Situé à l’extrême-ouest de l’Ukraine, l’oblast de Subcarpatie est frontalier de quatre pays de l’Union européenne : la Hongrie, la Roumanie, la Slovaquie et la Pologne. Depuis l’entrée des troupes russes en Ukraine, il est à nouveau au centre des débats en Europe centrale et orientale. Ce territoire est aujourd’hui dans le giron de Kiev mais comporte encore en son sein une population hongroise. Une configuration qui expliquerait la position tant décriée de la Hongrie dans le conflit russo-ukrainien, alors que certains prêtent des visées irrédentistes à Viktor Orbán.
L’incompréhension dont font preuve les Européens de l’Ouest concernant cette région est telle qu’elle se traduit aussi par une erreur terminologique. En français, le terme le plus usité pour qualifier cette région est « Transcarpatie », une appellation partant du point de vue des locuteurs vivant à l’est de la barrière des Carpates orientales. Ce terme est celui en cours depuis 1946, date à laquelle cette région est passée sous domination soviétique avant d’appartenir à l’Ukraine indépendante à partir de 1991. Le point de vue occidental oblige pourtant à utiliser la variante « sub- » étant donné que ce territoire est situé sur le versant occidental des Carpates. C’est pourquoi les Hongrois appellent cette terre Kárpátalja, dont la traduction la plus fidèle serait « ce qui est au pied des Carpates ».
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« Kárpátalja »
Cette précision n’implique pas pour autant une prise de position dans les querelles mémorielles que suscite cette terre. Mais l’histoire est sans appel : de la fondation du Royaume de Hongrie en l’an mille au traité de Trianon signé en 1920, qui a fait perdre à la Hongrie les deux tiers de son territoire et fait passer le quart des Hongrois sous domination étrangère, cette terre fut historiquement hongroise. Elle est même au cœur de l’imaginaire collectif hongrois, en ce qu’elle est le point d’entrée des Hongrois de la conquête du bassin des Carpates à la fin du IXe siècle et le bastion des révoltes hongroises anti-Habsbourg au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles. Elle a aussi déchaîné les passions au XXe siècle : arrachée à la Hongrie par la Tchécoslovaquie en 1920, sa partie méridionale redevient hongroise en 1938 par le premier arbitrage de Vienne, avant que l’armée hongroise n’en occupe d’autres zones en 1939. Une révision partielle des frontières obtenue, au prix d’un rapprochement avec l’Allemagne hitlérienne, par l’amiral Horthy, à la tête de la Hongrie de 1920 à 1944.
S’appuyant sur cette histoire douloureuse, des voix se sont exprimées depuis février sur les « convoitises » de Budapest sur la Subcarpatie. Des voix qui servent des intérêts différents, mais poursuivent toutes le même objectif : pousser Budapest dans son ukraino-scepticisme. Ainsi a-t-on pu entendre des experts prorusses appeler Viktor Orbán à récupérer ce qui revenait à la Hongrie, des cercles polonais hostiles au gouvernement hongrois prétendre que la Hongrie avait passé un accord secret avec la Russie pour se partager l’Ukraine, ou encore des personnalités roumaines affirmant que l’Ukraine devait des territoires à la Hongrie. Ces propos originaux ne résistent toutefois pas à un simple tableau factuel de la situation en Subcarpatie.
Subcarpatie, un bref état des lieux
En France, le flou sur cette région est total : les rares fois où elle est mentionnée, on la présente comme une « région hongroise », voire comme partie prenante d’une Ukraine dont le tiers occidental serait « hongrois et polonais » (dans l’émission « Bercoff dans tous ses états » du 8 septembre 2022 sur Sud Radio). Il est certes incontestable que les racines historiques de cette terre sont du côté des ancêtres étatiques de la Hongrie actuelle. Mais, depuis Trianon, la situation a considérablement évolué dans cette région.
La difficulté majeure pour traiter de la Subcarpatie est d’ordre démographique et ethnique. Le dernier recensement date de 2001 et fait état de 151 000 Hongrois représentant 12,1 % de la population de l’oblast. S’y ajoutent environ 15 000 tsiganes, dont une part inconnue est magyarophone, 30 000 Roumains, 30 000 Russes et une part négligeable de Slovaques. La majorité ethnique, environ 80 %, y est comptabilisée comme « ukrainienne », bien qu’il s’agisse en réalité originellement de Ruthènes et de Houtsoules, des Slaves orientaux que Kiev ne reconnaît pas et qui sont désormais presque intégralement ukrainisés, d’où le terme « Ruthénie subcarpatique », parfois employé pour nommer cette région.
Les Hongrois sont donc en très nette minorité en Subcarpatie. Par ailleurs, la dénatalité, la pauvreté de cette région, l’intégration de la Hongrie à l’UE et à Schengen, l’adoption par Budapest, en 2011, d’une procédure accélérée d’obtention de la citoyenneté hongroise à destination des Hongrois victimes de Trianon, l’exemption de visa pour les Ukrainiens se rendant en Hongrie depuis 2017 et, plus récemment, l’exode provoqué par la guerre font que ce chiffre de 151 000 a très probablement fondu comme neige au soleil depuis 2001. Une étude réalisée par des chercheurs hongrois en 2017 vient d’ailleurs confirmer cela et montre une dépopulation allant jusqu’à – 40 % dans certaines localités à majorité hongroise.
De plus, ces Hongrois ne sont pas répartis sur l’intégralité de l’oblast, mais dans des zones proches de la frontière hongroise. Exceptés les villages dans les rayons des villes de Beregszász/Beherove, Munkács/Moukatchevo, Ungvár/Oujhorod et Nagyszőlős/Vynohradiv, il n’existe pas de dominante hongroise dans l’oblast de Subcarpatie. Ces centres urbains se vident d’ailleurs de leur population hongroise, qui y est devenue minoritaire, ce qui débouche sur une situation des plus problématiques : la population hongroise de Subcarpatie est âgée et rurale, les Hongrois en âge de travailler, et ceux en âge d’être mobilisés par l’armée ukrainienne depuis fin février, choisissent de quitter leur terre natale. En bref, une situation bien éloignée des fantasmes d’une « Subcarpatie hongroise » ou d’un bloc que la Hongrie aurait le moment venu la possibilité de récupérer. Il ne faut rien exclure pour autant : un effondrement total de l’État ukrainien pourrait se traduire par un rattachement de ces localités à la Hongrie. Mais ce n’est en rien un souhait que formulerait secrètement Budapest. À un moment où des millions de Hongrois risquent de se retrouver en situation de danger économique et social, le gouvernement a bien d’autres priorités que celle qui consisterait à accorder une importance autre que secondaire à la question de la Subcarpatie.
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La minorité hongroise de Subcarpatie face à Kiev
La minorité hongroise dispose depuis 1991 de représentants en charge de faire respecter ses droits politiques, éducatifs et culturels. Deux partis politiques, les églises historiques de la nation hongroise (réformée, catholique romaine et gréco-catholique) et leurs organisations laïques assurent la défense des intérêts de la communauté hongroise. Schématiquement, on peut dire qu’il a existé une logique classique de défense de ces intérêts jusqu’à ce que l’Ukraine ne devienne le cœur d’un nouvel affrontement Est/Ouest, particulièrement à partir du Maïdan.
La décennie 2010 a marqué un véritable tournant dans la communauté hongroise d’Ukraine. Cherchant avant tout la stabilité, ces Hongrois se sont mis à se détourner des partis hongrois pour se tourner vers les partis ukrainiens, et optent de plus en plus pour l’émigration vers la Hongrie, ce qui reste la solution la plus sûre. C’est au cours de ces années que tout s’entrechoque en Subcarpatie : les appels du pied de Budapest invitant les Hongrois de l’extérieur à apporter leur concours au développement économique hongrois et une radicalisation ukrainienne sur la question des minorités – vandalisation plus ou moins violente de bâtiments et de monuments hongrois et vote d’une loi restreignant les droits linguistiques dans l’enseignement, qui a conduit Budapest à cesser en 2018 de soutenir l’intégration de l’Ukraine au bloc euro-atlantique.
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Bien que Budapest ait mis en place une politique d’aide matérielle destinée aux Hongrois de l’extérieur, cela ne permet en rien de renverser les rapports de force économiques des régions concernées. En Subcarpatie, région sans réel potentiel économique et gangrénée par l’économie souterraine, cette politique d’aide appartient de toute manière au passé, la guerre ayant tiré un trait sur ces projets. D’ailleurs, bon nombre de représentants hongrois ont déjà fui l’Ukraine ces dernières années pour se réfugier en Hongrie.
C’est notamment le cas de László Brenzovics, personnage clé de la Fédération culturelle des Hongrois de Subcarpatie, député à la Rada de Kiev à partir de 2014, sous le coup d’une enquête des services ukrainiens (SBU) pour une affaire de prétendu détournement de fonds et exilé à Budapest depuis 2020. Dans le contexte actuel, un retour sur sa terre natale lui est impossible, tout comme pour une série de responsables politiques de Subcarpatie installés en Hongrie. Tout cela alors que les Hongrois de Subcarpatie ayant quitté leur terre ces dernières années, ou plus récemment en raison de la guerre, ne vivent absolument pas dans l’espoir d’un retour en Ukraine. Bien au contraire : leur vie en Hongrie, ou en Europe de l’Ouest, leur apporte une stabilité leur étant interdite dans leur région d’origine. Ce n’est donc pas un quelconque projet de rattachement qui est en cours, mais bien un processus de siphonnage des Hongrois de Subcarpatie. C’est en ayant conscience de tous ces éléments que le gouvernement hongrois se positionne, sans être animé par des velléités irrédentistes, qui, en Hongrie, n’existent plus que sur le terrain du folklore populaire.
Les Hongrois de l’extérieur, un enjeu de politique interne hongroise
La Hongrie est le premier État à avoir reconnu l’Ukraine en 1991. Le 1er décembre 1991, les Ukrainiens se prononcent à plus de 90 % en faveur de l’indépendance, et, le même jour, en Subcarpatie, un référendum donne 78 % de votants pour l’autonomie de cet oblast (avec 82 % de participation). Kiev ne tiendra jamais compte de ce résultat. Cela n’a pas empêché la signature d’un traité, toujours en vigueur, jetant les bases des relations magyaro-ukrainiennes, le 6 décembre 1991. Ce texte prévoit notamment que les deux parties excluent toute revendication territoriale. Aucun parti politique hongrois au pouvoir depuis 1990 n’a d’ailleurs jamais eu de revendication territoriale.
Cependant, il est vrai que le retour au pouvoir de Viktor Orbán en 2010 a ravivé la question des Hongrois de l’extérieur, qui, notons-le, sont surtout présents en Roumanie, dans une configuration de poches non contiguës, les plus importantes d’entre elles ne touchant d’ailleurs pas la frontière hongroise. Les Hongrois de l’extérieur ont désormais le droit de vote aux législatives hongroises (et votent à plus de 90 % pour Viktor Orbán), mais cela n’a pas d’impact décisif sur les résultats[1]. L’essentiel est de comprendre que ce retour du thème de la défense des minorités hongroises procède surtout de querelles de politique interne hongroise. Les socialistes et les libéraux s’étant illustrés par des propos blessants à l’égard des Hongrois de l’extérieur dans la décennie 2000, Viktor Orbán y a vu une brèche et a adopté une posture morale et politique faisant l’union sur cette question.
Face à la politique linguistique de Kiev et aux provocations de groupuscules ukrainiens contre la minorité hongroise, la Hongrie n’a eu d’autres choix que de réagir, mais cela n’est pas un facteur déterminant du positionnement actuel de la Hongrie dans le conflit russo-ukrainien. Bien au contraire, la Hongrie, vaccinée par Trianon, ne croit plus dans la justice des relations internationales, et elle s’interdit de s’aventurer sur ce terrain glissant de la révision des frontières. Ayant appris à être ballotée entre les grandes puissances, elle se garde bien de faire du zèle en direction de son grand frère du moment, sachant pertinemment qu’en cas d’aggravation de la situation actuelle, elle n’aurait de toute évidence aucune autonomie pour agir sur son destin. Elle veut donc sauver ce qui lui permet d’exister, ses approvisionnements énergétiques, et assume sa position de « pion sur le grand échiquier actuel […], les Hongrois ayant tout à perdre et rien à gagner dans cette guerre », selon les mots de Viktor Orbán prononcés le 15 mars 2022.
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[1] En France, les Français de l’étranger ont également le droit de vote aux présidentielles et aux législatives, avec des députés les représentant.