L’Ukraine est une entité fragile : écartelée entre des fleuves dépourvus de hiérarchie, mal délimitée dans ses frontières, elle représente le cœur et les fonts baptismaux de « l’Empire russe », tout en étant paradoxalement sa marge ou sa « marche » méridionale. Largement ouverte et donc vulnérable vers le nord, l’ouest et l’est, l’Ukraine a cependant l’avantage de représenter l’accès à la mer Noire et de là, à la Méditerranée, avantage que la Russie, à peu près fermée vers le sud, jalouse. Cette attirance géographique silencieuse s’avère persistante dans l’histoire, décisive dans les choix politiques, invisible sur le terrain et à vrai dire, fatale.
André Louchet, docteur d’État ès lettres, professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne
« Des mers du sud au cercle polaire,
S’épanouissent nos forêts et nos champs.
Tu es seule sur terre, tu es unique !
Terre natale gardée par Dieu. »
Hymne national russe
Une « marche » (край)
Les frontières d’Ukraine sont très artificielles : elles constituent un curieux héritage qui pose la question des limites de l’empire des tsars sur toutes ses bordures, dont la plus méridionale. L’Ukraine, dont l’étymologie est à relier au terme kraj (край), mot qui signifie « limite », « frontière » ou mieux, géographiquement parlant « marche », est un territoire tampon entre deux régions ou royaumes aux contours changeants. Le grand royaume de Pologne, débordant de la mer Baltique à la mer Noire, ceinturant la Biélorussie et les pays baltes, atteignant la Slovaquie et la bordure nord des Carpates roumaines, témoigne des frontières mouvantes et des oscillations territoriales permanentes dans l’histoire des Rous et des Polonais.
Une indifférence totale à la nature : la divergence hydrographique
Il est peu d’unité physique dans cette région du monde : les cours des quatre fleuves principaux, qui sont de l’ouest vers l’est le Dniestr, le Boug, le Dniepr et le Donetz (auxquels on pourrait ajouter au-delà de la frontière, le cours du Don) drainent de façon indifférente, en restant parallèles entre eux, les grandes plaines ukrainiennes, n’engendrant par là aucun carrefour de confluence comme il en existe par exemple dans les grands fleuves d’Amérique du Nord. D’où l’absence de grandes convergences propices à l’éclosion d’une vie urbaine, d’un centre politique et à la fixation des traits essentiels d’un peuplement dense et organisé. À l’est, le Donetz, né dans la région de Bielgorod, dont le cours supérieur se voit amputé de ses affluents de rive droite par le Dniepr, ne fait que traverser en étranger la plaine ukrainienne avant sa confluence avec le Don en amont de Rostov. Les affluents de la rive gauche du Dniepr, eux-mêmes nés dans les hauteurs indécises de Kharkov et de Koursk, rangés parallèlement comme les dents d’un peigne, ne réussissent pas davantage à focaliser un centre. À l’ouest, le Boug et le Dniestr, nés dans les hauteurs de Lvov, rejoignent la mer Noire en cours parallèles, ne fixant jamais une confluence quelconque. Nulle part on ne trouve, au cœur des riches terres à blé ukrainiennes, un centre incontestable qui pourrait donner une unité à la région.
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L’ample bassin versant du Dniepr dont l’orientation générale du fleuve, coulant du nord-ouest vers le sud-est est guidée par la subsidence de la mer d’Azov, aurait pu être un facteur d’unité régionale : c’était sans compter sur le barrage formé par la chaîne du Caucase et son prolongement en Crimée, la chaîne tauride. Le coude brutal du Dniepr vers le sud-ouest témoigne d’une capture fluviale au profit de l’ombilic de subsidence de Kherson. La difficile sortie vers le sud n’offre dès lors que deux passages, le détroit de Kertch et le golfe de Kerkinit. À défaut d’organiser un centre, le fleuve Dniepr aurait pu permettre une circulation aisée depuis les rives de la mer Noire jusqu’à la région de Smolensk : c’était compter sans la rupture de charge provoquée par les rapides de Dnieprogues entre Zaporoje et Dniepropetrovsk, seuil entre la Podolie et le Donbass. L’Ukraine est ainsi morcelée par quatre fleuves parallèles, aux cours anguleux, mal reliés les uns aux autres, séparés par des plateaux sans vigueur, en l’absence de lignes directrices claires. Nulle ligne de partage des eaux, nulle ligne de crête, nul cours fluvial ne matérialisent donc les frontières ukrainiennes.
Une frontière incohérente
Comment qualifier la frontière septentrionale de l’Ukraine ? Timidement dessinée au sud des gigantesques marais de Pinsk-Pripet, qui la séparent de la Biélorussie, ne s’appuyant jamais sur un organisme hydrographique quelconque sinon un très court trajet du Dniepr entre Kiev et Gomel, elle montre une indifférence totale à la nature, sectionnant les réseaux hydrographiques la Desna, du Seim, de la Soula, du Psel, de la Vorskla avec une négligence coupable, évitant Bielgorod et Millerovo pour finir dans un erratique parcours dans le Donbass, ne prenant même pas la peine d’utiliser le Don comme limite ferme. À l’ouest, tranchant les Carpates entre Czenovic et Lvov, adossée à la Moldavie dont la limite très approximative mime le cours du Dniestr, ou encore à l’est, se fondant imperceptiblement dans la dépression de Manytch-Azov, la frontière n’esquisse nulle part un dessin cohérent. Ni bassin versant hydrographique, ni échine montagneuse, ni continuité géologique ne sont capables de définir une « frontière » définitive ou indiscutable. Mais la géographie humaine n’est pas davantage facteur d’unité. On observe en effet, si l’on considère la langue parlée, une dilution extrême de la langue ukrainienne depuis l’est (entièrement russophone) vers l’ouest (totalement ukrainophone), si l’on met à part les petites enclaves de langue polonaise, hongroise (dans les Carpates), tatar, roumaine ou grecque. Cette fragilité consubstantielle est à l’origine même des contestations, des débats, jusqu’aux combats affectant cette région du monde. Il s’est ensuivi un certain nombre de tentatives de matérialisation de « régions », dont la plus connue, le Donbass.
Le Donbass (mot centaure ou mot-valise) formé par le collage du toponyme du fleuve Donetz et du substantif « bassin » (pour désigner le bassin minier) et qui correspond à ce que l’on nommait autrefois la steppe pontique ou la Méotide, est un toponyme d’origine soviétique, bassin minier créé pour lancer l’économie de l’URSS dans la production de fonte et d’acier. Mais il existe plusieurs acceptions géographiques de ce bassin, car aucune de ces acceptions n’est officiellement reconnue, le terme lui-même étant ambigu : la région géographique du Donbass est plus vaste que la simple addition des oblasts de Lougansk et Donetsk, car elle déborde – si l’on considère l’extension des veines charbonnières – sur la région de Dniepropetrovsk. La définition actuelle la plus courante du Donbass se résume à l’addition des oblasts ukrainiens de Donetsk et de Lougansk, alors que l’Eurorégion « Donbass » réunit à la fois les oblasts ukrainiens de Donetsk et Lougansk ainsi que l’oblast de Rostov, qui est indiscutablement russe. Si la géographie s’avère tout à fait impuissante dans l’organisation du territoire, l’histoire serait-elle donc l’acteur majeur de la création des frontières dans cette partie de l’Europe orientale ? En réalité, l’histoire ne vient qu’imparfaitement à la rescousse pour tenter d’expliquer la question du nationalisme ukrainien.
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La Crimée, ou Tauride des Grecs anciens, fut intégrée artificiellement à la république soviétique d’Ukraine en 1954 par son détachement de la République soviétique de Russie. La légende prétend que ce changement de propriétaire aurait été le résultat d’une partie de poker entre Nikita Khrouchtchev (1894-1971), Premier secrétaire du comité central du Parti communiste d’Union soviétique, et le secrétaire général du Parti communiste ukrainien, partie engagée dans un état d’ébriété manifeste de la part des deux protagonistes et finalement perdue par Khrouchtchev. (Il est également possible que cet épisode ait été, en littérature, transposé dans un roman britannique et humoristique de David Forrest de 1969 : « Et à mon neveu Albert, je lègue l’île que j’ai gagnée au poker. » (« And to My Nephew Albert I Leave the Island What I Won off. ») Or cette péninsule tauride n’a pas qu’un intérêt touristique lié à son climat méditerranéen (Yalta) ou à sa valeur géostratégique terrestre.
La dimension navale et la maîtrise de l’espace maritime
Car il est un autre fait peu mentionné : l’importance de la dimension maritime du différend entre Ukraine et Russie. L’accès aux mers chaudes a toujours été un objectif maritime de la Russie. Et il faut dire qu’en ce domaine, la Russie n’était guère favorisée : non seulement ses débouchés étaient étroits sur la mer d’Azov, mais ils l’étaient sur la mer Noire elle-même. Fait aggravant, depuis la fragmentation de l’URSS, l’Ukraine possédait la plus grande partie du littoral de la mer Noire, la Russie n’y ayant accès qu’indirectement avec le port de Rostov-sur-le-Don par le « sas » de la mer d’Azov, ou directement avec Novorossiisk sur le flanc sud-ouest du Caucase.
C’est dire que la partie de bras de fer entre les deux États était somme toute fatale. Crimée et mer d’Azov en sont les enjeux principaux. La Crimée est une presqu’île dissymétrique : son flanc nord en pente douce vers le golfe de Karkinit est l’amorce du grand bassin sédimentaire du Dniepr. Sa partie sud-est formée de la chaîne montagneuse de Tauride, orientée SW-NE, dernier prolongement du Caucase vers l’ouest et culminant à 1 540 m au nord de Yalta. Vers le nord-est, cette chaîne tauride s’abaisse dans l’ensellement de Kertch, débouché austral de la mer d’Azov.
Une Crimée russe entièrement bordée par des mers ou des territoires ukrainiens perd une grande partie de sa valeur stratégique. La même situation se reflète, comme en un miroir, dans la mer d’Azov. Étrange mer : quasiment lac intérieur, encombrée de lagunes et de flèches sableuses (Flèche d’Arabat à l’ouest), alimentée par les eaux douces du Don qui se termine par un delta à Rostov et défavorisée par des eaux peu profondes, la mer d’Azov a toutefois l’avantage stratégique de lier la dépression du Manitch, entièrement russe, aux riches gisements miniers du Donbass, officiellement ukrainiens.
Un accord de coopération entre l’Ukraine et la Russie (signé en 2003) établissait que la mer d’Azov était une « mer interne partagée », terme ambigu et semble-t-il, absent des définitions de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (UNCLOS). Mer interne certes, mais qui ne peut être qualifiée de mer ni « intérieure » ni « territoriale » puisque bordée par plusieurs États. Les visées russes semblent claires, faire de la mer d’Azov une mer intérieure.
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La géométrie complexe des deux losanges contigus Crimée-mer d’Azov entraîne ainsi une dissymétrie essentielle exploitable par les deux parties en présence. La possession de la Crimée par la Russie (2014) a déjà donné le contrôle maritime du détroit de Kertch par le passage en eaux intérieures de la mer d’Azov à la mer Noire. Cet avantage maritime a été poussé par la construction en 2018-2019, après le retour de la presqu’île à la Russie, d’un immense pont de 18 km, à la fois routier et ferroviaire au-dessus du détroit de Kertch lui-même. Ce pont dont le tirant d’air n’est que de 33 m[1] interdit aux gros bâtiments de joindre mer d’Azov et mer Noire. Si l’on y ajoute la fermeture arbitraire du détroit de Kertch par la Russie, le port ukrainien de Mariopol est complètement paralysé (la fermeture d’une semaine en août 2018 a fait baisser son trafic de 30 %). La combinaison de l’existence du pont et d’une navigation entièrement contrôlée par la Russie dans le détroit de Kertch ouvrirait à la Russie à la fois l’espace terrestre et l’espace maritime de l’ensemble mer d’Azov-Crimée. La possession totale de la mer d’Azov donnerait un avantage géostratégique décisif à la Russie dans son accès à la mer Noire et par là même, à la Méditerranée. La situation est très critique pour la marine ukrainienne puisqu’elle a perdu l’usage du port de Mariopol (anciennement Jdanov) dès le début du conflit ; puis celui de Kherson et, sur l’embouchure du Boug, de Nikolaev, port hautement symbolique, car les plus grands bâtiments de combat de l’ex-URSS y étaient construits, comme le porte-avions Kuznetsov. L’Ukraine a ainsi perdu à Nikolaev la frégate Hetman Sagaidachny, en IPER[2], donc incapable de prendre la mer et contrainte de se saborder le 28 février 2022. Le 3 mars, le cargo estonien Helt, à l’ancre au large d’Odessa, touché par une mine, a sombré. La marine russe devient maîtresse de la mer d’Azov et du nord de la mer Noire avec une trentaine de bâtiments sur zone.
Mais la volonté russe d’un accès total à la mer Noire va plus loin. Sur tout le pourtour de la mer Noire, la limite des eaux territoriales est de 12 milles. La mer Noire étant une mer semi-fermée et de petite taille, il n’existe nulle part de haute mer, et les ZEE sont contiguës entre les pays riverains. Si la frontière maritime entre la Turquie d’une part, Russie, Géorgie et Ukraine d’autre part sont des frontières exogènes (selon la définition de Georges Labrecque : héritées par la suite de sécession ou d’unification), les frontières maritimes entre Russie, Ukraine et Roumanie ne sont que « virtuelles » c’est-à-dire non encore délimitées. À cet égard, la frontière maritime entre Roumanie et Ukraine présente une particularité – l’île des Serpents – qui pourrait avoir des conséquences importantes dans l’accès des pays riverains à la Méditerranée. Longtemps en litige entre Roumanie, Ukraine, Empire russe, puis Union soviétique, cette minuscule île gréseuse, disposée au large du delta du Danube, tour à tour grecque, moldave, ottomane, russe (en 1829, mais sans que l’île ne soit exactement mentionnée), roumaine (depuis 1878), occupée par les Soviétiques, elle devient base militaire en 1948. La délimitation de cette frontière entre URSS et Roumanie autour de l’île des Serpents ne se fit pas sans difficulté, les ambitions roumaines et soviétiques étant finalement réglées par un accord bipartite, donnant à l’île des Serpents un arc de cercle sous souveraineté soviétique, devenant ukrainienne au démantèlement de l’URSS. La prise de l’île dès le début du conflit est plus qu’un épisode de la volonté russe d’en découdre avec ses voisins : elle est le marqueur de sa volonté maritime de gagner les mers chaudes.
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Mes remerciements à Anne Pinot (ICES) pour son aide précieuse.
[1] À titre de comparaison, le Bridge of the Americas sur le canal de Panama a un tirant d’air de 61,3 m. Et 68 m pour le canal de Suez.
[2] IPER : Indisponibilité Périodique pour entretien et réparations. La frégate Hetman Sagaidachny était un bâtiment de 123 m de long, mis au service opérationnel en 1993.