le coup d’État échoue et Chavez revient au pouvoir renforcé. En novembre, à la demande de son successeur élu, le gouvernement brésilien sortant de FH. Cardoso répond favorablement aux appels d’Hugo Chávez et fournit de l’essence au Venezuela, qui souffre de pénuries dues à la grève des salariés de l’entreprise pétrolière nationale [3].

En janvier 2003, Chavez est invité à la cérémonie d’investiture de Lula à Brasilia. Dès sa prise de fonction, le leader du PT coordonne la création d’un groupe des « Amis du Venezuela ». Composé par des représentants du Brésil, des États-Unis, du Mexique, du Chili, de l’Espagne et du Portugal, cette instance doit être un espace de dialogue avec l’opposition vénézuélienne après la tentative de coup d’État et les grèves qui ont fragilisé le pouvoir de Chavez. Les deux chefs d’État promeuvent également un partenariat stratégique entre le Brésil et le Venezuela et vont décider de la mise sur pied de réunions bilatérales trimestrielles qui fonctionneront effectivement entre 2003 et 2010.

C’est ce partenariat stratégique qui conduit les deux gouvernements à annoncer dès 2003 la construction de la raffinerie de pétrole Abreu e Lima, à Ipojuca (Pernambouc). Le projet prévoit une association entre Petrobras et la compagnie pétrolière nationale vénézuélienne PDVSA. Les deux firmes doivent participer ensemble à la construction de l’installation, PDVSA assurant 40% des charges d’investissement [4]..Deux ans plus tard, en 2005, un accord en bonne et due forme est signé entre Petrobras et PDVSA, sous les auspices de Lula et de Chavez. Le Président brésilien en profite pour multiplier les éloges à la révolution bolivarienne et à son leader. Pour Lula, Chavez conduirait une expérience démocratique sans égal dans l’histoire de la région. Il en vient même à évoquer déjà (le propos sera répété plus tard) l’excès de démocratie qui existerait dans le pays voisin….

Le 15 août 2004 est un tournant dans l’histoire politique du Venezuela. Ce jour-là, les citoyens sont appelés aux urnes pour décider du maintien ou de la destitution de leur Président, Hugo Chavez. Au cours de la campagne, divers partis étrangers membres du Forum de São Paulo affichent clairement leur soutien à Chavez. C’est ce soutien que rappellera Lula en 2005, lors de la célébration des 15 ans du club de rencontres. En 2006, le président brésilien intervient directement dans la campagne présidentielle vénézuélienne en appelant à voter pour Chavez, candidat à sa réélection qui emportera une victoire déjà contestable et contestée.

Depuis 2005, le Venezuela compte parmi les pays de la région que Lula a choisi de favoriser grâce aux prêts à conditions privilégiées fournis par la BNDES et destinés à financer la réalisation de travaux d’infrastructures conduits par des entreprises brésiliennes, notamment le groupe Odebrecht. Les prêts en question sont fournis aux gouvernements de pays amis par la Banque de développement brésilienne. Ils doivent être consacrés au règlement des travaux que réalisent des entreprises brésiliennes. C’est aux gouvernements emprunteurs que revient la responsabilité de rembourser ces crédits et de payer les intérêts. En cas de défaillance des emprunteurs, la BNDES peut se retourner vers le Fonds de Garantie à l’Exportation (alimenté par le budget fédéral brésilien) qui se substitue aux débiteurs défaillants. Entre 2003 et 2016,  la BNDES va ainsi prêter 1,5 milliard de dollars au Venezuela, des crédits destinés à financer des services d’ingénierie relatifs à la construction de nouvelles lignes de métro dans la capitale, un chantier naval, une unité de sidérurgie et des travaux d’assainissement des eaux usées. La Banque octroiera aussi un crédit de 1 milliard de dollars destiné à financer les importations de produits brésiliens, aliments et avions notamment [5].

Le partenariat stratégique créé entre le Venezuela bolivarien et le Brésil de Lula sera à l’origine de la création de structures nouvelles destinées à favoriser l’intégration régionale. Ce sera le cas de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), créée en 2008, et la Communauté des États latino-américains et caribéens (Celac), créée en 2010. En 2012, grâce au soutien sans faille du gouvernement brésilien (alors dirigé par Dilma Rousseff, également du PT), le Venezuela a rejoint le Mercosur, un groupe qui comprenait alors le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay. Cinq ans plus tard, en 2017, le pays sera suspendu du bloc au motif qu’il avait violé les protocoles avec les principes démocratiques.

La gauche brésilienne adopte le dauphin de Chavez…

Hugo Chávez restera encore quelque temps au pouvoir à Caracas, après la fin du second mandat de Lula au Brésil. En 2012, il remporte à nouveau l’élection présidentielle dans des conditions toujours suspectes. Il entame alors son quatrième mandat. Pendant ses quinze années de pouvoir, Chavez a œuvré efficacement pour infiltrer l’appareil de l’État, placer diverses institutions sous sa coupe. Il a modifié les règles électorales pour favoriser la formation soutenant le pouvoir et pénaliser les forces d’opposition. En 2012, Chavez est réélu Président pour un quatrième mandat et bat son concurrent de l’opposition. Il a promis de radicaliser son programme socialiste. Pendant toute la campagne, il a compté sur l’appui décisif d’une entreprise brésilienne de communication politique, partenaire du Parti des Travailleurs et déjà en charge de campagnes auprès de Lula. Le pouvoir vénézuélien s’est engagé à payer ce service 35 millions de dollars. En réalité, ce sont les entreprises de BTP brésiliennes désormais très engagées au Venezuela et assurées localement de marchés qui assureront une partie du paiement.

Élu vice-président aux côtés d’Hugo Chávez, Nicolás Maduro sera le dirigeant de facto du Venezuela à partir de 2013, lorsque le président en titre se retire pour soigner un cancer. Ancien chauffeur de bus et dirigeant syndical du métro de Caracas, Formé à Cuba pendant quelques années, Nicolás Maduro a été à son retour membre du parlement. Il a même présidé l’Assemblée nationale vénézuélienne. À partir de 2006, il a été ministre des Affaires étrangères du gouvernement Chávez. Le leader de la révolution bolivarienne meurt en mars 2013. À l’occasion, Lula publiera un vibrant hommage : « aucune personne un tant soit peu honnête ne peut ignorer le degré de camaraderie, de confiance et même d’amour qu’il ressentait pour la cause de l’intégration latino-américaine, pour l’intégration de l’Amérique du Sud et pour les pauvres du Venezuela. Peu de dirigeants et de leaders politiques, parmi les nombreux que j’ai connus dans ma vie, croyaient autant que lui à la construction de l’unité de l’Amérique du Sud et de l’Amérique latine ».

À la mort du président, Maduro continue à gouverner par intérim. L’élection présidentielle est fixée pour avril. Lula n’hésite pas alors à intervenir directement dans la campagne. Il prépare et enregistre une vidéo destinée à être utilisée par le parti au pouvoir à Caracas. Ce film est présenté le 1er avril 2013 lors d’une session extraordinaire du Forum de São Paulo qui se déroule à Caracas, treize jours avant la date du scrutin. Le discours se termine par un message limpide : « Une phrase résume tout ce que je ressens. Maduro Président, c’est le Venezuela dont rêvait Chávez ». La campagne et le déroulement du scrutin ne correspondent pas aux règles d’une élection libre et régulière. Les forces d’opposition ont été intimidées ou menacées en permanence avant le jour du vote. Les accusations de fraude sont nombreuses. Le successeur de Chavez est pourtant déclaré vainqueur contre le candidat de l’opposition Henrique Capriles, de la Mesa de la Unidad Democrática (MUD), par une faible marge, avec 50,61 % des voix.

Peu après la victoire de Maduro, la situation économique devient dramatique. Le manque de produits essentiels et la dégradation des conditions de vie provoquent des mouvements de protestation au sein de la population à partir de 2014. Les manifestations vont s’intensifier au fil du temps et provoquer une réponse violente de la part des forces de sécurité du gouvernement. Début 2014, des dizaines de personnes sont tuées par les autorités vénézuéliennes. Pendant le chaos, le PT publie une déclaration contre les tentatives présumées de « déstabilisation de l’ordre démocratique au Venezuela » et affirme que « le gouvernement vénézuélien s’est engagé à maintenir la paix et des garanties complètes pour tous les citoyens vénézuéliens ». Ce n’est pas l’avis de centaines de milliers d’habitants qui fuient le pays. Un des plus grands exodes du XXIe siècle commence…

…Et lui apporte un soutien sans faille.

Pourtant, on sait à Brasilia que depuis le début de son mandat le successeur de Chavez organise progressivement un glissement vers la dictature. Maduro gouverne par décrets. Il ne respecte plus le principe d’indépendance des pouvoirs, intervenant en permanence dans la vie parlementaire, nommant des haut-magistrats à sa botte. Le régime censure la presse, ordonne des arrestations de dizaines d’opposants, qu’il maintient au secret et torture. Maduro a considérablement renforcé les effectifs d’une milice autorisée à pratiquer la répression la plus aveugles. Appelés coletivos, les groupes armés de cette milice peuvent intervenir n’importe quand, n’importe où. La propagande officielle est partout. Elle ment, mystifie et désigne des boucs émissaires qui seraient les responsables d’une crise économique abyssale provoquée d’abord par le régime lui-même.

En 2015, les électeurs vénézuéliens sont appelés aux urnes pour élire les membres de l’Assemblée Nationale. L’impopularité du gouvernement chaviste est à son apogée. En dépit de toutes les manœuvres du pouvoir, l’opposition remporte ce scrutin législatif. Maduro va pourtant utiliser la Cour suprême, les tribunaux électoraux (désormais aux ordres) et l’armée pour intimider les parlementaires et réduire les attributions et compétences de l’institution. Le premier semestre de l’année 2017 est émaillé de manifestations d’ampleur à travers tout le pays. Ces protestations sont réprimées de plus en plus violemment. Plus de 130 personnes seront assassinées au cours de manifestations ou durant les incarcérations entre janvier et juin 2017.  Le 30 juillet, Maduro fait élire une nouvelle Assemblée Constituante à sa main. Mission : élaborer une nouvelle Loi Fondamentale qui supprimera la plupart des compétences du Parlement. Pour tenter de s’opposer à cette manœuvre, l’opposition organise un contre-référendum auquel participent plusieurs millions d’électeurs.

La convocation d’une Assemblée Constituante à la main du gouvernement, suscite une nouvelle vague de protestations populaires. Plusieurs milliers de manifestants et des membres de l’opposition sont arrêtés. Les observateurs de l’ONU se voient refuser l’accès au pays par les autorités. L’État de droit apparaît de plus en plus fragile. Maduro joue le bras de fer. Au lendemain de la convocation de la nouvelle Assemblée, la procureure générale du pays est révoquée.

Il est désormais évident pour tous les observateurs que le Venezuela est devenu une dictature. Les sanctions internationales contre le pouvoir chaviste se multiplient. Au Brésil, le parti de Lula a perdu le pouvoir, après la destitution de Dilma Rousseff (2016). Son successeur se joint aux protestations qui émanent de nombreux gouvernements du monde occidental et de l’Amérique latine. De leur côté, les responsables du Parti de Lula s’accrochent lus que jamais dans leur tranquille rigidité idéologique. En juillet 2017, un mois après avoir remporté la présidence du PT, la sénatrice Gleisi Hoffmann, fidèle parmi les fidèles de Lula, radicalise son discours et exprime son soutien total à l’Assemblée Constituante convoquée par Maduro. Lors de l’ouverture de la 23e réunion du Forum de São Paulo, qui se tient au Nicaragua, la présidente du PT réitère « le soutien et la solidarité avec le gouvernement du PSUV (Parti socialiste unifié du Venezuela), ses alliés et le président Maduro face à la violente offensive de la droite ».

En mai 2018, au terme d’un scrutin très controversé auquel l’opposition a refusé de participer, Maduro est réélu Président pour un mandat de six ans. Cette victoire ne sera reconnue ni par l’Organisation des États américains (OEA), ni par l’Union européenne, les États-Unis et… le Brésil. Un rapport de l’OEA conclut peut après le début de ce nouveau mandat présidentiel que des crimes contre l’humanité ont été commis au Venezuela depuis l’arrivée au pouvoir de Maduro. En 2019,le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme Michelle Bachelet (ancienne Présidente du Chili) publie un rapport qui souligne que les forces de sécurité vénézuéliennes ont exécuté sommairement plus de 9 000 personnes depuis deux décennies et que plus de sept millions de citoyens ont fui le pays.

La gauche brésilienne n’est pas ébranlée. Le Forum de Sao Paulo non plus. Tout ce monde semble ne plus avoir pensé depuis le début des années soixante, lorsqu’à l’époque de la guerre froide, les forces progressistes s’engageaient dans la résistance après les coups d’État militaire qui se multipliaient sur la région. Comme si elles devaient encore lutter contre la puissance impériale du nord. C’est encore la Présidente du Parti des Travailleurs qui exprime le mieux cette rigidité doctrinale qui ne se préoccupe ni du réel, ni de la simple morale. Au début de 2019, quelques mois après la réélection de Maduro, Gleisi Hoffmann met en ligne une vidéo dans laquelle elle défend sans nuance le régime bolivarien et souligne que Maduro a été élu par 67% des voix du peuple vénézuélien… Elle oublie de mentionner que ces élections ont connu un taux record d’abstention (54% des électeurs inscrits ne se sont pas déplacés) et que les fraudes enregistrées par les observateurs de l’opposition se sont multipliées. Sur tous les bureaux de vote, les électeurs qui s’étaient déplacés avaient découvert la présence de groupes de miliciens bolivariens chargés d’intimider les citoyens [6].

Lorsque l’année 2019 commence, la population vénézuélienne s’attend à vivre à nouveau pendant 5 ans dans un pays gouverné par un pouvoir arbitraire, où les droits fondamentaux sont de moins en moins respectés. Dans un pays qui devient une sorte de Cuba-bis. Au Brésil, le gouvernement de droite de Jair Bolsonaro suspend les relations diplomatiques avec le pays voisin. À gauche, le manichéisme est toujours de mise. On continue à défendre les camarades chavistes qui seraient de pauvres victimes innocentes de « l’ordre impérialiste ». On évite évidemment tout contact avec le monde réel. Le geste serait pourtant facile à accomplir. Au début de 2023, alors que Lula entamait un troisième mandat présidentiel, on comptait 510 000 réfugiés vénézuéliens au Brésil…

[1] Soulignons qu’il ne s’agit pas ici de considérer les États-Unis comme une puissance innocente qui ne se serait jamais mêlée des affaires de ses voisins. Il faudrait être terriblement ingénu pour ne pas savoir que le pétrole vénézuélien a toujours intéressé le grand pays du nord du continent. De là à imputer aux « gringos » du Nord tous les malheurs du Sud, il y a un énorme pas que les leaders de la gauche sud-américaine franchissent avec une facilité déconcertante depuis des décennies…

[2] Parmi les membres actuels, on compte le Parti Communiste de Cuba, le Front Sandiniste du dictateur nicaraguayen Ortega, le Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV, la formation chaviste), le Mouvement vers le Socialisme du Président bolivien Luis Arce et le Parti de Lula au Brésil….

[3] Le Forum de São Paulo joue un rôle déterminant dans le maintien de Chávez au pouvoir après la période difficile de 2002. C’est au sein du Forum et pas seulement dans le cadre de relations bilatérales que Caracas noue des liens puissants avec le régime cubain.

[4] La compagnie vénézuélienne ne respectera pas son engagement. Le complexe de raffinage sera finalement entièrement construit par Petrobras et ne commencera à fonctionner partiellement qu’en 2014. Les travaux seront paralysés à partir de 2015, à la suite du scandale de détournement de fonds publics concernant Petrobras

[5] En 2024, le Venezuela n’a remboursé que 680 millions d’USD. Les contribuables brésiliens ont donc dû renflouer les caisses de la BNDES pour plus de 1,8 milliard d’USD…

[6] Le politologue Javier Corrales, l’un des principaux analystes du déclin démocratique au Venezuela, a réalisé une étude décrivant 117 violations électorales dans le pays entre 1999 et 2018. Ainsi, le Conseil National Électoral a modifié les règles de validation des partis peu avant les élections. En conséquence, le nombre de partis est passé de 62 à 17, dont seulement deux de l’opposition. Même la convocation des élections, qui a eu lieu en janvier, a violé la règle selon laquelle les scrutins doivent être organisés au moins six mois à l’avance. En décembre 2017, M. Maduro a également ordonné au CNE de sanctionner les partis politiques qui avaient boycotté les élections municipales de cette année-là, en violation de la loi. Voir la page de Javier Corrales sur le site de la revue américaine Americas Quarterly : https://americasquarterly.org/aq-author/javier-corrales/

À propos de l’auteur
Jean-Yves Carfantan

Jean-Yves Carfantan

Né en 1949, Jean-Yves Carfantan est diplômé de sciences économiques et de philosophie. Spécialiste du commerce international des produits agro-alimentaires, il réside au Brésil depuis 2002.
La Lettre Conflits
3 fois par semaine

La newsletter de Conflits

Voir aussi

Pin It on Pinterest